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ALAIN ACCARDO

De notre servitude involontaire
Lettre à mes camarades de gauche

 

Introduction

Chers amies, amis et camarades de gauche, cette lettre fait suite à des conversations, des échanges oraux ou écrits que j'ai pu avoir avec plusieurs d'entre vous, à différentes reprises au cours de ces dernières années, et qui m'ont laissé un goût d'inachevé, voire d'amertume. Nos entretiens n'ont fait qu'ajouter des questions à celles que je me posais déjà, et surtout ils m'ont donné l'impression que l'extrême confusion affectant dans son ensemble un débat d'idées dont nous déplorons le babélisme (sans grand rapport avec le pluralisme) n'épargne pas notre propre vision des choses. S'il n'est pas en notre pouvoir d'atténuer le tohu-bohu logomachique dont le bruit a parasité tout l'espace public de la communication - qu'il soit dû à la grande propension de la plupart à parler pour ne rien dire ou qu'il soit organisé et entretenu par les habiles, qui disposent de puissants appareils et réseaux d'information et qui ont intérêt à prolonger la nuit où tous les concepts sont gris -, du moins avons-nous la possibilité de clarifier davantage notre pensée personnelle. C'est ce que je m'emploie à faire et ma lettre, s'inscrivant aussi dans cette perspective, vise à contribuer à mon propre examen de conscience, c'est-à-dire plus précisément à l'examen de la conscience que j'ai de moi-même et du monde qui m'entoure et sur lequel j'entends (ou prétends) porter un regard de gauche. Cet exercice, qui ne souffre ni complaisance ni euphémisation excessive, a donc pour objet d'interpeller la part de moi-même qui est aussi présente en chacun et chacune d'entre vous, qui fait de nous des semblables et fonde notre commune citoyenneté de membres du "peuple de gauche".

Pour entrer dans le vif du sujet, j'évoquerai le sentiment de rage indignée devant l'état du monde et le cours des événements, que nous éprouvons pour la plupart et qui conduit à l'angoissante question, immanquablement posée dans nos conversations et nos débats : que faire Que faire pour enrayer l'involution mortifère qui a commencé à détruire matériellement et spirituellement notre planète et qui, telle une immense marée noire dont la montée implacable rend dérisoires les dispositifs visant à l'endiguer, vient submerger de sa boue gluante les choses et les âmes Que faire pour mettre un terme à ce processus bipolaire d'accumulation capitaliste, devenu apparemment incontrôlable, qui entasse, au bénéfice des possédants, des montagnes de richesses et de jouissance, en même temps qu'il creuse des abîmes de privation et de souffrance pour des masses de dépossédés ? Que faire pour enrayer un mécanisme qui ne laisse d'autre alternative aux peuples de la Terre que s'enrichir au détriment des autres ou crever de misère Que faire pour en finir avec la domination de ces puissants pleins de morgue et d'arrogance, de cynisme ou de tartuferie, qui accaparent les postes de pouvoir dans tous les domaines et vont proclamant froidement la devise qui remplace aujourd'hui à leurs yeux la Loi et les Dix Commandements : "Le profit d'abord" ? Que faire pour mettre en échec un système qui non seulement programme l'enrichissement illimité des riches par l'appauvrissement méthodique des pauvres, mais s'en est fait une gloire insolente qui insulte au droit des déshérités, à la dignité des faibles et à l'honneur des vertueux.

À cette question obsédante, nous ne pouvons plus donner de réponse toute faite, ce qui permet à nos adversaires de soutenir qu'il n'y a plus qu'une seule façon de penser la réalité sociale et de l'organiser. Nous sentons bien que cela est faux mais notre conviction repose beaucoup plus sur notre attachement à ce qui reste de nos anciens idéaux qu'à la définition claire d'un nouvel ordre social. Nous n'acceptons pas que le sens de la vie humaine se résume à l'hédonisme niais, narcissique et sans âme du monde américanisé que nous font les multinationales, mais nous ne savons plus très bien ce qu'il faut changer des outres et/ou du vin qu'elles contiennent. Les tenants du néolibéralisme se croient du coup fondés à critiquer notre "archaïsme" et à nous regarder comme des arriérés. S'ils avaient un peu plus de vergogne et d'honnêteté intellectuelle, ou même simplement un peu plus de culture historique, ils balaieraient devant leur porte, car, en fait de vision nouvelle du monde, celle qu'ils nous servent est plus que séculaire : tout droit héritée des pères fondateurs de la doctrine libérale, l'humanisme des Lumières en moins et la boursouflure scientiste en plus.

Et ce n'est pas l'un des moindres paradoxes de notre temps que de voir ceux-là mêmes qui sont les plus ardents partisans du désordre établi, les plus intéressés à conserver un système économique et social qui depuis des siècles a fait, sous prétexte d'efficacité, la démonstration de son inhumanité, s'ériger en novateurs éclairés épris de changement et de progrès, et vilipender en les traitant de "passéistes" ceux qui continuent à se battre pour changer vraiment les choses. Ce qui revient très exactement à dire que vouloir prolonger indéfiniment les effets du système, c'est être novateur, tandis que poursuivre le combat contre les causes de ces effets, c'est être conservateur. Comme si le simple fait d'avoir ajouté le préfixe "néo" devant "libéralisme" suffisait à changer l'essence du capitalisme et à rendre caduques les critiques qu'il n'a cessé de s'attirer.

Mais ma lettre n'a pas pour objet de recenser une fois de plus les légitimes griefs que nous nourrissons envers le système capitaliste et ses thuriféraires. En ce début de xxie siècle, le procès du libéralisme économique tend à
s'instruire un peu partout dans le monde, de Seattle à Prague et de Porto Alegre à Nice, et les plaignants ainsi que les témoins à charge, de plus en plus nombreux et lucides, ne craignent plus, en dénonçant ses crimes et son inhumanité, de passer pour des égorgeurs bolcheviks ou des suppôts inconditionnels du Satan soviétique, même si cet épouvantail continue d'être brandi pour les intimider.

La question que je veux aborder, c'est justement celle de savoir pourquoi le combat que nous menons contre ce système n'est pas toujours à la hauteur de notre indignation.
La raison de cette disparité tient, me semble-t-il, au fait que ce combat ne s'attaque pas aux racines du mal, faute de comprendre leur nature réelle. En d'autres termes, nous nous attaquons à un système sans savoir exactement en quoi il consiste, et plus précisément en quoi il constitue un système. Sans doute la diffusion insuffisante de la culture en science sociale est-elle pour beaucoup dans cette ignorance qui s'ignore.

 

 


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Un concept tronqué : celui de "système capitaliste"


Quoi qu'il en soit, lorsqu'on utilise couramment l'expression "système capitaliste", on désigne généralement par là un certain type d'organisation économique et sociale en vertu duquel une minorité (nationale ou internationale) de grands possédants, actionnaires détenteurs de l'essentiel du capital industriel et financier, s'approprient privativement et en toute "légalité" la plus grande part des richesses créées par une exploitation méthodique des ressources naturelles et du travail collectif, qui va toujours - quel qu'en soit le coût humain et écologique - aussi loin que le lui permet la résistance (ou l'absence de résistance) des millions de salariés et de l'État social qui est censé les protéger, là où il existe.

Comme on peut le voir, le concept usuel de "système capitaliste" a un contenu fondamentalement économiste et objectiviste en ce sens qu'il connote à peu près exclusivement l'existence de structures économiques de production, d'accumulation et de répartition ayant une réalité objective indépendante des agents auxquels elles imposent, de l'extérieur en quelque sorte, leurs règles de fonctionnement et une logique de domination, dont le critère essentiel est la place occupée dans la structure de répartition du capital économique (en termes traditionnels: selon qu'on est "riche" ou "pauvre"), qui semble conditionner tout le reste. Cette acception objectiviste s'impose d'autant plus irrésistiblement qu'elle est davantage accréditée par l'usage qu'en font nos "élites", qui ne cessent de nous exhorter à être "réalistes" et à prendre acte de ce que le monde est objectivement devenu afin de nous "y adapter".

Une telle définition du "système capitaliste" n'est pas fausse à proprement parler, mais elle est partielle et réductrice - ne serait-ce que parce qu'elle méconnaît le rôle joué dans le système par l'accumulation d'autres capitaux que l'économique - et, par là même, dangereuse dans la mesure où elle conduit à focaliser la critique, et en conséquence l'action, sur ce qu'elle montre, et à ignorer tout ce qu'elle occulte et qui est loin d'être secondaire. En vertu de cette conception du capitalisme, la lutte à mener pour changer les choses ne peut avoir d'autres objectifs que de diminuer ou contrebalancer la puissance des détenteurs du capital (les banques, les multinationales, les grands investisseurs, les fonds de pension, etc.) et à contrecarrer, au plan national et international, les stratégies élaborées par leurs organismes institutionnels, leurs lobbys et leurs dispositifs économico-juridiques (omc, fmi, ami, agcs, etc.) ainsi que par les gouvernements acquis au néolibéralisme. Quant aux moyens permettant d'atteindre ces objectifs, ceux auxquels on pense corrélativement ressortissent pour l'essentiel à l'action de type classique, c'est-à-dire celle qui passe par le canal des organisations politiques et syndicales nationales. Bien que celles-ci aient connu ces dernières années un net déclin, au bénéfice de structures associatives développant d'autres formes d'action plus spécifiques, plus ciblées et plus temporaires, et capables d'initiatives débordant les frontières nationales, les syndicats et les partis politiques hexagonaux conservent en dépit de leur affaiblissement l'importance que leur confère le fait d'être en prise directe avec le pouvoir d'État pour gérer ou cogérer les affaires publiques. Comme il est exclu en démocratie de s'emparer du pouvoir autrement que par la voie des urnes, les partis politiques professionnalisés (et leurs alliés syndicaux) sont assurés - en vertu du slogan "C'est nous ou la chienlit" - de récupérer par le biais du suffrage périodique l'autorité politique qui peut leur être contestée dans le cours de leur mandat.

C'est ainsi que depuis des lustres nous apportons, au moins au second tour de scrutin (et à contrecœur, pour nombre d'entre nous), nos voix aux candidats de partis qui se prétendent de gauche, qui se réclament même du socialisme et qui une fois élus font - et avec quel zèle - la politique dont le capitalisme a besoin pour se soumettre la planète. Nous savons qu'en votant pour eux nous annulons en somme toutes les critiques que nous avons pu leur adresser précédemment, à eux-mêmes ou à leurs prédécesseurs. Notre suffrage revient à leur accorder une absolution plénière pour leurs impostures. C'est aussi de notre part une marque d'incohérence, dont nous croyons pouvoir nous justifier en ressassant le vieil argument : "Ça vaut tout de même mieux que de voter pour un candidat de droite", en oubliant comme par enchantement que le principal reproche que nous leur avons fait, tout le temps qu'ils ont été "aux affaires", c'était précisément de ne pas mettre en œuvre une politique vraiment de gauche, mais une politique de droite, dont la substance proprement réactionnaire se déguisait sous une phraséologie de gauche moderne et progressiste. Quel magnifique témoignage de pensée magique que cette transfiguration, par la grâce du rite électoral, du social-libéral, auxiliaire avéré des puissants, en social-démocrate, défenseur supposé des petits

 

 

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L'insuffisance du combat politique traditionnel


Mais ne glosons pas davantage sur cette lamentable inconséquence qui ne fait guère honneur à nos prétentions rationalistes et arrêtons-nous au contraire sur le fait que, en dehors des consultations électorales, nous nous voulons résolument opposés à la politique du pouvoir. Je dois dire que c'est sur ce point précisément que portent mes doutes. J'entends déjà plus d'un se récrier : "Eh quoi Que puis-je faire de plus Je milite dans une organisation politique et aussi au plan syndical, je participe activement au mouvement associatif, je consacre plusieurs soirées par semaine à des réunions, des débats, je rédige des tracts et colle des affiches, je sacrifie le gain de plusieurs journées de travail pour faire grève, je suis de toutes les manifestations pour la défense des libertés, de l'emploi, de la sécurité sociale, de la fonction publique, des retraites, des sans-papiers, de l'environnement, de l'Éducation nationale, contre l'Europe des technocrates et des banquiers, etc., j'étais à Millau, j'étais à Nice, je défile, je pétitionne, je crie "Tous ensemble, tous ensemble" et "Jospin t'es foutu" d'autant plus fort que je suis moins sûr que ce soit vrai, et vous vous permettez de mettre en doute mon ardeur et mes convictions d'opposant C'est un comble"

Il est indéniable que, dans l'ensemble, nous investissons des ressources considérables en énergie, temps et argent dans la lutte au service de nos idéaux de justice et de liberté. On ne peut que saluer de tels efforts et remercier ceux qui les consentent, car, sans eux, les choses seraient encore pires que ce qu'elles sont. C'est grâce à eux que la flamme de l'espérance ne s'éteint pas. Réjouissons-nous, au passage, de ce que ces mobilisations, qui doivent beaucoup à leur combativité, rencontrent un écho favorable chez une majorité de nos concitoyens, si les sondages disent vrai.

Mais on ne peut pas ne pas remarquer en même temps que ces batailles incessantes se situent presque toujours sur le terrain politique (en particulier sur celui de la politique économique et sociale), où elles impliquent des prises de position délibérées et l'affirmation d'opinions explicites, hostiles au pouvoir politique établi et au "système" auquel il est inféodé. En d'autres termes, notre conception objectiviste et économiste du "système capitaliste" a pour corollaire une réduction politiciste de la lutte pour le changement de l'ordre établi, comme s'il suffisait de changer de gouvernement pour changer de société, croyance chère à Mme Angot et quotidiennement cultivée par les médias qui, soit par incompétence soit par intérêt bien compris, s'emploient à ramener tous les problèmes à des affrontements claniques politiciens, voire à des querelles de personnes et des duels de chefs. Le recours généralisé aux techniques de sondage et aux campagnes de communication illustre bien cette conception réductrice du débat public comme mise en scène tapageuse d'un simple échange d'opinions politiques individuelles, apparemment contradictoires et finalement équivalentes. Quand les programmes en concurrence ne sont plus que des versions alternatives d'une seule et même politique de conservation de l'ordre établi, des expressions différentes d'une même "pensée unique", la pensée de marché, il est clair qu'il ne peut y avoir d'autre affrontement qu'entre des personnalités indiscernables les unes des autres si ce n'est par leurs ambitions personnelles et leurs solidarités tribales respectives.

Bien que nous soyons édifiés sur cette pratique du débat en trompe-l'œil, nous continuons à la cautionner dans la mesure où, mus par l'espoir de faire quand même entendre des idées hérétiques et discordantes dans ce qui n'est même plus un vraidébat d'idées, nous confirmons la croyance générale que la lutte politique se situe essentiellement sur le terrain de l'opposition explicite entre des opinions réfléchies, c'est-à-dire finalement dans le cadre du seul jeu électoral. Ce qui n'est qu'une vue très partielle et déformante de la réalité.
C'est donc de la participation ardente à ce combat politique permanent que nous tirons argument pour affirmer que nous sommes des opposants résolus et irréductibles au "système capitaliste" et à ses serviteurs. En fait, l'ardeur et la sincérité mêmes de notre engagement civique, en nous enfermant dans un jeu politique qui nous impose ses règles et ses enjeux, en arrivent à nous masquer la véritable nature du système et, plus précisément, à nous masquer que celui-ci ne consiste pas seulement en une réalité (économico-politique) objective extérieure à nous-mêmes, qui nous contraint du dehors, mais qu'il est aussi, et inséparablement, une réalité intérieure qui opère du dedans.

En vertu d'une conception de la lutte des classes qui a historiquement rempli une réelle fonction mobilisatrice et permis de structurer un nouveau rapport des forces entre les détenteurs du capital et la masse des exploités, on s'est habitué à penser le combat anticapitaliste comme celui d'une armée de dépossédés montant à l'assaut d'une place forte économico-politique tenue par des possédants dont tout les sépare. On imagine, non sans une grande naïveté, que, dès lors qu'on aura investi la citadelle, changé le drapeau sur le donjon et fait place nette des anciens seigneurs et de leur valetaille, la cause sera entendue, on en aura fini avec le système capitaliste. Rares sont ceux qui s'avisent que si on se borne à s'emparer des leviers du pouvoir économique et politique, le système aura tôt fait de se reconstituer à partir de sa dimension interne, de sa réalité subjective, c'est-à-dire de la force qu'il conserve dans les têtes et dans les cœurs qu'il a durablement façonnés. Quand le pouvoir change de mains il ne change pas nécessairement de logique.


 


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Une vision sociologiquement fondée :
le système & son "esprit"


Sans entrer dans un exposé théorique détaillé qui n'a pas sa place ici, je me bornerai à souligner qu'avec l'assertion qui précède on se place au cœur même d'une vision sociologique de la réalité. La science sociale n'aurait pas été d'un grand secours pour la connaissance du monde si elle n'avait su mettre en lumière le fait fondamental de la socialisation, avec la diversité de ses effets et en particulier le fait que la socialisation du genre humain se traduit par la structuration simultanée d'agents collectifs (groupes de toutes dimensions et toutes structures) et d'agents individuels (membres de ces groupes) porteurs de propriétés adéquates. De ce point de vue, la vieille opposition classique individu/société se révèle dépourvue de tout fondement autre qu'une croyance métaphysique, et le social cesse d'être confondu avec le seul collectif pour apparaître sous sa forme double et connexe d'histoire-faite-chose (institutionnalisée) et d'histoire-faite-corps ou, mieux encore, d'histoire-faite-personne.

Un système social, quel qu'il soit, existe toujours sous cette double forme : autour de nous sous une forme objective, dans le foisonnement des institutions, des appareils, des organisations, des techniques, des classements, des distributions, des répartitions, des réglementations, des codes, etc., et en nous sous forme d'ensembles structurés, plus ou moins cohérents et compatibles, de dispositions personnelles, inclinations, tendances, motivations, compétences et aptitudes à fonctionner dans un tel environnement objectif. Pour qu'un système social fonctionne et se reproduise, il faut qu'il y ait une relative congruence entre structures externes et structures internes façonnées par une même histoire. Sans un degré suffisant (et d'ailleurs fluctuant) d'isomorphisme entre le dedans et le dehors, l'ensemble ("la société") se mettrait à dysfonctionner plus ou moins gravement et entrerait en crise. Comme l'étymologie le suggère, il y a un rapport étroit entre le forum (espace public et entité collective) et le for intérieur, règne de la subjectivité personnelle.

Notre Moi se construit à partir des structures objectives existantes : par le biais de sa socialisation, l'individu en intériorise la logique de fonctionnement et en incorpore les modèles et les normes, au fil des expériences liées à sa trajectoire personnelle. Deux sociétés différentes, ou deux époques historiques différentes d'une même société, ne peuvent façonner le même type d'individu. En retour, à mesure qu'il se construit, l'individu tend à s'autonomiser relativement (à devenir un sujet) et à réagir sur les structures en place pour les reproduire et les modifier tout à la fois dans des proportions variables. Tel est le contenu sociologique minimum qu'il importe de donner à la notion de social, faute de quoi l'analyse des faits sociaux ne peut que s'enliser dans d'insurmontables antinomies entre un dehors sans rapport avec un dedans et un dedans sans lien avec un dehors. On m'excusera de répéter des choses qui, en principe, sont censées être devenues depuis longtemps des banalités, mais quand je constate à quel point elles sont dépourvues de conséquence au plan des représentations et des pratiques effectives, j'en arrive à douter qu'elles soient aussi banales qu'elles peuvent le paraître.

Ainsi donc, lorsque nous proclamons notre hostilité au "système capitaliste", et que toutes les critiques que nous formulons s'adressent exclusivement à ses structures économico-politiques objectivées, au système-fait-chose, il est clair que notre analyse s'est arrêtée à mi-chemin et que nous avons oublié de nous interroger sur la partie intériorisée du système, le système-fait-corps, c'est-à-dire sur tout ce qui en nous contribue à faire fonctionner ces structures, causes de tant de dégâts autour de nous. Car enfin, ces structures économico-politiques oppressives et inégalitaires ne pourraient pas fonctionner sans le concours de ce que certains sociologues ont appelé un "esprit du capitalisme", c'est-à-dire sans une adhésion subjective des individus qui engage, au-delà même des idées conscientes et des sentiments explicites, les aspects les plus profonds et les plus inconscients de leur personnalité, tels qu'ils ont été façonnés par leur socialisation dans le système. Toutes les formations sociales, même les plus coercitives et tyranniques, ont un "esprit" indispensable au fonctionnement de l'ordre établi qui sécrète en quelque sorte le consensus subjectif et donc la légitimité dont il a besoin. Cet "esprit" du système peut, dans le cours même de sa constitution, prendre appui sur des théorisations particulières qui, en le thématisant explicitement, en renforcent l'emprise sur les sensibilités et les entendements individuels. Il est arrivé et il arrive encore que l'on réduise, sous l'appellation traditionnelle d'idéologie, l'esprit du système à ce qui n'en est que l'aspect discursif plus ou moins argumenté. Mais l'adhésion des individus va s'enraciner toujours bien au-delà des rationalisations idéologiques (théologiques, philosophiques, ou autres) qui peuvent leur être suggérées expressément. Parler d' "incorporation" d'un système, ce n'est pas une simple métaphore. Si un système nous produit (ou contribue à nous produire) en tant que membres de tel groupe à telle époque, cela veut dire que, par le biais de mécanismes sur lesquels on est encore loin d'avoir fait toute la clarté, les déterminations sociales que nous intériorisons deviennent véritablement chair et sang. Le social s'incarne en chaque individu, et ses
déterminations, une fois incorporées à notre substance, jouent par rapport à notre façon d'être au monde le même rôle à la fois indispensable et non perceptible que nos os, nos tendons et notre influx nerveux jouent dans notre locomotion. À l'origine, les déterminations sociales viennent de l'extérieur, mais une fois intériorisées, moyennant les inculcations et apprentissages nécessaires, elles jouent de l'intérieur, à la façon de réflexes automatiques, d'inclinations spontanées ou de sentiments personnels (d'obligation, de devoir, etc.) plus ou moins rationalisés. Dans tous les cas, elles ne sont plus ressenties comme des contraintes extérieures mais comme des mouvements dont le point de départ, intimior intimo meo, se situe dans l'intimité la plus profonde de notre moi. L'adhésion, c'est cette transformation d'une nécessité d'origine externe en disposition personnelle à agir spontanément dans une logique donnée. Ce mécanisme est une condition sine qua non du fonctionnement de tout système socio-économique. De son fonctionnement durable, s'entend. Il est toujours possible en effet de contraindre une masse d'agents à l'obéissance en recourant à une répression plus ou moins féroce. Mais un système fonctionnant uniquement à la coercition ne serait pas viable longtemps. Pour éviter d'avoir à casser continûment des têtes, il vaut mieux façonner durablement les corps et "l'esprit" qui les habite. Pour la longévité d'un système, il faut impérativement que ceux qui le font fonctionner soient disposés à le faire de leur plein gré, au moins pour l'essentiel. Et plus leur adhésion est spontanée, moins ils ont besoin de réfléchir pour obéir, mieux le système se porte.

C'est ce phénomène de consentement fondamental qui a conduit la philosophie politique classique à parler, à la façon de La Boétie, de "servitude volontaire" pour expliquer la pérennité de l'ordre social établi, alors même que celui-ci, vu de l'extérieur, peut être considéré comme tyrannique (comme l'esclavage ou le servage par exemple). Mais cette notion est plus commode qu'exacte, non pas parce qu'elle comporterait une inacceptable contradiction dans les termes (après tout il n'est pas inconcevable de se vouloir sujet) mais parce que, d'un point de vue sociologique, la soumission au système relève, le plus souvent, moins d'une démarche volontaire que d'un ajustement pratique spontané et socialement conditionné, dont les mécanismes sont hors du champ de la conscience immédiate et ne peuvent s'appréhender que par une socioanalyse - c'est-à-dire une analyse en profondeur des effets des déterminants sociaux en chacun de nous - de la façon dont le dehors s'installe aussi dedans et dont le dedans s'extériorise en retour dans notre rapport personnel au monde.

Le rappel succinct de ces quelques éléments de théorie sociologique était nécessaire à la clarté de mon propos. On comprendra mieux, ainsi, pourquoi je considère que la critique du système capitaliste ne peut pas s'en tenir aux méthodes traditionnelles de la lutte économique et politique, et se contenter de mettre en cause les structures objectives de l'ordre établi (par exemple le marché incontrôlé des capitaux financiers ou la politique de privatisation des services publics ou le caractère technocratique de la construction européenne, etc.), mais qu'elle doit, en outre et en même temps, mettre en cause la part que nous prenons personnellement, même et surtout si ce n'est pas intentionnel, à la "bonne" marche de l'ensemble. Ce retour réflexif de la critique du système sur elle-même est une entreprise difficile car elle ne peut que heurter, de prime abord, la bonne conscience des opposants au système, qui croient généralement, comme je le disais en commençant, avoir assez fait en dénonçant le caractère pernicieux des structures objectives de l'ordre capitaliste et en leur refusant leur adhésion expresse, sans même soupçonner en quoi une telle prise de position critique, en raison même de son caractère partiel, peut contribuer au fonctionnement du système.

 

 

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La critique comme adjuvant du système


Nous vivons en effet dans une société qui se réclame, au plan économique, du capitalisme et, au plan politico-juridique, de la démocratie. On a dénoncé avec vigueur, à maintes reprises depuis les premières critiques émises par les socialistes du xixe siècle, l'aspect exclusivement formel de la démocratie dans les pays capitalistes. Certains n'ont voulu y voir qu'une façade mensongère servant à masquer la tyrannie du Capital sur le Travail, comme c'était effectivement le cas à l'époque. C'est sans doute ce à quoi elle se réduirait encore aujourd'hui si l'immense masse des travailleurs salariés, prenant au sérieux le principe de citoyenneté démocratique officiellement proclamé, ne s'était organisée et battue sans relâche pour obtenir que ce principe s'inscrive toujours plus dans les faits. Mais ces luttes, qui furent souvent âpres et parfois terribles, ont exercé sur les combattants une action pédagogique double : aux dominés elles ont appris l'importance de savoir résister et aux dominants l'importance de savoir céder, de "lâcher du lest", de reculer sur l'accessoire pour mieux sauvegarder l'essentiel, et finalement de changer pour mieux conserver. Et justement, ce qui caractérise le capitalisme d'aujourd'hui, celui de la "mondialisation" et de la "post-modernité", de l'"ouverture" et de la "mobilité", de l'"innovation" et de la "flexibilité", c'est qu'il a érigé en principe fondamental de fonctionnement l'aptitude à accepter, voire à prendre l'initiative de tous les changements possibles et imaginables, pourvu qu'ils laissent intact l'essentiel, à savoir la possibilité d'accumulation du profit maximum dans le plus court terme et au bénéfice des grands investisseurs. Si autrefois Paris valait bien une messe, régner sur le monde vaut bien aujourd'hui quelques concessions aux revendications des salariés-citoyens. Ce qui implique qu'on laisse ces derniers exprimer "librement" leurs revendications, voire qu'on les y encourage, qu'on les consulte et qu'à l'occasion on prenne en compte leurs exigences ou leurs avis. Dans les démocraties d'aujourd'hui, les "maîtres du monde" et les personnels politiques à leur dévotion ne peuvent plus se permettre d'ignorer superbement la vox populi, dont
en dernière instance ils tirent leur légitimité.

Les constitutions démocratiques ne peuvent se réduire à une façade purement formelle. Elles ont des effets limités mais réels. Elles obligent pour le moins les dominants à rendre des comptes, à se justifier d'être ce qu'ils sont et de faire ce qu'ils font. Elles leur imposent de résoudre en permanence un "problème en termes d'image", comme aiment à dire les agences de marketing. Bien entendu, les dominants ne manquent pas de recourir à tous les moyens en leur pouvoir (en particulier en internationalisant leurs stratégies) pour piper les dés et échapper aux contraintes du jeu démocratique (qui se déroule traditionnellement dans le cadre national). Il appartient aux dominés d'utiliser de façon plus intransigeante les moyens que les règles du jeu démocratique leur offrent pour imposer une prise en compte effective de leurs attentes. À cet égard, les salariés-citoyens auraient plutôt tendance à pécher par excès de pondération que par défaut. Il y aurait en effet beaucoup à dire sur l'influence ultra-modératrice, quand ce n'est pas la pusillanimité, voire la complicité, dont beaucoup trop de "représentants du peuple", tant syndicaux que politiques, font trop souvent preuve dans la lutte contre un système qu'ils s'ingénient à cogérer et dont ils dénoncent non plus le principe mais seulement les "excès", sans qu'on sache jamais très bien où commence exactement à leurs yeux l'"excès" de tyrannie d'un système capitaliste qui broie jour après jour, en toute impunité, chez nous comme ailleurs, des myriades de destins individuels. Mais là n'est pas mon propos.
Ce que je veux souligner en effet ici, c'est que même en se plaçant dans la meilleure des hypothèses, celle d'une lutte énergique, soutenue et lucide de la part des dominés, si cette lutte se cantonne, comme c'est le plus souvent le cas, sur le plan économique et/ou politique, dans le cadre défini par les institutions démocratiques existantes, non seulement elle risque de ne pas causer de dommage irrémédiable au système capitaliste mais encore elle a toute probabilité de lui rendre service à terme, en indiquant à ses ingénieurs sur quels points et dans quels secteurs il convient de renforcer les défenses du système ou ses capacités d'offensive, y compris en engageant des transformations (au plan par exemple des rapports dans les entreprises, ou des méthodes de management, ou de la stratégie d'implantation, ou de respect de l'environnement, etc.) qui, sous couvert d'innovation et de modernité, ont pour effet d'adapter le processus d'accumulation capitaliste au changement des conditions sociales dans lesquelles il se déroule.

Il serait évidemment stupide de prétendre, sous prétexte de ne pas conforter le système, qu'il est préférable de rester l'arme au pied et de ne pas réclamer de meilleurs salaires et conditions de travail, une meilleure politique de l'emploi, de l'éducation, de la santé, etc., et d'une façon générale tout ce qui peut favoriser une meilleure utilisation des fruits de la croissance au bénéfice de la collectivité et une plus grande participation des gouvernés aux affaires publiques. Au contraire, il faudrait se battre encore plus vigoureusement pour de tels objectifs, et de façon un peu plus unitaire que ça n'est malheureusement le cas. Mais il faut avoir conscience, en menant ce nécessaire combat, qu'en tout état de cause il n'est pas suffisant, qu'il ne peut à lui seul venir à bout d'un système d'autant plus capable d'intégrer à ses stratégies de domination les critiques qui lui sont adressées que celles-ci sont plus partielles, moins radicales, moins averties de la double réalité objective/subjective du système en question, de sorte que la lutte menée contre le système est à peu près condamnée à retarder en permanence sur les évolutions de ce dernier.
Il faut se garder d'apporter de l'eau au moulin de la critique anti-syndicale traditionnelle, critique de droite dont on sait trop à qui elle profite.

Le patronat et les tenants du libéralisme économique ont toujours rêvé d'un marché du travail entièrement "libre", c'est-à-dire avec des légions de salariés complètement à la merci des entreprises, sans aucune organisation syndicale pour se défendre. On ne saurait pour autant dispenser les syndicats de la nécessaire réflexion critique qu'appellent leur situation et leur action, leurs limites et leurs insuffisances, au stade actuel du capitalisme, tant au plan organisationnel qu'au plan doctrinal. Il conviendrait en particulier qu'ils s'interrogent sur la contribution qu'ils apportent au fonctionnement d'un système dont tous dénoncent les effets nuisibles, en renonçant désormais à analyser sérieusement les causes profondes, puisqu'il question désormais non plus de rompre avec le système, ni même de le contester réellement, mais plutôt de l'"accompagner" dans ses évolutions.

 

 

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L'imposture sociale-démocrate



Un système de domination - et le capitalisme d'aujourd'hui plus que tout autre - ne peut perdurer qu'au prix d'un minimum (variable) de redistribution sans lequel ilne pourrait plus entretenir l'adhésion (ne serait-ce que passive) de la masse des dominés. On sait depuis Juvénal que ce minimum est assuré par "du pain et des jeux". La formule pourrait facilement être actualisée. On conçoit que les citoyens romains les moins fortunés d'il y a quelque vingt siècles s'en soient accommodés. Toute la question est de savoir si les citoyens d'une démocratie occidentale développée, comme la France du xxie siècle, peuvent se contenter, sans déchoir de leur dignité civique et morale, de réclamer encore plus de jouissances et de réjouissances au système capitaliste en le tenant quitte du reste, c'est-à-dire du pillage et du gaspillage systématiques et planétaires des ressources
matérielles et des vies humaines, ainsi que de l'usurpation de souveraineté qui lui sont consubstantiels. Un système de production et d'accumulation, d'autant plus efficace qu'il est plus immoral, plus cynique, moins soucieux de préserver la dignité et de satisfaire les besoins de ceux qu'il exploite, peut-il acheter, moyennant un saupoudrage social, humanitaire ou "compassionnel" (comme dirait Bush Junior), l'adhésion d'un peuple à sa propre dépossession et à son propre avilissement

À vrai dire, cette question est purement rhétorique, car la réponse relève de l'observation la plus constante et elle est positive. Oui, le système est capable d'extorquer à ses victimes mêmes leur consentement en échange de certaines satisfactions au plan du confort matériel et de l'espérance de réussite sociale. Je ne parlerai pas, par décence, de ceux qui sont le plus victimisés, de toutes ces catégories que désignait naguère l'appellation de "misérables", (remplacée aujourd'hui par divers euphémismes : nouveaux pauvres, exclus, marginaux, etc.) que l'on s'efforce de cacher ou de contenir à la lisière du monde "civilisé" et jouisseur, et qu'un criminel abandon transforme parfois en bourreaux désespérés d'eux-mêmes et de leurs semblables.

Ceux dont je veux surtout parler ici, ce sont les membres des différentes fractions de ces classes moyennes dont nous faisons partie et qui constituent aujourd'hui la composante essentielle de la population des démocraties occidentales, celle précisément dont l'adhésion importe le plus pour le soutien du système. Je pense que, faute du consentement de ces millions de salariés-citoyens au système, celui-ci ne pourrait se soutenir, sauf à jeter bas le masque de la démocratie et à se transformer en tyrannie avérée gouvernant par la terreur. Il serait sans doute facile d'obtenir un assez large accord sur ce point. La difficulté commence avec la définition de ce qu'il faut entendre par "consentement".

Dans son usage courant, le terme est pratiquement synonyme d'"accord délibéré". Il connote presque toujours l'intentionalité, c'est-à-dire l'adhésion, active ou passive mais en tout cas lucide, aux agissements d'un tiers. Cette forme de complicité, très importante d'un point de vue juridique, l'est beaucoup moins d'un point de vue sociologique, où elle n'est plus qu'un cas limite de l'adhésion qu'un agent peut accorder (ou refuser) à sa situation objective. Il n'est certes pas inutile au fonctionnement d'un système de bénéficier de cette forme d'acquiescement explicite, et le système capitaliste s'efforce de l'obtenir aussi. Mais ce qui fait davantage encore sa force, c'est l'adhésion inconsciente des agents, la connivence non intentionnelle, forme de complicité qui s'ignore parce qu'elle va sans dire et sans y penser.

Elle provient du fait que structures objectives externes et structures subjectives internes sont dans un rapport plus ou moins étroit de correspondance et que cet isomorphisme relatif conduit les individus à agir spontanément de façon compatible, à leur insu même, avec la logique objective du système qu'ils ont intériorisée (en vertu de la place qu'ils y occupent, des propriétés qu'ils détiennent, etc.), de sorte qu'ils peuvent continuer à faire corps avec le système alors même qu'ils en sont arrivés, du fait d'une "prise de conscience" politique, à se détacher en partie de lui, voire à développer une lutte dans le système qu'ils confondent volontiers avec une lutte contre le système. Or, nous venons de le voir, tant que l'opposition se manifeste dans le système (même si c'est pour critiquer avec virulence certains de ses défauts) elle demeure ambiguë, dans la mesure où, tout en créant des discordances dans l'adhésion à l'ordre établi, elle lui est néanmoins utile en l'incitant à trouver les moyens de restaurer le consensus sans que jamais l'essentiel (qui est à la racine de tous les défauts dénoncés) soit remis en question. C'est ce que le système capitaliste a réussi à faire déjà du temps qu'il existait un "bloc socialiste", et a fortiori depuis l'effondrement de ce dernier.

Lorsque l'Union soviétique existait encore, on avait tendance, dans le contexte de la guerre froide, à surestimer sa puissance, ne fût-ce que pour épouvanter davantage et mobiliser en conséquence. Depuis sa disparition on a tendance à surestimer la puissance du système capitaliste, ou plutôt à sous-estimer grandement ses faiblesses et à perdre de vue le fait que non seulement il n'a réglé aucune de ses contradictions fondamentales, mais encore que celles-ci se sont considérablement aggravées. C'est en particulier le cas de celle que j'ai évoquée un peu plus haut et qu'on peut résumer en parlant de développement de la dimension démocratique et d'intensification des luttes pour toutes les libertés, processus liés à l'extension du salariat, à l'élévation du niveau d'instruction et d'information, à la croissance des classes moyennes, etc., tous aspects de la réalité sociale qui entrent en contradiction avec la concentration croissante et la privatisation du capital. Ce processus est aussi vieux que le capitalisme, mais on ne saurait trop insister sur le degré d'acuité atteint par cette contradiction dans l'état actuel d'un système qui s'est monstrueusement hypertrophié. Celui-ci est devenu une énorme bombe dont la charge explosive, qu'il est obligé de désamorcer en permanence pour éviter la déflagration, ne cesse de grossir. Et le procédé le plus efficace de désamorçage, c'est encore, on l'aura deviné, de faire autant de concessions qu'il est nécessaire aux revendications de la masse des gouvernés, lesquels sont moins que jamais des ilotes analphabètes et ne sont plus manipulables aussi facilement qu'autrefois.

Telle est la raison essentielle pour laquelle le courant moderniste des partisans du système capitaliste, sous le pavillon flatteur et rassurant de la social-démocratie, est devenu le courant politique dominant en Europe. Leur différence spécifique par rapport à la droite réactionnaire classique consiste à se présenter publiquement comme des défenseurs du monde du travail pour mieux défendre la domination du capital, dont ils assurent le service de déminage. Moyennant une propagande médiatique intense, ils arrivent à accréditer chez les salariés l'illusion qu'ils sont les auteurs bienveillants d'une politique sociale humaniste (voire sociale-ouvriériste), généreuse,
soucieuse de justice et de dignité, alors qu'en fait tout leur talent, acquis dans les écoles du pouvoir, est de gérer au mieux des intérêts dominants l'indispensable redistribution sans laquelle des millions de salariés frustrés et excédés risqueraient de se mobiliser contre le système. Celui-ci ne peut rester crédible qu'en répondant positivement à des attentes et des aspirations qui vont croissant de génération en génération. Ce qui est vital pour le système c'est, à défaut de pouvoir les éliminer, de les maintenir dans les limites compatibles avec la logique de reproduction de ses structures. Non seulement la social-démocratie actuelle n'a plus rien à voir avec une force d'opposition au système capitaliste (ce qu'elle fut autrefois, à l'époque d'un Jean Jaurès, d'un Karl Liebknecht et d'une Rosa Luxemburg), mais elle lui sert au contraire de bouée de sauvetage en mettant en œuvre, à l'échelle nationale et/ou européenne, une politique acceptable par l'immense majorité des classes moyennes, c'est-à-dire, sous le label socialiste ou travailliste, diverses variantes d'un social-libéralisme que seule la droite républicaine américaine la plus effroyablement réactionnaire considère comme étant encore une politique d'inspiration socialiste.

Les partis "socialistes" actuels ont tous viré leur cuti depuis longtemps en abandonnant officiellement leur doctrine anticapitaliste originelle pour se rallier au social-libéralisme, c'est-à-dire à un capitalisme conscient de la nécessité de consentir des réformes. Le tour de passe-passe des sociaux-démocrates d'aujourd'hui consiste à entretenir, en jouant sur les mots, la confusion entre "réformisme", "socialisme" et "gauche". Il n'y a plus désormais de possibilité de lutter sérieusement contre le système capitaliste si on ne réalise pas, au départ, qu'il a revêtu la défroque socialiste, autrement dit que le prétendu socialisme des Mitterrand, Rocard, Jospin, Fabius, Blair, Schröder et tutti quanti n'est pas de gauche, comme ils ont le front de le proclamer, mais bien de droite. Le capitalisme a toujours eu au moins deux fers au feu. Il utilise désormais le fer "socialiste" parce que, dans une société de classes moyennes développées, c'est le plus efficace pour maintenir la grande masse des salariés dans l'obéissance. Aux âmes ingénues qui objecteront que, "quand même, les socialistes font des réformes, on peut leur en être reconnaissant", je me permettrai de faire remarquer que les puissants du monde capitaliste ont des raisons bien meilleures encore d'être reconnaissants aux socialistes de tout le mal qu'ils se donnent pour maintenir au moindre coût (politique, économique et social) l'ordre capitaliste de par le monde.

Ce que trop de citoyens n'ont pas encore compris, c'est que la même évolution historique qui a conduit à la "mondialisation" de l'économie libérale est aussi en train de créer les conditions de dépassement de ce système. Et loin que le genre humain soit condamné au règne sans fin du capitalisme, on peut dire au contraire que jamais l'utopie d'une humanité libérée, fraternelle et juste, n'a rencontré dans la réalité des bases matérielles et symboliques aussi solides. Encore faut-il se battre pour en tirer parti, et donc se battre aussi contre les faux-semblants et les leurres que le système met en œuvre pour abuser, freiner et dévoyer les luttes. La fonction politique de la social-démocratie est précisément aujourd'hui de récupérer au bénéfice du système les critiques dont il est l'objet. Mutatis mutandis, la notion actuelle de social-démocratie est au règne du capitalisme ce que la notion de monarchie constitutionnelle était à la monarchie absolue : un moyen de sauver le régime en retardant indéfiniment, s'il se peut, l'idée qu'il faut en finir avec le principe même de l'ordre existant.

Mais l'opposition dans le système n'est pas simplement le résultat d'une manipulation de l'électorat par d'habiles stratèges politiques.
Encore faut-il, pour que les stratagèmes fonctionnent, qu'ils s'adressent à un public doté de propriétés qui l'exposent à la mystification.

 

 

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La connivence


On sait depuis longtemps que les classes moyennes, toutes catégories confondues, sont particulièrement enclines à pratiquer ce type d'opposition du fait que leurs propriétés sont fondamentalement déterminées par leur position en porte-à-faux dans la structure de répartition des différentes espèces de capital, dans l'entre-deux social s'étendant entre le pôle dominant du trop-plein et le pôle dominé du trop peu. Développées à grande échelle par le système économico-politique libéral, elles en sont devenues la composante la plus importante sociologiquement, par leur nombre et par le rôle irremplaçable qu'elles jouent dans son fonctionnement. Quels que soient les déficits dont elles peuvent avoir à souffrir du fait de leur statut hybride et de leur position intermédiaire, les différentes fractions de la petite bourgeoisie ont intérêt apparemment à ne pas "casser la baraque" et à s'accommoder d'un compromis avec le système dont elles tirent leur subsistance et en dehors duquel elles auraient peine à seulement imaginer leur avenir. On ne saurait pour autant réduire leur attachement au système à un calcul rationnel plus ou moins étriqué et sordide.

Au demeurant, une partie non négligeable de ces classes moyennes non seulement se situe politiquement "à gauche" mais se déclare ouvertement hostile au "système capitaliste". C'est tout particulièrement à elle que s'adressent ces considérations sur la connivence (ou complicité non intentionnelle) avec le système et sur l'adhésion que celui-ci réussit à lui extorquer en dépit de son hostilité proclamée et sincère. Si on est en droit d'affirmer que cette partie des classes moyennes est en connivence avec le système, a fortiori l'est-on à propos de toutes les autres composantes qui ne vont pas jusqu'à cette prise de position politique et qui manifestent souvent un grand zèle dans leur adhésion à l'ordre établi.

Efforçons-nous par conséquent de préciser en quoi consiste cette connivence implicite et comment elle se manifeste.

Pour répondre à cette question une première précision s'impose. L'adhésion à un système social réel ne peut pas se décrire sur le modèle de l'adhésion d'un converti à un credo religieux ou philosophique. Le converti qui embrasse une foi nouvelle opère une démarche dont la dimension réflexive est évidente. Il adhère sur la base d'un travail minima d'endoctrinement préalable et il sait (ou croit savoir) exactement ce qu'il fait, quelle est la raison de son adhésion et la nature de son objet. En revanche, ce n'est que très tardivement qu'un individu parvient à réfléchir expressément sur son adhésion au système social dans lequel il a été façonné, si tant est qu'il soit amené à s'en préoccuper. Son adhésion est pré-réflexive et essentiellement liée au fait qu'il a été socialisé dans des conditions déterminées à un moment historique donné, sans avoir eu à choisir ni ces conditions ni ce moment. Le système est d'abord pour lui un donné qui a toute l'évidence et l'inertie du déjà-là, du toujours-ainsi. Sa position originelle dans la structure sociale place l'agent sur les rails d'une existence qui est ce qu'elle est, et c'est en menant cette existence-là, au milieu de ses semblables, en faisant ce qu'il a à faire, que l'individu adhère au système et que celui-ci adhère à lui. Les questions qui se posent à l'individu sont celles que lui posent ses pratiques personnelles quotidiennes, aux plans familial, professionnel, civique et autres. Mais ces questions ne se posent à lui que parce qu'il est déjà dans le système et que son appartenance à celui-ci conditionne toute son existence et toutes ses expériences. En d'autres termes, c'est en adhérant à des pratiques déterminées, à des jeux sociaux particuliers avec leurs règles propres, leurs enjeux spécifiques et leur concurrence interne que l'individu donne en même temps, comme par surcroît et sans y penser expressément, son adhésion au système qui englobe tous les aspects de son existence. L'adhésion au système tire sa force irrésistible de ce qu'elle est de l'ordre du non dit, de l'impensé, de l'implicite. Et elle peut le rester longtemps, même chez des individus instruits et diplômés qui, croyant ne faire que ce qu'ils font (de l'informatique, du commerce, de la musique, des arts martiaux, de l'action associative, etc.), font, à leur insu, sans le vouloir expressément, et selon la logique systémique du coup double, tout ce qui est en leur pouvoir pour faire fonctionner un système qui n'est jamais si bien servi que quand les gens s'occupent de leurs "petites affaires" sans s'occuper sciemment de lui.

L'adhésion au système n'est qu'exceptionnellement l'affaire d'un choix délibéré, au terme d'une réflexion portant expressément sur la nature du système en tant que tel. Elle ne consiste généralement pas en un acte global, unique et définitif, mais plutôt en un processus d'adhésions multiples et renouvelées, qui se renforcent par leur répétition même chaque fois que nous nous engageons dans les différentes activités de notre vie quotidienne. Ce qu'on appelle l'adhésion au système, c'est en fait une multiplicité d'investissements dans des pratiques sociales caractéristiques de notre condition, constitutives de notre style de vie, et dont nous ne voyons pas le plus souvent comment elles s'inscrivent dans la logique du système, à la façon dont par exemple les passionnés de musique qui échangent "gratuitement" des "tubes" par l'intermédiaire de Napster sur Internet n'ont pas conscience de contribuer à la marchandisation de l'art poursuivie par les multinationales.

Une seconde précision est maintenant nécessaire. Jusqu'ici j'ai parlé du "système" comme s'il était unique, monolithique et co-extensif à la société tout entière. En réalité celle-ci est un système de systèmes (ou de sous-systèmes) dont certains sont des vestiges plus ou moins solides et plus ou moins transformés du passé. Par exemple, le capitalisme n'a pas inventé la famille, ni l'éducation, ni l'art, ni le travail, ni la science, etc. En conséquence, il est normal que la multiplicité de champs sociaux ayant chacun son histoire propre se traduise par une multiplicité de logiques de fonctionnement ayant chacune son principe dominant (son système de valeurs, sa finalité, ses règles, etc.). Pourquoi alors parler du système capitaliste comme s'il était toute la réalité sociale à lui seul

 

 

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L'hégémonie du capital économique


La réduction de toute la réalité sociale au système capitaliste n'est pourtant pas dépourvue de fondement. En effet, si dans le principe on est en droit de poser que tout champ social est doté d'une autonomie relative et tend à fonctionner selon sa logique propre, on peut observer qu'en pratique le degré d'autonomie réelle d'un champ varie considérablement selon le rapport de forces qu'il établit avec les autres champs, et qu'à chaque époque de l'histoire d'une société il existe généralement un petit nombre de champs, voire un seul champ, qui concentrent des ressources, des biens matériels et/ou symboliques, bref, une variété de capital indispensable à la vie de toute la société et dont les plus gros détenteurs se trouvent donc placés en position de force par rapport à tous les autres moins bien pourvus qu'eux. À certains moments ce sont par exemple les guerriers, détenteurs du quasi-monopole de la force militaire, qui font la loi au reste de la société. À d'autres moments, ailleurs, ce sont les prêtres, détenteurs du monopole de l'administration des biens de salut spirituel. À d'autres moments ce sont les commerçants ou bien les gens instruits, les robins, les juges, les magistrats, les savants, etc.

Évidemment, quand la caste des militaires est au pouvoir, les prêtres, les marchands, les artisans, les médecins, les lettrés, les fonctionnaires, etc., se démènent pour conserver le maximum d'autonomie à leur champ d'activité propre et pour empêcher le pouvoir militaire de les régenter de A à Z. Mais s'ils ont un besoin vital de protection militaire (par exemple contre les menaces d'un ennemi extérieur), ils sont bien obligés de ménager le pouvoir des guerriers, qui vont évidemment en profiter. Et l'autonomie des champs dominés se réduit à mesure que s'accroît la puissance du champ dominant, qui tient essentiellement au fait que les dominés eux-mêmes reconnaissent leur dépendance par rapport au capital des dominants. Il en est ainsi pour tous les champs sociaux qui cherchent toujours à établir un rapport de forces en leur faveur en spéculant sur les besoins de leurs semblables.

Dans le monde contemporain, chez nous comme un peu partout, nous sommes passés sous la dépendance du capital économique dont les plus gros détenteurs (monopoles industriels, banques, multinationales, grands investisseurs) sont désormais en situation de faire la loi au reste du monde, directement ou par gouvernements interposés, parce qu'ils possèdent ce qui est devenu, aux yeux de toutes les populations, une valeur fondamentale de l'existence humaine, une valeur qui mesure toutes les autres : l'argent.
Jamais sans doute dans l'histoire un champ social n'a atteint le degré de puissance et de concentration du capital qui est celui du champ économique actuel, et n'a été autant en mesure de se soumettre les autres champs sociaux en leur imposant sa propre logique de fonctionnement (marchandisation de toutes les activités sans exception, transformation de la planète en un vaste foirail où tout s'achète et tout se vend).

La surdétermination de toutes les pratiques sociales par le poids de l'argent dans tous les champs sociaux, la situation d'hétéronomie grandissante dans laquelle ils se trouvent par rapport à l'hégémonie du pouvoir économique et financier, telles sont les raisons qui autorisent à parler d'un "système capitaliste" dont la logique rentabiliste omniprésente impose partout ses effets délétères. Fort heureusement, l'entreprise d'annexion de tous les champs sociaux par le capital financier n'est pas totalement accomplie. Le totalitarisme économique capitaliste n'a pas encore réussi à annihiler entièrement la capacité des champs sociaux à développer des ressources matérielles et surtout symboliques capables de mobilisation et de résistance. Il y a encore des enseignants, des chercheurs, des cinéastes, des artistes, etc., pour croire à l'éminente valeur du savoir désintéressé et de la culture, il y a encore des juges pour considérer que la Justice n'est pas là pour défendre les iniquités sociales et les exactions des grands de ce monde, il y a encore des paysans pour croire les bovins herbivores, des fonctionnaires soucieux de défendre le service public, des sportifs amateurs, des médecins humanistes, des journalistes indépendants, des prêtres compatissants envers les pauvres, etc.

Mais d'une part toutes ces forces sont émiettées et fort éloignées de pouvoir constituer un front anticapitaliste uni (si tant est qu'elles soient toutes motivées par un rejet explicite du capitalisme), et d'autre part les différents champs auxquels elles appartiennent sont déjà plus ou moins largement annexés par la puissance capitaliste, du fait des rachats, des fusions et des privatisations. La colossale accumulation des capitaux financiers permet à leurs détenteurs de s'emparer de tous les secteurs d'activité qu'ils estiment générateurs de profits substantiels rapides, et de laisser dépérir les autres (voir par exemple les effets de la privatisation des transports en Grande-Bretagne ou de la production d'électricité aux États-Unis). Mais l'importance prise par le capital économique dans tous les secteurs de la vie sociale n'explique pas à elle seule la force des dominants du système. Si ces derniers n'avaient que de l'argent en abondance, ils ne seraient pas encore les "maîtres du monde". L'argent lui-même tire sa force de la représentation que s'en font les dominés, depuis ceux qui le considèrent sinon comme une fin désirable en soi, du moins comme un indispensable moyen de vivre décemment, voire comme un mal nécessaire, jusqu'à ceux, toujours plus nombreux, qui y voient un bien suprême, le marqueur de la réussite sociale, la récompense du mérite et la preuve tangible de l'excellence ou de la supériorité, voire de l'élection. En termes plus imagés, on peut dire que le veau d'or ne devient une idole que si les tribus se prosternent devant lui. Ce qui nous ramène à l'idée précédemment exprimée que le fonctionnement du système de domination capitaliste doit au moins autant aux dispositions intériorisées par les dominés qu'aux propriétés objectives des dominants.

 

 

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La pédagogie du système : la production de l'illusion


Tout système soumet les populations qu'il gouverne à une socialisation adéquate, à la fois informelle et institutionnalisée. Je n'entrerai pas ici dans l'examen détaillé des dispositifs et instances innombrables qui, directement ou indirectement, contribuent chez nous à l'action pédagogique nécessaire pour façonner des sujets (dans la double acception du terme) dont les structures de personnalité sont fondamentalement accordées aux structures objectives du système. Il s'agit là d'un véritable travail de domestication, ayant pour effet de faire habiter le système par sa population et la population par le système. Pour n'en donner qu'un exemple significatif, je rappellerai que le monde capitaliste est ultra-individualiste et qu'il a besoin d'individus pour qui il va de soi que l'existence est une compétition impitoyable où chacun est en concurrence avec tous les autres et où les meilleurs, les mieux adaptés, les plus entreprenants (les "gagneurs", les "battants", les "tueurs", etc.) sont seuls dignes de réussir, c'est-à-dire de s'agréger au groupe des dominants. Ce darwinisme social qui érige la réussite individuelle à tout prix en fin ultime de toute activité est rarement enseigné de façon expresse et brutale, en France en tout cas, mais son idéologie s'est répandue partout, au moins de façon diffuse, implicite, non réfléchie, à l'état de vérité existentielle, plus vécue que conçue. Ce sont surtout des "vérités" pratiques de cette nature que la socialisation introduit en chacun et qui, une fois installées, tendent à structurer durablement de véritables réflexes de la sensibilité et de l'entendement.

On n'en finirait pas d'énumérer tous les moyens (institutions, appareils, organismes, etc.) dont dispose le système pour faire intérioriser aux agents les dispositions adéquates à son fonctionnement. En fait, toutes les pratiques sociales auxquelles nous prenons part ont des effets pédagogiques implicites et contribuent peu ou prou à "plier la machine" en nous, dans un sens le plus souvent conforme aux besoins du système, même s'il ne l'est pas toujours.

J'aimerais toutefois évoquer au passage, entre autres grands moyens de "dressage" intégrés au système capitaliste actuel, trois dispositifs qui me semblent essentiels et qui exercent une action pédagogique d'autant plus efficace qu'elle est officiellement censée servir des valeurs universelles, pour le bien commun, et qu'en conséquence elle rencontre la plus large et la plus constante approbation. Il s'agit de ces trois formidables ateliers de production symbolique dont le travail, tout en s'adressant à l'entendement rationnel et à la sensibilité consciente de leurs publics, a pour effet principal de structurer solidement leur inconscient social : le système scolaire et universitaire, le système médiatique d'information-communication, et le système politique de la démocratie représentative.

Je me bornerai à faire remarquer à propos de ces institutions énormes et complexes, dépositaires d'une histoire déjà longue et contrastée, et parvenues historiquement à un haut niveau d'autonomie relative, que, même en les créditant d'un certain nombre d'effets incontestablement positifs en matière d'utilité publique, de progrès des mœurs, de défense du droit, de la justice et de la liberté, on ne peut pas s'aveugler sur l'ampleur de la contribution qu'elles ont apportée, chacune à sa façon, à la reproduction du système capitaliste, ni sur le fait qu'aujourd'hui, peut-être plus que jamais, bien loin d'avoir atteint leurs objectifs originellement proclamés, qui étaient d'œuvrer à la libération du genre humain, rien de moins, elles constituent trois dispositifs indispensables à l'imposition, dans tous les domaines, de hiérarchies et de classements qui sont devenus des moyens et des fins de la domination de classe.

En fait, le système scolaire et universitaire, mis à part le travail de formation basique qu'il accomplit vaille que vaille dans le primaire et une partie du secondaire, sert essentiellement à donner aux dominants sociaux, par l'onction des diplômes les plus prisés (grandes écoles, iep, etc.), le surcroît de légitimité que le capital culturel peut apporter au capital économique et au capital social, ainsi que l'assurance de ne pas laisser s'introduire dans les sphères du pouvoir trop de parvenus atypiques.
En effet, comme seuls l'ignorent ceux qui ne veulent pas entendre les enseignements les mieux établis de la sociologie de l'éducation et de la culture, l'École a joué et continue à jouer un rôle décisif - et constamment confirmé par toutes les enquêtes empiriques - dans le recrutement et la formation d'élites qui sont issues massivement des classes supérieures, possédantes et dirigeantes, et pas spécialement enclines à se plaindre du capitalisme. Ce n'est pas là un hasard providentiel mais le résultat de mécanismes socialement déterminés (et surdéterminés) d'autant plus performants que la plupart de ceux qui les font fonctionner, enseignants et enseignés confondus, sont sincèrement convaincus que ces mécanismes de sélection permettent de distinguer effectivement, avec impartialité, les "meilleurs élèves", ceux qui méritent vraiment de l'emporter dans la compétition scolaire et au-delà dans la rude compétition sociale. Plus longtemps on va à l'école, plus profondément on est façonné par le moule scolaire, et plus on est disposé à partager cette vision méritocratique de l'excellence, qui bien souvent confine sans s'en rendre compte à une forme de racisme de l'intelligence. Qui pourrait s'en plaindre Pas la plupart des enseignants pour qui cette croyance méritocratique contribue à la théodicée de la corporation et à la justification de leur propre pouvoir; pas les dominants, qui sont évidemment ravis de recevoir de l'autorité scolaire la confirmation qu'ils appartiennent bien à une aristocratie native et que leurs privilèges ne sont pas usurpés pas davantage les dominés, qui trouvent eux aussi dans le verdict sans appel de l'institution scolaire la confirmation de leur indignité. Que pèsent alors les pieuses proclamations d'indépendance et d'impartialité scolaires devant la force incorporée d'un tel inconscient social

Quel crédit accorder à ces mêmes protestations d'indépendance et d'impartialité quand elles proviennent de journalistes qui, dans leur grande majorité, font fonctionner avec zèle un système médiatique d'information dont ils trouvent normal qu'il soit tombé à peu près entièrement aux mains de grandes entreprises capitalistes, et qui, du fait même de leur recrutement social, de leur formation et de leurs conditions de travail, sont prédisposés à véhiculer aveuglément le nouvel "esprit" du capitalisme, son apologie de la force, du fric et de la frime, transfigurée en culte de l'"efficacité", de la "créativité", de la "souplesse", etc. ? Quelle confiance peut-on faire à une corporation dont la caste dirigeante, spéculant tantôt sur l'inculture, tantôt sur la précarité matérielle et statutaire de la masse de ses subordonnés, a transformé les rédactions de la presse, tant écrite qu'audiovisuelle, à quelques rares et courageuses exceptions près, en officines de propagande et de publicité du néolibéralisme, de ses pompes et de ses œuvres

Enfin, quel sérieux reconnaître à un personnel politique (de presque toute obédience) dont les professions de foi uniformément humanistes et universalistes, à supposer qu'elles soient toutes sincères, ne sauraient empêcher les ralliements à la Realpolitik imposée par les marchés financiers et par la logique électoraliste de reproduction de la classe politique Le champ politique, dans sa réalité ultra-médiatisée, est devenu un théâtre de marionnettes qui ne se soutient que grâce à la mise en scène permanente, quotidienne et obsédante de ses vedettes et de leurs comparses par des journalistes acopinés et faussement impertinents, experts dans l'art de faire une montagne du moindre remuement de la taupinière politicienne. La véritable pensée politique se trouve désormais ailleurs que dans les partis traditionnels. Ceux-ci sont devenus des sectes fidéistes où un collège de cardinaux retors et d'évêques casuistes s'ingénie à entretenir la dévotion fétichiste de la masse des croyants de base à celui d'entre eux qui leur paraît le plus papabile.

 

 

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Le besoin d'illusion des classes moyennes


Les trois instances de production symbolique que je viens d'évoquer sont sans doute, à l'heure actuelle, trois des plus puissants pourvoyeurs d'illusions du système capitaliste qui les a annexés à peu près totalement. Le système scolaire et universitaire entretient l'illusion de l'égalité des chances des enfants en matière de réussite et de promotion. Le système médiatique entretient l'illusion du pluralisme d'opinion et de la liberté d'expression. Le système politique entretient l'illusion que le véritable pouvoir est encore politique et, en l'occurrence, qu'il est non seulement démocratique mais à gauche. De toutes les impostures caractérisant le monde dans lequel nous vivons, celle-ci est peut-être la plus grossière. En France, le parti socialiste en est, de Mitterrand à Jospin, le principal et inlassable artisan. La question n'est pas de savoir dans quelle mesure ces hommes et ces femmes qui se sont emparés de la social-démocratie européenne sont des usurpateurs conscients qui abusent délibérément de la confiance de leurs électeurs. Sociologiquement, cette question est subalterne ici et on peut même leur faire l'honneur de croire qu'ils/elles sont animé(e)s de convictions sincères. Il n'en reste pas moins que ces gens soi-disant de gauche se font élire par le "peuple de gauche" pour faire une politique de droite que des politiciens de la droite classique auraient plus de mal à faire accepter. C'est très exactement de ce type d'alternance, sans péril parce que sans conséquence irréversible, qu'a besoin le système capitaliste actuel, c'est-à-dire de deux versions alternatives d'une même politique, sur le modèle américain qui n'a jamais toléré qu'un seul type d'opposition : l'opposition dans le système entre deux partis siamois. Moyennant quoi, l'Europe entière peut être gouvernée par la social-démocratie sans que le système capitaliste en souffre si peu que ce soit. Bien au contraire, il ne s'y est jamais si bien porté et l'an 2000 a vu les profits des grands investisseurs battre des "records historiques"… tandis que le fameux fossé entre les plus riches et les plus pauvres a continué à se creuser un peu plus.

Il serait évidemment facile de se livrer à une charge féroce contre cette "classe politique" qui est en train de tuer littéralement la politique pour lui substituer des techniques prétendument "neutres" et "modernes" de gestion de l'ordre établi. Ses travers, son exhibitionnisme sans pudeur, sa soif d'honneurs et de titres, ses insuffisances intellectuelles et morales, ses reniements, sa démagogie roublarde, ses compromissions et ses acoquinements, et, par-dessus tout sa tartuferie, prêtent aisément à la satire. Mais telle n'est pas mon intention, parce que ce type de critique ad hominen, qui peut trouver sa place et sa justification ailleurs, ne me paraît pas approprié ici, dans une optique qui se veut proche de l'analyse sociologique. En effet, à trop insister sur les traits caricaturaux du personnel politique, nous risquerions de perdre de vue les ressemblances que ces hommes et ces femmes ont avec nous, et de méconnaître que ce que nous condamnons chez eux n'est à bien des égards qu'une manifestation particulièrement voyante de propriétés que nous avons en commun et que nous devons ensemble à notre appartenance à l'univers des classes moyennes (avec des accentuations en plus ou en moins selon les positions initiales et les trajectoires parcourues).

Ne nous y trompons pas, la fausse gauche ce n'est pas seulement cette "gauche" bourgeoise qui a délibérément et officiellement déserté le terrain de la lutte des classes pour se rallier au néolibéralisme. Ce serait commode et rassurant pour nous de pouvoir tracer une frontière précise entre eux et nous et de savoir que nous n'avons rien de commun avec cette gauche nominale installée dans le système comme rats en fromage. Malheureusement, les choses sont moins simples et moins tranchées. Être vraiment de gauche ne va jamais de soi et exige des efforts permanents pour surmonter des pesanteurs et des blocages sociologiques inhérents à notre subjectivité même, telle qu'elle a été structurée en profondeur par le système. Il y a en chacune et chacun d'entre nous ce qu'il faut d'adhérences implicites au système pour que nous restions sous son emprise tant que nous ne parvenons pas à les objectiver clairement.
Les gens de la gauche de gouvernement, dite "plurielle", se flattent d'être nos représentants, c'est-à-dire de nous rendre à nouveau présents à travers eux, là où ils se trouvent. Cette prétention est à mon sens largement fondée. Non pas seulement parce que nous leur avons donné expressément mandat de parler en notre nom, mais parce que, bien au-delà (ou en deçà) de ce mandat électoral explicite, nous partageons un certain nombre de dispositions implicites qui font partie de l'inconscient social des classes moyennes, par exemple un besoin extrême, jusqu'à la névrose souvent, de distinction personnelle et de reconnaissance sociale, l'horreur du commun et le culte de la nouveauté (même fausse), une peur viscérale d'être noyé dans la masse anonyme, et plus encore populaire, une fascination ambiguë pour les pratiques ostentatoires et les consommations qui font "chic" et "classe" (c'est-à-dire "grand-bourgeois"), une pente irrésistible à un style de vie hédoniste qui conduit aisément à un matérialisme sans souffle, une propension marquée au nombrilisme narcissique et à la psychologisation des problèmes sociaux en termes de "difficultés relationnelles", "absence d'écoute" et "besoin de dialogue et de communication", une irrépressible inclination au consensus et au compromis, etc., toutes propriétés caractéristiques d'un rapport au monde et à soi-même structuralement conditionné par une socialisation accomplie dans l'entre-deux social, espace par excellence du flou positionnel, de l'indéfinition identitaire, de l'éclatement de la personne en personnages multiples, de la théâtralisation et de la mise en scène "artistique" d'un ego pour qui exister c'est être perçu, être en vue (en vedette) et tirer son identité de la représentation de soi-même applaudie par les autres. D'où la nécessité, pour que cette représentation soit la plus gratifiante possible, de plaire au plus grand nombre, de rallier le maximum de suffrages et de "ratisser large". Il n'est pas douteux que cette propension structurale à euphémiser la réalité, à éviter de heurter ou choquer, à apparaître comme un partenaire de bon ton, un interlocuteur de bonne compagnie, a favorisé le règne de la "pensée unique" et l'instauration du consensus qui rassemble aujourd'hui, dans une commune adhésion au système, toutes les bourgeoisies (grande, petite, traditionnelle, nouvelle, de la rente et du salariat). L'apologie généralisée de l'"ouverture" et du "dialogue" tous azimuts laisse ignorer le fait que le seul dialogue bien perçu dans le système est celui qui s'instaure entre des variantes d'un même discours et que les seules audaces bien accueillies sont celles qui relèvent du sacrilège rituel.
L'existence d'un tel dénominateur commun relativise considérablement les critiques que nous pouvons formuler au plan politique. On peut fort bien, en d'autres termes, en arriver à une opposition politique explicite au pouvoir en place sans pour autant s'opposer fondamentalement au système. On peut même - et c'était là mon point de départ, on s'en souvient - se déclarer expressément hostile au "système capitaliste". Mais si cette opposition ne s'adresse pas, en même temps qu'aux structures objectives extérieures à nous, aux effets subjectifs que le système a aussi installés en nous, elle risque de rester une simple opinion parmi d'autres, sans plus d'effet que d'alimenter un simulacre de débat public dans un faux-semblant de démocratie.

 

 


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Changer le monde et se changer


Encore une fois, s'il est vrai que nous faisons partie intégrante du monde social, non pas au sens où nous serions logés en lui comme des raisins dans un pudding mais au sens où il est incorporé en nous et devenu notre substance même, alors il faut être conséquent et admettre que changer le monde ce n'est pas seulement changer ce qui est autour de nous mais aussi nous changer nous-mêmes.

Peut-être sera-t-on tenté d'interpréter ce que je dis là comme une reprise de la thèse classique, d'inspiration religieuse contre-révolutionnaire et anti-rationaliste, selon laquelle les hommes doivent s'attacher à changer le fond de leur cœur pour vivre dans la concorde et selon la justice plutôt que de chercher à changer les structures objectives de l'ordre établi. Mon analyse est aux antipodes de cette thèse. Pour les tenants de la "révolution morale", en effet, le "fond de notre cœur", notre "âme" et notre "conscience" n'ont rien à voir avec la société ambiante. Dans leur optique, notre être subjectif est, par essence, d'un ordre autre que la réalité objective environnante, qu'elle soit sociale ou naturelle. À telle enseigne que la force de nous changer, et d'aimer notre prochain, ne peut nous venir en dernière instance que d'une source transcendante, d'une grâce surnaturelle. Le combat que nous avons à mener contre le mal qui est enraciné en nous relève exclusivement d'une conversion spirituelle. Ces efforts de conversion peuvent déboucher sur des actions (politiques, humanitaires, etc.) au plan temporel, mais là n'est pas l'essentiel.

Ce que je dis au contraire, c'est que notre subjectivité personnelle a tout à voir avec la réalité historico-sociale environnante, dont elle constitue précisément la dimension individuelle subjective, comme le côté pile et le côté face d'une même pièce, et que par conséquent on ne peut pas faire l'économie d'une réforme morale pour changer la société, parce que le changement réel doit s'opérer à la fois et indissociablement au-dehors et au-dedans que c'est justement aller encore dans le sens du système que de focaliser la lutte sur ses seules structures objectives, et que c'est rester prisonnier d'un économisme sommaire de croire qu'il suffit de réorganiser l'intendance pour que la conscience suive.

Car enfin, que demande la logique de reproduction du système capitaliste sinon que s'accroisse toujours davantage la masse des "citoyens" qui remettent complaisamment leur sort entre les mains des gestionnaires (sociaux-libéraux le cas échéant) de l'ordre établi, moyennant une augmentation de leur capacité de consommation matérielle et symbolique. Le système ne se contente plus de dire aujourd'hui, comme au temps des Physiocrates : "Enrichissez-vous" Il crée en même temps les conditions d'instauration et d'accès à un style de vie qui donne à ses adeptes (essentiellement des classes moyennes) le sentiment de mener une existence privilégiée et plus riche, une existence de riche, comme les pauvres de la planète en rêvent en regardant les affiches publicitaires.
Ce qui est déplorable, ce n'est évidemment pas que les conditions de vie s'améliorent, deviennent plus confortables et plus agréables pour un plus grand nombre. Il faut obtenir qu'elles le deviennent davantage encore et que les retombées de la croissance profitent à tous et surtout à ceux qui en ont été le plus privés jusqu'ici. Ce qui est grave, c'est que ces revendications, parfaitement légitimes si elles ne visent qu'à accroître et répartir équitablement les moyens indispensables à une existence humaine digne de ce nom, tendent, dans la logique de ce système, à devenir des fins en soi. Une des critiques les plus justifiées, adressées au système capitaliste actuel, c'est de tout transformer en marchandise et corollairement de transformer tout individu en consommateur, réel ou potentiel, de ne voir en lui qu'un client interchangeable pour un produit standardisé.

Et c'est cela qui est insoutenable. Le tout-marché capitaliste, parce qu'il n'a pas d'autre finalité que le profit, tend aveuglément, sans souci du crime contre l'humanité qu'il commet, à réduire les êtres humains à du bétail qu'on mène de la crèche à la pâture, de la pâture à la saillie et de la saillie à l'abattoir. Parmi toutes les espèces animales, l'espèce humaine était la seule à qui l'évolution avait permis de dépasser le stade de l'expérience esthétique, prisonnière de la sensation, polarisée par la recherche incessante du plaisir immédiat et irrémédiablement évanescent, pour accéder au stade éthique, gouverné par la réflexion et la capacité de distinguer intelligiblement le bien du mal.

Or, à quoi assistons-nous avec le triomphe du marché capitaliste, sinon à la généralisation progressive et accélérée à l'échelle mondiale d'un mode de vie fondamentalement inspiré par l'american way of life de la middle class américaine, caractérisé par le fait que la morale (religieuse aux États-Unis) n'y est plus que le point d'honneur spirituel d'une existence essentiellement ramenée à sa dimension esthétique Désormais, un peu partout dans le monde, et singulièrement en Europe occidentale, les classes moyennes sont devenues le vecteur de cette conception impressionniste et de cette pratique libidinale d'une vie tout entière orientée vers la recherche au moindre coût de la plus grande jouissance possible, dans les meilleurs délais, qui est en somme la transposition au plan des mœurs de l'exigence de profit maximum dans le plus court terme au plan des pratiques économiques. Et c'est par là que le système se soumet les individus. Dans la société marchande, en effet, tous les plaisirs s'achètent et se vendent. Les agents les plus solvables s'offrent des plaisirs "haut de gamme". Les autres, des plaisirs de qualité médiocre, ou "bas de gamme", voire du simili. Tous sont aliénés, en ce sens qu'ils ne maîtrisent plus le besoin d'un plaisir perpétuellement renouvelé qui les entraîne dans une spirale inflationniste où il faut gagner plus pour jouir davantage sans jamais parvenir à égaler les dieux et les héros qui règnent sur l'Olympe des plaisirs éternels. Le slogan capitaliste "Enrichissez-vous" se décline aujourd'hui sous la forme "Consacrez votre vie à gagner de l'argent et votre argent à vous faire plaisir : plus de consommations, plus de calories, plus de décibels, plus de kilomètres, plus de "fun", plus de tout, c'est ça la bonne vie, la seule qui vaille la peine d'être vécue."

Et la grande masse des classes moyennes, panurgiquement et démagogiquement manipulée par ses maîtres à ne pas penser (politiciens, journalistes, publicitaires, intellectuels médiatiques, philosophes de boudoir, vedettes du show-biz, du sport et autres faiseurs d'opinion) a assimilé en profondeur cet idéal hédoniste qui aurait épouvanté ou écœuré les vrais disciples d'Épicure. La pression conformiste est telle, les voix "autorisées" qui prêchent le ralliement à ce style de vie sont si bruyantes, les exemples viennent de si haut, qu'il est devenu difficile de résister à ce laminage. Toute critique provoque la mobilisation immédiate des préposés à la défense du système qui étouffent l'opinion hérétique ou la déconsidèrent en l'accusant d'être politiquement incorrecte et philosophiquement dépassée, en y dénonçant un relent sulfureux de dogmatisme, la résurgence inquiétante d'un puritanisme moraliste, la menace intolérable d'un totalitarisme masqué, etc. Il n'est pire sourd, on le sait… Dire qu'une vie humaine ne saurait, sans régresser vers l'animalité primitive, se donner pour fin ultime la recherche effrénée du plaisir personnel ne revient nullement à prôner un ascétisme rigoriste ennemi de la chair et de ses jouissances ni un ordre moraltyrannique. La bêtise ou la mauvaise foi seules conduisent à confondre le refus de tenir les moyens pour des fins en condamnation radicale de ces moyens. Ce n'est pas se ranger parmi les intégristes rabat-joie que de regretter le rabougrissement spirituel de notre société. Au demeurant, les Savonaroles d'hier et d'aujourd'hui n'ont pas tort de considérer qu'on ne peut honorer à heures fixes l'idéal dans son Temple et l'oublier le reste de la journée. Leur erreur est de croire qu'on peut remédier à cela par la coercition et la répression, alors que seul un supplément de lumières ajouté au débat public peut amener les gens à comprendre qu'il faut aussi travailler à se réformer soi-même si on veut, en disant "merde" au social-libéralisme et à sa prétendue "gauche plurielle", proférer autre chose qu'un flatus vocis.

Là est le véritable combat que les opposants au "système capitaliste" doivent mener. Il est réconfortant de voir se manifester, ces dernières années, un courant grandissant de résistance à l'entreprise capitaliste d'avilissement humain. "Le monde n'est pas une marchandise", nous sommes de plus en plus nombreux à oser le proclamer, sur les places publiques, devant les immeubles luxueux où se réunissent les "maîtres" qui prétendent décider du destin de la planète et qui considèrent que "tout est à vendre". Mais j'aimerais être sûr que tous ceux qui se mobilisent en arrivent à se poser cette question décisive, qui ne peut être différée : qu'est-ce qui en moi a déjà été "acheté", approprié par le système, et fait de moi un complice qui s'ignore

 

 

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Un monde de mystificateurs-mystifiés


À mes yeux, la question est politique autant que morale. Elle n'a pas pour objet d'inviter à un mea culpa plein d'accablement mais de contribuer à ce que j'ai appelé une socioanalyse, c'est-à-dire à la mise en lumière de certains aspects non évidents du fonctionnement du système, et plus précisément de la part que nous y prenons personnellement avec un degré de conscience qui favorise toutes les formes d'automystification. J'ai utilisé à plusieurs reprises des termes comme "inconscience" et "inconscient social", c'est-à-dire un vocabulaire qui connote l'ignorance, la méconnaissance totale de la réalité, et en l'occurrence des mille et une adhérences inviscérées par lesquelles nous faisons corps avec le système. En fait, plutôt que d'une inconscience totale - qui est un état limite -, il serait plus juste de parler d'une conscience mystifiée, c'est-à-dire d'un travestissement de la réalité qui nous fait prendre des vessies pour des lanternes. En effet, le système ne peut fonctionner conformément à sa logique spécifique (le profit) qu'à condition de faire illusion, de faire ce qu'il fait comme il le fait, en feignant de ne pas le faire ou de le faire autrement. Paradoxalement, le triomphe de l'économisme n'est possible qu'au prix d'une dénégation de l'économique de la part de ceux qui ne peuvent imposer leurs intérêts particuliers qu'en les faisant passer pour universels (même si, il est vrai, le ralliement de la gauche de gouvernement au social-libéralisme a singulièrement encouragé ; la montée du cynisme ambiant). Quand les patrons du medef s'attaquent aux retraites, ils prétendent les sauver, et quand les dirigeants de la cfdt approuvent les propositions du patronat, ils prétendent qu'ils défendent les salariés, et quand les marchés financiers colonisent la planète, ils prétendent instaurer la démocratie universelle. À cet égard, tout le discours de légitimation et d'autocélébration du néolibéralisme, à propos de l'égalité et de la liberté des contractants sur le marché, de la transparence et de la loyauté de la concurrence, de l'autorégulation du marché, de la juste récompense du talent et du travail, de la création massive des emplois, du plein-emploi, du bien-être pour tous, du lien indissociable entre capitalisme et démocratie, de la nocivité des interventions de l'État, etc., n'est qu'un vaste mensonge. Ceux qui sont chargés d'élaborer, d'enseigner et de diffuser ce discours sont les uns des croyants sincères de l'Église libérale, les autres des bonimenteurs qui "vendent" le système qui les stipendie. Mais peu importent les uns et les autres. Ce qui doit retenir l'attention, c'est que "ça marche" et que le mensonge passe bien, depuis des générations, en dépit des crises, des dépressions et des krachs récurrents du système et des effroyables dégâts matériels, écologiques et humains qu'il ne cesse de causer. Mais si le message est reçu par ceux-là mêmes qui devraient le récuser, c'est qu'il trouve en eux, dans leur sensibilité et leur entendement, des structures d'accueil sans lesquelles les prophètes du capitalisme prêcheraient dans le désert. De sorte que si le message nous trompe c'est, non pas que "nous le voulons bien", formule équivoque, mais que quelque chose en nous, une attente, un intérêt, nous dispose à être trompés, à faire crédit, à collaborer à l'illusion. Le mensonge du système ne devient une illusion reçue qu'à la faveur d'une automystification intéressée et le système ne peut se jouer de nous que si nous sommes prêts à entrer dans le jeu.

Dans ces conditions, il est toujours extrêmement difficile de parler de façon tout à fait pertinente de nos pratiques habituelles. Le langage ordinaire de l'action connote en effet soit l'intentionalité, soit l'inconscience, tantôt comme si nous faisions exprès de faire ce que nous faisons, de façon parfaitement lucide et délibérée, et tantôt comme si nous n'étions absolument pas les auteurs de nos actes. En réalité, les actions que nous accomplissons en pleine connaissance de cause, comme celles que nous accomplissons sans nous en rendre compte, ne constituent que des cas extrêmes de nos pratiques qui se caractérisent plutôt, dans l'ensemble, par une sorte de clair-obscur, un mélange à doses variables de lucidité et d'aveuglement, de volonté et d'automatisme, de calcul et d'inconscience. C'est la raison pour laquelle on peut toujours analyser un même comportement, selon la circonstance, en termes de conscience ou en termes d'inconscient, et tenir à ce propos un discours qui est à la fois vrai par ce qu'il dit et faux par ce qu'il tait. La "connivence" des agents avec le système est un phénomène de cette nature. On peut dire qu'"ils ne savent ce qu'ils font" et on peut dire aussi qu'"ils le font exprès", et les transformer dans un cas en complices délibérés, et dans l'autre en parfaits irresponsables, ce que, dans la plupart des cas, ils ne sont pas, si on se place à un point de vue sociologique et non à un point de vue juridique.

En fait, il faudrait disposer d'un vocabulaire spécial pour décrire correctement les effets les plus courants du conditionnement par le système, en termes qui ne connotent ni la radicale cécité et donc la totale irresponsabilité ni la parfaite lucidité et donc la pure intentionalité. Faute de ce langage adéquat, qui ne décrirait l'action ni en termes de causalité mécanique ni en termes de visée téléologique, on est obligé d'utiliser toutes sortes de périphrases pour définir au plus juste une forme de complaisance envers le système, qui consiste à lui obéir objectivement en se donnant subjectivement des raisons socialement honorables de le faire, ou de ne pas s'en apercevoir sans qu'on puisse pour autant parler d'hypocrisie puisque on est le premier à vouloir croire aux bonnes raisons qu'on se donne.

Prenons un exemple, celui de l'implication des cadres de tout niveau dans le fonctionnement du système capitaliste. Tout le monde sait que la contribution qu'ils y apportent est essentielle, vitale même, pour le système. Par conséquent, en bonne logique de sens commun (la même qui envoyait tous "les aristocrates à la lanterne"), ils doivent être tenus pour coresponsables des iniquités et ignominies perpétrées par le système. Mais l'analyse sociologique ne saurait épouser ce point de vue parce qu'elle s'efforce d'examiner l'implication des agents dans le système en utilisant des catégories d'analyse un peu plus fines. Ce qui permet d'abord de récuser tout angélisme corporatiste : oui, il y a des cadres qui font sciemment tout ce qu'il faut pour plaire aux actionnaires des entreprises, c'est-à-dire pour maximiser le profit et en prendre leur part. Et s'il faut pour cela concocter des "plans sociaux", jeter des salariés dehors, réduire des familles au désespoir, spéculer sur le chômage et la précarité, nuire à la santé des consommateurs ou détruire l'environnement, ils n'hésitent pas une seconde. Ils se considèrent comme les généraux de la "guerre économique" et, en bons stratèges, ils professent avec "réalisme" qu'il faut parfois accepter de lourdes pertes (du côté des exploités) pour maintenir les positions (du côté des profiteurs). Ces gens-là se comportent délibérément en chiens de garde du capital. À leurs yeux, les salariés constituent une masse indifférenciée d'ilotes corvéables, qui devraient se taire, obéir et baiser les pieds des capitalistes qui leur permettent de gagner leur pain.

Mais la plupart des cadres ne sont pas de cet acabit. La différence avec les précédents tient non pas tant à la matérialité de leur implication qu'à sa modalité. Eux aussi sont capables de se comporter en impitoyables gardes-chiourme, mais sans le cynisme ni la froideur des précédents. Ce sont eux qui sont les grands producteurs-consommateurs de l'arsenal symbolique qui sert à légitimer le fonctionnement du système et l'activité de ses managers. Ils ne perçoivent pas celui-ci tel qu'il est dans sa glaciale et cruelle réalité, mais transfiguré, ennobli à travers tous les écrans idéologiques, les censures et les prismes euphémisants interposés par l'"esprit du capitalisme" que j'évoquais plus haut. Même si on assiste depuis quelques années à un rééquilibrage des investissements des fractions les plus jeunes, leur univers existentiel reste centré sur l'entreprise. Ils continuent à s'impliquer à fond dans les jeux de pouvoir internes et ils y consacrent l'essentiel de leur énergie, sans toujours être payés de retour. Mais ils ne s'estiment pas exploités pour autant puisqu'ils s'exploitent eux-mêmes au bénéfice de l'entreprise. Leur regard sur le système est un regard enchanteur-enchanté, un regard de croyant qui "se raconte des histoires" en vertu desquelles les horreurs de l'économie capitaliste ne sont plus que des "excès" ponctuels, des "bavures" limitées, des "dérives" passagères, bref des accidents certes condamnables mais qui ne mettent pas en cause l'essence même du système, laquelle demeure inaltérablement à leurs yeux génératrice de bienfaits universels et porteuse d'un avenir radieux. L'(auto-)mystification engendrée par l'adhésion au système est telle que beaucoup de ces cadres, non seulement ne se sentent pas véritablement responsables de ses "dysfonctionnements", mais en arrivent à les dénoncer en participant à la critique pieuse développée au sein des organisations confessionnelles, philosophiques et politiques auxquelles ils appartiennent en dehors des entreprises. Il est significatif à cet égard que nombre d'entre eux aient adhéré au parti socialiste, qui est devenu aujourd'hui une sorte de club sélect auquel il n'est pas malséant d'appartenir quand on est membre de la nouvelle bourgeoisie salariée, et où on a le droit de déplorer, en termes sévères mais pleins de tact, entre hommes et femmes de progrès et de bonne compagnie, les exactions patronales regrettables auxquelles on a activement prêté la main au cours de la semaine écoulée.

Ces cadres sont-ils des mystificateurs ou bien des mystifiés On pourrait en effet les décrire indifféremment comme des complices zélés de l'imposture capitaliste ou au contraire comme des automates irresponsables. À vrai dire l'un et l'autre points de vue ne correspondent qu'à des cas extrêmes. Il serait sociologiquement plus juste de considérer qu'en règle générale ils sont ceci et cela, non pas alternativement mais simultanément, et plus précisément qu'ils ne peuvent jouer leur rôle domesticateur qu'autant qu'ils sont eux-mêmes domestiqués. La bonne conscience et le "naturel" sont des ingrédients indispensables au bon accomplissement des rapports de reproduction sociale.

Tout ce que je viens de dire au sujet des cadres, on pourrait le redire, mutatis mutandis, pour bien d'autres catégories socioprofessionnelles comme celles des enseignants, des travailleurs sociaux, des journalistes, etc. Le système ne fonctionne pas tout seul, en dehors d'eux, mais grâce à eux, en eux et pour une large part à leur insu, dans la mesure où ils méconnaissent le système du fait même qu'ils le reconnaissent et où ils le reconnaissent plus qu'ils ne le connaissent. Faute d'accéder à un degré suff isant de lucidité sur les effets internes et externes du système, ils risquent d'en rester les prisonniers consentants, dévorés d'ambitions carriéristes et d'autant plus sûrement aliénés qu'ils croient s'en être détachés du fait de certaines prises de position critiques. Il y a là une forme de crétinisme distingué, au sens où Marx parlait de "crétinisme parlementaire", c'est-à-dire de propension à croire qu'on est le sel de la Terre et qu'on œuvre pour le genre humain, quand on ne fait que contribuer aveuglément au fonctionnement de mécanismes qu'on ne maîtrise pas et qui obligent à servir le système pour s'en servir. Il est de la plus haute importance, pour l'avenir de la lutte anti-capitaliste, que ceux qui pourraient et devraient la mener soient capables de repérer sur eux-mêmes les atteintes et les dégâts causés par un système qui ne cesse, moyennant des avantages matériels et plus encore des rétributions symboliques, de mettre les vies à l'encan et de vendre les "ressources humaines" aux plus offrants des investisseurs. Le docteur Faust aujourd'hui ne signerait pas un pacte avec Méphisto mais un contrat avec un "chasseur de têtes" de Silicon Valley.

 

 

 

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Pour un nouvel art de vivre


J'entends des voix me dire, sur un ton agacé : "Bon, mais dans ces conditions que faire quand on est de gauche et sincèrement désireux de combattre le système Faut-il faire sécession d'avec lui, Rompre totalement, Refuser d'y mettre le petit doigt de crainte d'être happé tout entier. Est-ce possible?

Honnêtement, je ne sais pas sous quelles formes concrètes très précisément il faut combattre le système. Je ne suis pas en mesure de proposer un manuel de savoir-vivre anticapitaliste. Comme tous ceux qui n'ont pas renié les véritables idéaux de gauche, j'observe avec attention, avec passion, avec impatience, le développement du mouvement international de résistance à la "mondialisation", et j'y prends part à ma façon. J'espère que nous saurons inventer ensemble les formes les plus adéquates de combat à mesure que le mouvement avancera. Désormais on commence à voir se dessiner, en dehors des organisations politiques et syndicales traditionnelles, et parfois en dépit d'elles, les linéaments de structures nouvelles de pensée et d'action politiques. Cela devrait continuer. Mais je n'ai pas plus que d'autres le don de double vue. Ce dont je suis sûr toutefois, et c'est là tout le contenu de ma lettre, c'est que, quelles que soient les formes sous lesquelles le combat va se poursuivre, il y faudra plus de vigilance, de lucidité et de rigueur que nous n'en faisons preuve habituellement, parce qu'un système social, comme le système capitaliste, est une chose encore plus complexe et puissante qu'on ne le dit quand on en parle dans nos milieux, et que l'une des sources de sa puissance, au-delà du fabuleux pouvoir temporel dont il dispose objectivement, avec ses multinationales et ses banques, ses institutions et ses appareils (y compris répressifs), ses instances gouvernementales et ses administrations ad hoc, c'est le non moins fabuleux capital symbolique que lui amasse la connivence dont il bénéficie, y compris de la part de ceux qui le critiquent sans savoir - cherchent-ils seulement à le savoir - à quel point ils en ont intériorisé la logique, à quelle profondeur insoupçonnée il a pris possession de leur être. D'où il suit nécessairement que le combat contre le système ne peut pas ne pas être aussi un combat contre soi-même, pour se changer, pour n'être pas dupe, pour ne pas se raconter d'histoires. Des hommes et des femmes qui ont commencé à repérer les ficelles qui les meuvent ne sont déjà plus tout à fait des marionnettes du système.

Et ne me demandez pas quelles ficelles exactement, attachées à quel endroit, il faut commencer par couper. Il est probable qu'aucune de nos pratiques ni aucun de nos usages, considérés séparément, ne sont en soi de nature à nous aliéner totalement. Un comportement isolé n'est qu'un point sur une ligne, qui ne dit rien de la pente de cette ligne. Ce qui est en cause, c'est plutôt l'ensemble de notre style de vie et de notre éthos, c'est-à-dire du rapport existentiel que nous avons forgé avec le monde qui nous entoure, avec les autres et avec nous-mêmes : rapport à l'argent et à la propriété, au travail et au loisir, au temps et à l'âge, au corps propre, à la santé, au sexe, à la reproduction, à l'éducation, à la culture, à l'art, à la science, à la morale et à la religion, etc., qui est fondamentalement conditionné par notre appartenance au système et la place que nous y occupons.

En bref, ce qu'il faut se résoudre à remettre en question - et c'est sans doute la pire difficulté dans la lutte contre le système capitaliste -, c'est l'art de vivre qu'il a rendu possible et désirable aux yeux du plus grand nombre. Pour nos classes moyennes (avec des nuances variables selon les fractions considérées), l'art de vivre pourrait se caractériser comme l'art de faire de sa vie une véritable œuvre d'art. Les critères esthétiques (une certaine idée de la "beauté") sont devenus prépondérants par rapport aux critères éthiques (de vertu, d'honneur, de sagesse, de sainteté), qui prévalaient antérieurement. Le capitalisme a instauré un monde où l'on se préoccupe de moins en moins de distinguer entre le moral et l'immoral, le noble et l'ignoble, le décent et l'indécent, l'honorable et le déshonorant, le sensé et l'insensé, parce que ces valeurs ne se mesurent pas en argent. Elles sont affaire de conscience et d'intelligence rationnelle. Elles tendent donc à s'exténuer au point d'apparaître comme un pur jeu de langage que les adeptes de la modernité ont décrété archaïque et dépassé. On préfère désormais distinguer le confortable, l'agréable, l'excitant, le savoureux et autres qualités qui ont un prix de marché quantifiable supérieur à celui du pénible, du désagréable, de l'ennuyeux, de l'insipide, du démodé, etc., et qui sont essentiellement affaire de sensibilité individuelle et de pouvoir d'achat.

Cette finalité esthétique immanente, à défaut de toute autre, peut encore faire illusion. Mais comme le système ne peut par définition assurer à tout le monde les moyens effectifs de s'approprier la coûteuseversion "haut de gamme" de cet idéal de beauté, la plupart sont contraints de rabattre de leurs prétentions et de se contenter de l'une ou l'autre des différentes variantes de style de vie célébrées dans les magazines et catalogues des classes moyennes qui vendent à leurs lecteurs et à leurs lectrices la recette magique du luxe-à-bon-marché. Au demeurant, que les variantes de cet art de vivre soient huppées et fastueuses ou non, elles ont en commun de manifester la transposition à tous les domaines sans exception de la pratique, de la logique de dérégulation généralisée inhérente au libéralisme, qui conduit chaque individu à se prendre pour l'alpha et l'oméga de la création, à ne reconnaître d'autre loi à chacune de ses pratiques et consommations que sa fantaisie personnelle et la recherche insatiable du plaisir "libéré" de toute contrainte, à considérer la moindre de ses foucades comme une manifestation de "créativité" personnelle, comme si l'existence humaine accomplie, la "belle vie", ne pouvait être autre chose qu'une dolce vita, ne pouvait avoir d'autre but que jouir et jouer, sans délai, sans entrave et sans fin, dans une inflation, médiatiquement entretenue, de désirs exacerbés et faussement distinctifs. En fait de "libération", le monde n'a jamais été aussi massivement, aussi solidement, aussi uniformément assujetti à un modèle unique, ni les individus aussi instrumentalisés, embrigadés, normalisés et intoxiqués par une conception de l'humain rendue à la fois dérisoire et effrayante par l'évacuation de toute transcendance. Et qu'on puisse prendre plaisir(s) à une telle aliénation n'est pas le moins effrayant. Le système a porté à son point de perfection un modèle de servitude euphorisante. Il tue l'humain en nous, mais de façon tellement ludique, festive, conviviale, souriante, "branchée", hypercool, quoi… Tels les petits-bourgeois épuisés, aimablement veules et désemparés de La Grande Bouffe, nous sommes invités à mourir accablés de plaisir et vidés de sens… Dans une adaptation moderniste et grimaçante du carpe diem où vraisemblablement ni Horace, ni Omar Khayyam, ni Ronsard n'auraient reconnu l'idéal qu'ils ont chanté.
Je suis tout à fait conscient que la critique des mœurs est un exercice périlleux et rarement bien accueilli. Par un dévoiement du jugement qui est précisément une manifestation de l'"esprit du système", on ne veut voir dans la critique morale qu'une atteinte à la liberté de chacun de faire ce qu'il lui plaît. Ce qui, aux yeux de beaucoup aujourd'hui, est un plus intolérable crime que de laisser assassiner son prochain. Et il n'est malheureusement pas facile de faire comprendre aux intéressés que la critique s'adresse en fait à ce qui en eux est non pas libre mais au contraire possédé, aliéné par le système, et que lorsqu'ils proclament fièrement "Je fais ce que je veux", en réalité ils font justement ce que le système veut, plus exactement ce que la logique du système, qu'ils se sont incorporée, les pousse à vouloir parce que c'est ce dont le système a besoin pour fonctionner de façon optimale. Je n'ignore évidemment pas - je le dis pour prévenir certaines objections qu'on ne manquera pas de m'opposer - que la référence aux "effets du système" peut parfois être utilisée comme un deus ex machina théorique, une sorte d'abstraction totalisante, niveleuse et passe-partout, fâcheusement indifférente aux différences, à la pluralité et à la complexité des déterminations concrètes, voire aux contradictions dont les individus sont porteurs, qui entraînent qu'ils ne font ni ne sont jamais tout d'une pièce, jamais tout entiers dans la pratique considérée, et que toutes leurs pratiques ne sont pas des effets mécaniques "du système". J'ai déjà en partie répondu à ce type d'objection un peu plus haut. J'ajouterai simplement que, s'il est vrai que chacune et chacun d'entre nous est pris dans une multiplicité de logiques concurrentes (du fait de la diversité de ses investissements), auxquelles on obéit différemment selon sa position et sa trajectoire personnelle dans chacun des champs considérés, il n'en reste pas moins qu'actuellement, chez nous, c'est la logique du système capitaliste qui est prépondérante et qu'on peut affirmer que ses effets restent, de beaucoup, les plus massifs, ce qui est empiriquement observable et statistiquement vérifiable.

Ainsi le système capitaliste, parce qu'il est une structure d'accumulation insatiable de profit, a-t-il besoin sur le marché d'individus autant que possible réduits à leur fonction consumériste et ne regardant pas plus loin que le capot de leur voiture ou le bout de leur fourchette. Il a besoin de clients inlassables, enclins à acheter et à consommer tout et n'importe quoi, à acheter et à consommer tant et plus, à acheter et à consommer compulsivement, frénétiquement, ostentatoirement, à "faire marcher le commerce", prêts à s'endetter, parfois même à voler ou à tuer pour acheter, et auxquels il vend désormais absolument de tout, y compris du pipeau, du toc et de la frime. Il a besoin d'un type d'humain pour qui le sens de la vie se résume à être pour avoir et à avoir pour être.

Parce qu'il est une structure de domination, le système a aussi besoin d'hommes et de femmes avides de pouvoir personnel, qui prennent plaisir à dominer autrui, aussi peu que ce soit, et qui sont disposés en permanence à jouer aux "chefs" (grands ou petits), à s'investir avec fougue et délectation dans toutes sortes de compétitions arbitraires, même pour des enjeux ridicules, même pour des pouvoirs factices. Cet appétit de pouvoir gangrène tous les rapports sociaux, pervertit toutes les relations, y compris les plus intimes, en dépit de, ou plutôt grâce à tous les bavardages sur la "communication", l'"écoute" et le "dialogue démocratique" qui agrémentent aujourd'hui tout rapport de domination et aident à son accomplissement.
La rationalité d'un tel système implique donc de façonner dès le plus jeune âge et tout au long de leur vie des individus censés devenir nominalement des citoyens adultes, mais qu'on tend à maintenir à l'état d'adolescents prolongés en cultivant leurs pulsions, leurs lubies et leurs prétentions dûment orchestrées, attisées et manipulées par le marketing, la "pub", les magazines, la télé et toute la foire médiatique aux chimères. Et c'est cette inflation artificieuse de caprices puérils, de velléités coûteuses et de gesticulations exhibitionnistes qu'on ose appeler "liberté", c'est cette façon décérébrée de se comporter qui est censée témoigner de l'éminente dignité de la personne humaine.

Face à cet univers grotesque, démentiel et meurtrier, véritable royaume du Père Ubu, il est de la responsabilité de tous ceux - et leur nombre ne cesse d'augmenter - qui refusent le monde inane autant qu'insane que nous fait le capitalisme, de dire et de se dire clairement : "Non, une vie consacrée à la poursuite interminable et égoïste de plaisirs matériels au demeurant médiocres et de pouvoirs temporels au demeurant dérisoires est une vie de divertissement, une vie vide, une vie inutile, une vie sans honneur, une vie de m'as-tu-vu, une caricature de vie humaine, bref, c'est une vie de con, et je n'en veux pas" Ceux qui ont ce courage et cette lucidité, ceux-là seuls sont vraiment des êtres "libres".

Qui n'a pas vraiment compris par quoi le système le tient enchaîné n'est pas près de pouvoir libérer le monde, quoi qu'il en pense et quoi qu'on on en dise. Or, ce que la plupart des esprits n'ont pas encore clairement compris, même si beaucoup le soupçonnent confusément, c'est le lien entre les structures objectives du système et la sphère des mœurs, sans doute parce que ce lien n'est ni mécanique, ni univoque, ni immédiat et que les mœurs de la population considérée (les classes moyennes en l'occurrence) présentent une autonomie relative par rapport aux déterminations économiques. À cet égard, le travail de la science sociale depuis des décennies a permis de mettre en lumière la façon dont la logique du marché capitaliste a entraîné, au fil des générations, à travers des médiations de toute nature, des transformations du mode de vie, par exemple en matière de rapports entre hommes et femmes, parents et enfants, jeunes et vieux, employeurs et employés, etc., et aussi comment en retour ces mœurs nouvelles ont influencé le développement économique. Bref, il serait illusoire de considérer que nos mœurs n'ont rien à voir avec le fonctionnement du système et qu'il est indifférent pour celui-ci que nous vivions de telle façon plutôt que d'autre.

C'est pourquoi on peut affirmer que la lutte contre le système a nécessairement une dimension morale, c'est-à-dire qu'elle passe non seulement par une réforme des structures externes mais aussi par une réforme des mœurs, dont il est vain de chercher à faire l'économie si on veut vraiment changer les choses, car faute d'une telle réforme il y a toute raison de penser que le système continuerait à imposer sa logique, même dans l'hypothèse où ses opposants auraient réussi à s'emparer du pouvoir politique. Est-il besoin d'ajouter que la réforme des mœurs ne saurait s'effectuer par voie bureaucratique selon des normes édictées d'en haut Elle ne peut procéder que de la prise de conscience personnelle par chaque citoyen de la nécessité de se civiliser davantage, comme aurait dit Élias, en combattant les ferments d'inhumanité que le système tend à développer en lui. De cette bataille sur le terrain de la morale personnelle dépendra en définitive la forme à venir des rapports humains.
Il s'ensuit que la lutte nécessaire contre l'aliénation de soi-même a toute probabilité d'être perçue comme une douloureuse ascèse d'autant plus difficile à réaliser qu'elle est en rupture plus nette avec l'"esprit" du système. Sans doute. Mais n'exagérons rien : personne ne demande, comme faisait le moine florentin, de jeter dans le brasier des vanités les agréments de l'existence, ni de prendre le sac et la cendre pour partir vivre au désert dans les macérations et les mortifications. Il ne s'agit pas d'aller à la chasse aux "démons de la chair et de la concupiscence" ni d'allumer des autodafés. Il ne s'agit pas de chercher à faire l'ange sous prétexte de ne plus faire la bête. Il s'agit seulement d'approfondir lucidement l'analyse de ce qu'est le système capitaliste et de ses conditions historiques et sociales de fonctionnement et, sur la base de cette analyse, de choisir de le servir, sciemment, ou de le combattre, mais sérieusement, pas à demi, pas avec cette tiédeur toujours prête au compromis, pas avec cette propension complaisante à composer avec la réalité et à en euphémiser les aspérités. Comme la Mafia, le système capitaliste est une immense machine à accumuler des profits par tous les moyens y compris le crime organisé. On ne compose pas avec le crime. Si je me suis bien fait comprendre, une des conditions principales de son efficacité, c'est que son fonctionnement reste, sinon dans une obscurité totale, du moins dans une pénombre propice à toutes les confusions. Il faut donc faire la clarté. Nous en avons les moyens et une certaine culture sociologique en fait partie. S'il est vrai que "la sociologie est un sport de combat", celui-ci ne doit pas servir à une autodéfense inconditionnelle mais à déjouer les ruses et les attaques de l'adversaire partout où il se cache, y compris en nous-mêmes. Et cette autocritique n'a rien à voir avec de l'autoflagellation.

Dès lors qu'on a compris intellectuellement comment s'accomplit la logique du système, par quels entraînements elle nous entame et nous plie à son service, il devient clair que le refus de cette logique est aussi une affaire d'autodiscipline, de maîtrise de soi et de mesure dans le nombre et le style de nos investissements. On peut appeler cela une ascèse, si l'on veut. Mais il faut bien voir que l'effort consenti est la condition sine qua non pour accéder à une forme de liberté autrement plus exaltante que la poursuite décevante de nos médiocres stratégies de distinction. Dans un système qui cultive l'infantilisme, l'inconstance et l'irresponsabilité de ses membres en les jetant hors d'eux-mêmes, en les asservissant aux "envies" qu'il leur impose, en les poussant sur la plus grande pente, celle des modes changeantes et futiles, et en les enfermant par là dans une espèce d'éréthisme de tous les sens, un système qui érige en vertu cardinale la propension à "bouger", à changer pour changer, à être "mobile", à ne pas respecter le serment à soi-même et aux autres, le simple effort de se tenir et de se retenir a déjà quelque chose de subversif et de libérateur. Comme le remarquait Julien Benda, le "manque de tenue" du monde contemporain (au sens de fermeté physique et morale, de cohésion et de résistance, de consistance et de constance - sibi constare) a un lien direct avec la répudiation philosophique du rationalisme. Dans le monde capitaliste actuel, la rationalité économique et le raisonnement gestionnaire ont usurpé les droits de la raison (et les droits de l'homme et du citoyen qui en sont l'expression, comme on a trop tendance à l'oublier). La lutte contre le capitalisme implique la recherche d'un nouvel art de vivre au quotidien qui renoue idéologiquement avec ce que le rationalisme des Lumières, le spiritualisme personnaliste et le socialisme du xixe, ont pu avoir de positif et de promouvant. Les idéaux qu'ils nous ont laissés en héritage sont loin d'être dépassés. Ils ne le seront que lorsque les mots d'ordre révolutionnaires d'amour du prochain, de respect de la personne humaine, de liberté et de justice pour tous, seront vraiment passés totalement et authentiquement dans les faits, c'est-à-dire dans les institutions et dans les esprits, sur toute la Terre. On est loin du compte, n'est-ce pas. Mais c'est vers cet horizon, encore et toujours devant nous, qu'il faut avancer. À ceux qui ne cessent de demander en gémissant "Que faire", qu'il me soit permis de retourner la question autrement: "Qu'avons-nous fait" Qu'avons-nous fait de et pour l'idéal démocratique que nous ont légué nos prédécesseurs Où voit-on que cet idéal soit tout entier réalisé Nulle part en vérité. Où que nous portions notre regard, y compris sur nous-mêmes, nous observons que partout où on se pique d'être en démocratie on n'a affaire qu'à des démocraties malades, corrompues, chancelantes, mensongères, où la tyrannie de l'argent empoisonne l'esprit public et étouffe la vertu civique. La démocratie, la vraie, indissociablement économique, politique et sociale, demeure une utopie neuve pour laquelle il vaut la peine de continuer à se battre. Ce qu'on appelle la mondialisation aujourd'hui n'est en fait que l'extension à l'échelle planétaire d'une forme technologiquement avancée de barbarie à la fois souriante, prétentieuse, cynique et insondablement niaise que le système capitaliste a déjà largement installée dans les pays riches. Seule une véritable renaissance de l'idéal démocratique semble pouvoir sauver la planète de l'enlisement définitif à ce niveau d'infra-humanité. Et cette renaissance commence forcément ici et maintenant, dans notre vie de tous les jours, avec les efforts que nous consentons pour remédier à notre assujettissement par le système et nous affranchir toujours davantage de la servitude involontaire où il nous tient. Une telle démarche n'exclut pas la lutte politique, mais elle la renforce en la portant à un niveau supérieur et en la resituant dans une perspective véritablement révolutionnaire.

Mon propos n'est pas - je crois utile d'y insister encore pour finir - d'adopter une démarche s'inspirant de la morale stoïcienne ni même cartésienne, préconisant de "changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde". Une telle proposition pourrait être qualifiée à juste raison de "dérisoire", eu égard à l'ampleur, à la complexité et à l'urgence des combats à mener, comme sont véritablement dérisoires les bricolages et maquillages politico-économiques qui nous sont proposés aujourd'hui pour donner un visage humain au capitalisme, dans le cadre des institutions existantes, nationales ou européennes. À mes yeux, la lutte contre l'ordre ou plutôt contre le désordre établi reste l'objectif essentiel. Ce sur quoi j'essaie d'attirer l'attention, c'est sur le fait que le monde existant n'est pas posé en face de nous comme un paysage extérieur à aménager mais qu'il est aussi nous-mêmes, intérieur à chacune et chacun d'entre nous. Par conséquent la nécessaire volonté de rupture avec le système ne peut pas ne pas concerner aussi les liens qui nous attachent consubstantiellement à lui et qui sont d'autant plus solides qu'ils sont moins visibles. Ignorer cet aspect des choses ou le sous-estimer ne peut que conduire à affaiblir voire à stériliser le combat pour changer la réalité. C'est parce qu'on aborde généralement peu ce sujet que j'ai jugé utile d'en parler ici.

Bien entendu il ne suffit pas d'avoir des idées claires et distinctes et de porter un regard lucide sur la réalité pour qu'elle se transforme. Les idées ne menant le monde que comme le cocher mène l'attelage, elles sont nécessaires mais pas suffisantes. Il faut aussi que nous éprouvions un réel désir de changer les choses et donc que nos aspirations spirituelles l'emportent sur nos intérêts matériels et mondains.
Mais n'est-ce pas là, chers amis, amies et camarades de gauche, le fondement même de notre identité et le ciment de notre parenté
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Alain Accardo
De notre servitude involontaire - Lettre à mes camarades de gauche
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