ANNEXE
la
petite bourgeoisie*
CARACTERISTIQUES
GENERALES
La
petite bourgeoisie est constituée par un ensemble de groupes sociaux
ayant pour caractéristique commune d'occuper les positions moyennes
du champ des classes sociales, à égale distance des pôles
extrêmes occupés respectivement par la grande bourgeoisie
et par le prolétariat industriel ou agricole. Cette région
intermédiaire du champ peut être considérée
comme un lieu neutre, c'est-à-dire relativement indéterminé,
dans la mesure où les déterminations liées à
l'opposition polaire se neutralisent, s'équilibrent mutuellement
en engendrant un type social composite : le petit-bourgeois.
* D'après P. Bourdieu, La Distinction, Les éditions de Minuit,
1979.
Si d'un point de vue synchronique ces positions peuvent être appréhendées
comme constituant globalement une région moyenne, il convient de
préciser, d'un point de vue diachronique, que chacune de ces positions
est située sur une trajectoire comportant un passé et un
avenir, c'est-à-dire une histoire (histoire collective des occupants
successifs de cette position et histoire individuelle de chacun de ses
occupants actuels). Vues sous l'angle de la dynamique du système
de relations, les positions moyennes sont donc des lieux de passage où,
à l'instar de deux mobiles qui se croisent à un carrefour,
deux agents collectifs ou individuels peuvent à un moment donné
occuper des positions semblables dans l'espace social tout en allant dans
une direction différente. Il importe de connaître la pente
réelle des trajectoires sociales, parce que dans la mesure où
cette pente est intériorisée chez les agents sous formes
de penchants, il en découle des différences notables dans
les attitudes et les comportements.
Compte tenu de son vecteur historique chaque position se caractérise
par une plus ou moins grande prédétermination, ou par une
plus ou moins grande indétermination, c'est-à-dire qu'elle
promet à ses occupants soit un avenir à peu près
prévisible et assuré (qu'il s'agisse d'ascension sociale,
d'un déclin social ou d'une stagnation), soit un avenir imprévisible
et ouvert.
Du fait de cette situation intermédiaire, les petits-bourgeois
sont constamment soumis, au plan éthique comme au plan esthétique
ou au plan politique, à des exigences et des influences contradictoires,
et donc affrontés à des alternatives qu'ils ne peuvent trancher
qu'en rationalisant de façon explicite leurs stratégies
et en transformant en «choix» conscients les pratiques les
plus quotidiennes. D'où une quête anxieuse et souvent prolixe
de justification.
Dans la mesure où ils refusent le déclassement par absorption
dans la classe inférieure et où ils prétendent au
reclassement par intégration dans la classe supérieure,
ils vivent en état de (pré-)tension permanente pour
soutenir et prolonger la trajectoire du groupe (éventuellement
à travers leurs enfants). Cette pré-tension contraint le
petit-bourgeois à entrer dans la concurrence des prétentions
antagonistes et donc à vivre toujours au-dessus de ses moyens (financiers,
culturels, etc.) au prix d'un effort constant souvent générateur
d'anxiété et d'agressivité.
«Prédisposée, du fait de sa double opposition aux
classes populaires et aux classes dominantes, à servir le maintien
de l'ordre moral, culturel et politique» (P. Bourdieu), la petite
bourgeoisie présente, sous une forme systématique, un ensemble
de traits constitutifs d'un habitus marqué par la propension à
l'accumulation (des différentes variétés de capital)
sous toutes ses formes ainsi que par la tendance à Y ascétisme,
au rigorisme et au juridisme : souci de la conformité déterminant
une quête anxieuse des autorités et des modèles de
conduite, des produits sûrs et certifiés ; vertuisme moral,
respect strict de principes et préceptes ; conformisme respectueux
ou réformisme prudent en politique ; tendance à l'hypercorrection
langagière ; malthusianisme (limitation des naissances) et restriction
de la consommation ; sentiment d'insécurité ; rapport sérieux
et naïf à la culture, etc.
LA PETITE BOURGEOISIE EN DECLIN
Liée à un état révolu des structures sociales
et à un niveau dépassé des forces productives, son
déclin numérique traduit son déclin économique.
Ses membres sont pour la plupart des artisans et des petits commerçants
de type traditionnel dont la moyenne d'âge est assez élevée
et dont le capital scolaire est peu important (C.E.P. ou C.A.P.). Ils
manifestent dans toutes leurs pratiques des dispositions régressives
en même temps que répressives, en particulier devant tout
ce qui est en rupture avec l'ordre ancien («de mon temps ça
ne se passait pas comme ça») et tout spécialement
devant les comportements des jeunes («si c'est pas malheureux de
voir ça»).
Leur disposition à la répression s'inscrit dans la logique
du ressentiment engendrée par la régression sociale.
L'une des dimensions principales de leur ethos est celle du «sérieux»,
du consciencieux. Dans tous les domaines de la pratique leurs préférences
vont à ce qui est austère, «soigné»,
«simple», «honnête». Ils jugent sévèrement
toutes les formes de laxisme, en matière d'économie (réprobation
envers les facilités du crédit) comme en matière
d'éducation, de sexualité, etc., et ils condamnent particulièrement
le style «libéré» et les «fantaisies»
voyantes de la petite bourgeoisie nouvelle (v. ci-dessous).
N.B. Ce qui précède est forcément un peu schématique
et risque de donner à croire que la petite bourgeoisie en déclin
est une fraction absolument homogène. En fait il conviendrait d'établir
des nuances : c'est ainsi que les agents qui présentent au plus
haut degré les caractéristiques de cette fraction sont les
artisans et les petits commerçants eux-mêmes issus pour la
plupart de familles de petits artisans et commerçants, incapables,
faute du capital économique, et surtout culturel, nécessaire,
de tenter une reconversion et donc condamnés à se maintenir,
vaille que vaille, à la tête de petites entreprises (commerces
d'alimentation par exemple, petits artisanats traditionnels, etc.) particulièrement
menacées et vouées à disparaître avec eux.
Ce sont eux qui sont les plus âgés, et ils se distinguent
dans une certaine mesure des artisans modernes (électriciens, mécaniciens,
etc.) détenteurs du B.E.P.C. ou même du Baccalautéat
qui sont à certains égards très proches des techniciens
dans leurs choix éthiques, esthétiques et politiques.
LA PETITE BOURGEOISIE D'EXECUTION (OU EN ASCENSION)
Essentiellement constituée de cadres moyens, instituteurs, employés
de bureau et de commerce, techniciens, dotés de titres scolaires
moyens (B.E.P.C., BAC.), c'est la fraction la plus centrale, celle qui
présente de la façon la plus accomplie les traits caractéristiques
de la petite bourgeoisie de promotion.
Leur effort pour prolonger ou rétablir une trajectoire interrompue
les incline fondamentalement à l'ascétisme, associé
à une intense bonne volonté culturelle, fondée sur
la foi dans les effets promouvants de l'instruction et l'adhésion
totale aux hiérarchies «justifiées» par les
diplômes. Etant redevables de leur qualification à l'Ecole,
ils attendent d'un investissement de type scolaire (sous forme d'enseignement
par correspondance, formation continue, ou autodidactisme pur) une promotion
d'autant plus recherchée qu'ils sont souvent dans leur travail
confinés dans des tâches d'exécution sous les ordres
d'agents plus diplômés (cadres supérieurs) qui ont
un travail de conception.
Toutes leurs pratiques sont subordonnées à cette volonté
d'ascension sociale qui, faute d'un capital (économique ou culturel)
déjà accumulé, leur impose une morale du sacrifice,
du renoncement, de la privation, nécessaire à l'accumulation
sous toutes ses formes. Constamment tendu vers un avenir qu'il anticipe,
le petit-bourgeois en ascension en arrive, par discipline, à sacrifier
le présent, et le plaisir, à une réussite future
qu'il rêve pour lui-même, ou à défaut, pour
son fils qu'il éduque avec rigueur et qu'il façonne à
son image pour s'accomplir à travers lui, par procuration en quelque
sorte («on se sacrifie pour lui»). Cette espérance
en un avenir meilleur se traduit au plan politique et idéologique
par un progressisme prudent (réformisme) et un optimisme raisonné.
Du moins, tant que ces agents sont suffisamment jeunes. A mesure qu'ils
prennent de l'âge et que la probabilité de réussite
sociale, à laquelle ils ont tant sacrifié, s'affaiblit,
ils tendent à verser dans le désenchantement et le ressentiment.
Ils glissent de l'optimisme raisonné à un pessimisme répressif
qui les rapproche des petits-bourgeois en déclin. Surpassés
dans leur métier par l'arrivée de générations
plus scolarisées et dotées d'un nouvel ethos, ils adoptent
des positions de plus en plus conservatrices dans tous les domaines et
versent dans le moralisme agressif : leur ressentiment s'exprime dans
la propension à dénoncer privilèges et scandales
au nom du respect des principes, à réclamer ou à
faire justice (au moins verbalement), le terrain de la morale étant
pratiquement le seul où ils puissent «faire la leçon»
aux autres, puisqu'ils sont hommes et femmes de devoir et de sacrifice.
Ayant comme tous les groupes sociaux la morale de leurs intérêts,
ils ont de surcroît un intérêt spécifique à
la morale.
A la limite de ce glissement dans l'aigreur sociale il peut y avoir des
prises de position nihilistes et fascisantes («tout est pourri ;
il faudrait un bon coup de balai»), et comme pour la petite bourgeoisie
en déclin, propension au «poujadisme» politique et
moral alimentant des formes explosives et anarchiques de révolte
auxquelles le préjugé antipolitique et antisyndical et la
méfiance individualiste envers toutes les formes durables d'organisation
collective enlèvent une grande part de leur efficacité.
LA PETITE BOURGEOISIE NOUVELLE
Elle est constituée d'agents déclassés (par promotion
ou par régression) qui aspirent et s'efforcent au reclassement
dans la classe supérieure, en exerçant des professions nouvelles
ou rénovées :
— professions de présentation et de représentation
(représentants de commerce et publicitaires, spécialistes
des relations publiques, de la mode, de la décoration, etc.) ;
— agents des institutions consacrées à la vente des
biens et services symboliques (métiers d'assistance médico-sociale
: conseillers conjugaux, sexologues, diététiciens, conseillers
d'orientation, puéricultrices, etc.) ; (métiers de production
et d'animation culturelle :
animateurs culturels, éducateurs, réalisateurs et présentateurs
de radio et de télévision, journalistes de magazines, etc.)
en forte croissance depuis quelques années ;
— parmi les artisans d'art, traditionnellement très proches
des petits artisans, des catégories nouvelles dotées d'une
instruction générale plus élevée, et d'origine
bourgeoise, s'apparentant par leur mode de vie aux intermédiaires
culturels ; fabricants de tissus imprimés, de céramiques,
de bijoux, de vêtements tissés, etc. ;
— de même parmi les secrétaires et infirmières
habituellement très proches des cadres moyens et employés,
les agents les plus jeunes et d'origine bourgeoise tendent à se
rapprocher de façon croissante des professions nouvelles.
Les professions nouvelles ou rénovées, occupées dans
une proportion importante par des femmes, présentent encore un
caractère de relative indétermination et de ce fait elles
attirent des agents que l'on peut classer grossièrement en deux
groupes distincts du point de vue de l'origine sociale (et des dispositions
qui s'ensuivent) : origine populaire-couches moyennes et origine bourgeoise.
Ces deux groupes sont en compétition pour imposer une définition
légitime des postes et des qualifications et dispositions nécessaires
pour les occuper.
Le groupe issu des classes supérieures étant pourvu de compétences
culturelles, d'un ethos et surtout d'un capital social que l'autre groupe
ne possède pas, ou pas au même degré, impose son style
à l'ensemble de la fraction : celui de la prétention armée
(par opposition à la prétention anxieuse, mal assurée
de la petite bourgeoisie en ascension).
Du fait de sa position et de sa composition, la petite bourgeoisie nouvelle
est prédisposée à remplir une fonction d'avant-garde
par rapport à l'ensemble de la petite bourgeoisie. Cet avant-gardisme,
en même temps qu'il lui permet de se distinguer des autres fractions
petites-bourgeoises, fait d'elle l'alliée naturelle tant au plan
économique que politique de la bourgeoisie nouvelle «libérale»
et technocratique (elle-même en lutte avec la bourgeoisie traditionnelle
conservatrice, pour le monopole de la domination) qui lui fournit ses
modèles (la petite bourgeoisie nouvelle recherche en tous domaines
ce qui est aristocratique, «racé», «distingué»,
«raffiné», qui a «de la classe», c'est-à-dire
qui est digne de la classe supérieure, etc.)
Son avant-gardisme systématique s'exprime tout particulièrement
dans les luttes qui ont pour enjeu la définition d'un art de vivre
(vie domestique et consommation, rapports entre les sexes et entre les
générations, reproduction de la famille et de ses valeurs).
Le nouvel art de vivre dont elle se fait le promoteur se caractérise
par une éthique «libérationniste» et permissive
(par opposition à la morale répressive de la petite bourgeoisie
en déclin et l'ascétisme de la petite bourgeoisie de promotion)
dont les principaux traits peuvent se résumer ainsi :
• Propension à l'adoption de toutes les stratégies
de subversion hérétique, c'est-à-dire de subversion
des hiérarchies établies dans le champ (par opposition à
une subversion proprement révolutionnaire visant à briser
la logique même du système). Cette disposition à l'hérésie,
à la dénonciation de la prétention au monopole technocratique
de la compétence (du directeur, du médecin, du psychiatre,
du «mandarin», du [grand] chef, du détenteur de pouvoir[s]
supérieur[s]) alimente un discours idéologique d'euphémisation
de leur rôle social, destiné à leur permettre de vivre
avec bonne conscience (très inégale, très ambiguë)
la fonction objective d'encadrement, de contrôle, d'intégration
et de manipulation douce des masses qu'ils sont amenés à
remplir du fait de leur situation en porte-à-faux dans la structure
sociale.
• Déculpabilisation du rapport au corps et de la sexualité
; substitution de la thérapeutique à l'éthique (le
discours dominant fait largement référence à une
sorte de vulgate psychologique à forte coloration psychanalytique
dont l'un des thèmes favoris est celui de la «communication»,
de «l'ouverture», etc.)
• Le recours fréquent aux professionnels de la cure des âmes
(psychothérapeutes, conseillers conjugaux, etc.) comme de la cure
des corps (professeurs d'«expression corporelle», de yoga,
etc.) est en relation de causalité circulaire avec le développement
d'un marché nouveau sur lequel ces professionnels — eux-mêmes
membres de la fraction — produisent et reproduisent un produit qui
n'est rien d'autre que leur propre style de vie érigé en
exemple, et le besoin de ce style de vie.
• Volonté de distinction, d'apparaître comme «inclassable»,
qui va jusqu'au rejet de tout classement et à l'hostilité
déclarée ou latente envers toute hiérarchie, tout
appareil, toute institution, tout ce qui est considéré comme
un obstacle ou un frein à 1'«épanouissement»,
à l'«éclatement», à l'exaltation spontanéiste
des puissances du Moi, au rêve de vol social permettant d'échapper
aux pesanteurs des structures.
• La propension à «psychologiser» les rapports
sociaux, à tout ramener à la «relation», personnalise
les expériences vécues («ça c'est mon problème»)
et tend par là-même à empêcher ces agents de
«politiser» les problèmes, c'est-à-dire d'appréhender
ces problèmes de façon impersonnelle comme des cas particuliers
de situations génériques communes à toute une (fraction
de) classe ; d'où la disposition de ces agents à substituer
aux formes organisées et durables de la lutte collective différentes
formes de pratiques «communautaires», «sauvages»,
«naturelles», qui visent à apporter à leurs
problèmes personnels des palliatifs (souvent illusoires) plutôt
que des solutions de fond.
• Cette humeur anti-institutionnelle (anti-mariage, anti-école,
antipartis, anti-Etat, anti-science, etc.) a pour corollaire la prédilection
pour tout ce qui peut être catalogué non-catalogable.
• Ne pouvant accéder, faute du capital économique,
social et culturel correspondant, aux consommations de la bourgeoisie
nouvelle, la petite bourgeoisie nouvelle fait une grande consommation
de produits en simili (simili-cuir, simili-bois, simili-caviar, simili-croisière,
faux biens de luxe, ouvrages de vulgarisation scientifique, historique,
psychologique, etc.) qui ont donc l'apparence de légitimité
des produits hautement consacrés, ou bien encore elle s'efforce
par des stratégies de «découverte» et de «restauration»
de faire légitimer des produits et des pratiques «marginaux»,
«exclus», «underground» (produits régionaux,
dialectes, méthodes pédagogiques nouvelles, bandes dessinées,
mystiques orientales, etc.).

*
D 'après
Pierre Bourdieu, La Distinction, Les éditions de Minuit, 1979.
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