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ALAIN ACCARDO

Initiation à la sociologie
L'illusionisme social.

 

 

UNE LECTURE DE BOURDIEU
Nouvelle édition refondue, Le Mascaret - 52, rue des menuts, Bordeaux

CHAPITRE 8

Conclusion

Au terme de cette incursion sur le terrain sociologique, essayons de rassembler en une vision un peu plus synthétique les principaux enseignements des analyses qui précèdent.

Les éléments de théorie que nous avons exposés montrent d'abord qu'il est possible aujourd'hui de faire réellement de la sociologie en dépassant les oppositions classiques et mutilantes entre individu et structure, liberté et déterminisme, acteur et système, et autres couples d'opposition épistémologiques qui trahissent la rémanence dans le discours de la science sociale du vieux postulat de la métaphysique spiritualiste selon lequel le sujet (libre et conscient par définition) transcende absolument toute détermination objective. Cette croyance typique de la philosophie sociale idéaliste a pour pendant l'affirmation symétrique et typiquement matérialiste selon laquelle l'agent social ne serait rien de plus que le jouet perpétuel et passif des structures. Ce débat scolastique perd fondement et substance dès lors qu'on s'efforce d'appréhender le processus dialectique permanent de l'intériorisation de l'extériorité et de l'extériorisation de l'intériorité décrit plus haut. L'agent social réel n'est ni cet acteur démiurgique, maître de son destin, faisant ce qu'il veut et voulant ce qu'il fait, cher à la sociologie subjectiviste, ni cette marionnette mécanique des structures dont parle la sociologie objectiviste. Ce sont là deux archétypes abstraits résultant d'un passage à la limite à partir de l'observation de deux conditions sociales opposées qui existent à des degrés variables dans la réalité : d'un côté la condition dominante des agents les plus privilégiés, à qui des capitaux variés et abondants procurent une marge de manœuvre confortable et le sentiment agréable d'agir sans contrainte ; de l'autre, la condition des agents les plus démunis, étroitement soumis à la nécessité (en particulier à la nécessité économique) et dont la marge de manœuvre se réduit bien souvent au choix du nécessaire. Selon qu'on généralise l'une ou l'autre condition, on aboutit à deux types idéaux opposés (le pur sujet et le pur objet) qui sont tous deux de pures fictions. En effet même au fin fond de l'aliénation engendrée par la privation de tous les capitaux, l'agent le plus contraint, le plus ligoté par la nécessité, le plus dépossédé des moyens de formuler sa propre définition, peut encore s'illusionner, dire «je crois, je sais, je veux», s'éprouver comme un sujet, au moins potentiel, ou si l'on préfère, comme un objet qui produit et consomme du sens. Inversement, au plus haut degré de la libération qu'autorisé l'appropriation de tous les capitaux, l'agent le plus affranchi de toutes les limitations, le plus à même d'agir à sa guise en toutes circonstances, doit finir par convenir, à la manière du Sage antique, que la part des choses qui dépendent de lui est infiniment moins grande que celle des choses qui n'en dépendent pas et que, par exemple, il a beau se vouloir un acteur à part entière de l'histoire, il ne sait pas très bien quelle histoire il fait.

En conséquence, plutôt que de spéculer à perte de vue sur l'essence métaphysique de l'humain, il importe, d'un point de vue sociologique, d'analyser les rapports de force et de sens établis, les trajectoires et les positions réelles des agents, les capitaux qu'ils détiennent, les stratégies qu'ils adoptent et les investissements qu'ils opèrent. Il convient de poser, au principe d'une telle analyse, que les effets observables dans la réalité sont toujours le produit de la rencontre entre des structures internes et des structures externes, entre des habitus et des situations objectives, entre deux états de l'histoire, d'une part de l'histoire incorporée sous forme de schèmes de perception, de sensibilité, de réflexion, d'action, qui commandent le rapport heureux ou malheureux de l'agent au monde social qui l'entoure, d'autre part de l'histoire objectivée sous forme de structures variées (économiques, politiques, linguistiques, etc.), d'institutions, d'organismes, d'appareils, d'objets, etc. Cette omniprésence —on pourrait même dire cette consubstantialité— de l'histoire à tous les niveaux de la réalité sociale interdit de prendre sur celle-ci un point de vue qui serait strictement structuraliste et commande au contraire d'adopter sur les structures sociales un point de vue tenant compte de leur genèse, de leur construction historique, bref ce que l'on pourrait appeler un structuralisme constructiviste, seul capable d'appréhender la dialectique complexe par laquelle des hommes construits par une histoire font une histoire qui fabrique des structures qui façonnent des hommes qui construisent historiquement un monde, etc., dans un incessant et contradictoire processus où reproduction et changement des structures non seulement ne s'excluent pas mais se supposent et se provoquent mutuellement.

L'adoption d'un tel point de vue conduit à mettre en évidence ces structures fondamentales de la réalité sociale qui se construisent et évoluent au fil des siècles et des générations : les champs sociaux. Ceux-ci sont en quelque sorte des pans de la société globale qui, avec accumulation des capitaux, la division croissante du travail, la rationalisation et la codification des pratiques, et d'une façon générale avec ce qu'il est convenu d'appeler le progrès de la civilisation, se sont lentement structurés, organisés en développant leur spécificité et en s'efforçant d'atteindre le plus haut degré possible d'autonomie. Quoiqu'elle soit toujours relative et menacée, en dépit de la tendance du champ à se transformer en système autarcique et à s'ériger en Etat échappant à l'Etat, cette autonomie est suffisamment grande pour engendrer et entretenir l'illusio des agents, c'est-à-dire l'intérêt pour le jeu, alimenté par le jeu lui-même, et la croyance à la valeur irréductible du jeu et de ses enjeux. Réciproquement la croyance partagée et communielle à la valeur transcendante d'un jeu social fétichisé et transformé en fin en soi, contribue à renforcer la tendance à l'autonomisation croissante du champ. Ainsi s'instaure le cercle existentiel de l'illusion qui conduit les agents à s'investir corps et âme, pour le meilleur et pour le pire, dans des jeux qu'ils ne peuvent jouer correctement sans les prendre et sans se prendre au sérieux et dont dépendent le sens et la saveur de leur existence.

Toutes les sociétés et toutes les époques ont leurs mages, leurs thaumaturges, leurs gourous professionnels, dont les miracles provoquent l'émerveillement, l'indignation ou le scepticisme. Mais peu de gens s'avisent que la seule véritable magie est celle qui est inhérente au fonctionnement même des champs sociaux et qui passe d'autant mieux inaperçue qu'elle est plus familière, prosaïque et quotidienne, puisqu'elle ne peut s'accomplir qu'avec la connivence de chaque agent transformé en un enchanteur enchanté. Ce sont les champs sociaux, creusets de cette magie sociale, qui font tous ces croyants sectateurs, zélateurs, partisans, prosélytes et prophètes, serviteurs passionnés et idolâtres de l'Art et de la Politique, du Droit et du Marché, du Sport et de l'Armée, de la Culture et de l'Argent, de Dieu et de Mammon, inlassablement disposés à se battre pour faire triompher une cause qui, dans la meilleure des hypothèses, tout en servant leurs intérêts, contribue à faire avancer tant soit peu l'universel, et dans la pire, à entretenir une forme ou une autre de barbarie, dont les fictions romanesques imaginées par George Orwell et Aldous Huxley ne constituent, au regard de la réalité d'ores et déjà existante, qu'une peinture encore naïve et simplificatrice.

L'analyse sociologique nous conduit ainsi au seuil d'une interrogation qui n'est sans doute plus, en toute rigueur, du seul ressort de la science sociale et que pourtant, nous semble-t-il, le sociologue n'a pas le droit d'esquiver. S'il est vrai que le monde social fonctionne à la fois comme un théâtre et comme une église, où des agents sociaux dûment endoctrinés jouent avec sérieux à se donner mutuellement la comédie sincère de leur importance respective, alors n'y a-t-il pas à la fois cruauté et danger, moralement et politiquement, à dénoncer des illusions qui sont autant d'intérêts vitaux ? Peut-on sans conséquences graves désenchanter la vision que les agents ont de leur univers ? Et quelles autres raisons d'espérer apporter à des êtres sans raison d'être ? Ces questions philosophiques, dans leur abstraction et leur généralité, perdent complètement de vue que, dans la réalité historique les jeux sont toujours, dans une large mesure, déjà faits, ce qui veut dire que les agents sociaux sont loin de tirer tous d'égales satisfactions des jeux qu'ils sont contraints de jouer et que si le fonctionnement des champs sociaux est générateur pour les uns, les dominants, les nantis, les privilégiés, les héritiers, les habiles, de profits multiples qui rendent leur existence épanouissante et délectable, il est pour les autres, beaucoup plus nombreux, la source de misères, de souffrances et d'indignités qui rendent leur existence désespérante, mutilante, voire déshumanisante. Comme l'écrivait Jérôme Carcopino dans son avant-propos à La vie quotidienne à Rome : «Aux uns, en effet, tous les biens de la Terre et toutes les facilités. Aux autres, un dur labeur sans fin ni profits.» On ne aurait dire plus sobrement que les agents sociaux vivent dans des univers incommensurables, et qu'indépendamment de toute spéculation eschatologique, on peut affirmer que l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis existent bel et bien en ce monde. Ce constat est de tous les temps et peut-être plus encore du nôtre. Notre société actuelle est bien placée, en effet, pour savoir que tout discours sur le bien et sur le mal, la grandeur et la petitesse, l'élection et la damnation, la réussite et l'échec, qui fait le silence sur les conditions sociales d'existence et les formidables inégalités engendrées par le système même, ne peut être qu'un monument de niaiserie ou de tartuferie, si ce n'est de pur cynisme. Ces inégalités objectives, mesurables dans la structure de distribution des différents capitaux, ne sont pas des détails subalternes ou des «bavures» dont il conviendrait de minimiser l'importance. Elles constituent au contraire une donnée sociologique fondamentale, et il n'y a aucun misérabilisme à en souligner l'importance.

Evidemment, en bonne et froide logique, on pourrait être tenté de prendre le sociologue au piège de son analyse : après tout, que peuvent bien vous faire ces différences de destin social ? Toutes les différences socialement instituées ne sont-elles pas, selon vous, dérisoires et fantasmagoriques ? Quelle différence pourrait-il bien y avoir encore entre dominants et dominés, oppresseurs et opprimés, exploiteurs et exploités, aux yeux d'un observateur étranger à nos jeux de pouvoir, d'un Micromégas contemplant notre humanité depuis Sirius ou Aldébaran ? Mais précisément une telle position ne peut être que celle d'un extra-terrestre. Elle n'est pas de ce monde. Elle est inhumaine, dans toute l'acception du terme, et même au nom du principe de neutralité axiologique le sociologue ne saurait être tenu à l'adoption d'une position intenable. La lucidité ne commande nullement l'indifférence aux différences. La sociologie est de ce monde. C'est à l'intérieur même du monde social qu'elle parle de et à ce monde social. Et ce qu'elle dit, c'est qu'en vérité les règles du jeu social sont faussement équitables, que les dés sont pipés et que la plupart des agents, loin d'être maîtres du jeu, en sont les jouets (ou mieux, les joués) d'autant plus manipulés qu'ils ignorent davantage les mécanismes de la mystification dont ils sont à la fois les victimes et les complices.

Certains croient pouvoir disqualifier ses analyses en objectant au sociologue que précisément, puisqu'il est dans la mêlée, il est de parti-pris. Dans cette optique, sa démarche ne serait plus dictée, sous couvert d'objectivation des rapports de force, que par le ressentiment propre à cette intelligentsia dominée, haineuse et niveleuse, qui fait de la sociologie une machine de guerre contre la nouvelle noblesse confortablement installée dans le champ du pouvoir où les intellectuels n'ont généralement droit qu'à des strapontins. La dénonciation de la vision enchantée du social procéderait du désir revanchard de se procurer, tout en demeurant formellement irréprochable, la jouissance perverse que donne le pouvoir de désillusion à celui qui l'exerce et qui peut ainsi assouvir, au plan symbolique, en même temps qu'une mesquine vengeance, son propre appétit de domination.

Sans doute de telles objections ne sont-elles pas elles-mêmes sans rapport avec l'anti-intellectualisme toujours un peu méprisant que manifestent traditionnellement les tenants du pouvoir temporel envers les détenteurs du savoir, les puissances du monde «réel» envers les «impuissants» du monde idéel. Mais plutôt que de poursuivre cette vieille polémique qui durera sans doute aussi longtemps que la division du travail de domination induite par les oppositions internes de la classe dominante, il serait plus judicieux de reconnaître que ces objections ne sont pas dépourvues d'un certain fondement, en ce sens que l'intérêt sociologique pour la magie sociale est bien, en règle générale, le fait d'une intelligentsia socialement dominée (nonobstant certaines trajectoires individuelles assez éloignées de la trajectoire modale). Mais ce constat objectif n'autorise nullement à disqualifier ces analyses en les réduisant à l'expression d'une susceptibilité d'écorché vif et d'une humeur envieuse ou vindicative. Ce serait ignorer ce que les progrès de la recherche, en tous domaines, doivent à des motivations personnelles parfois discutables mais souvent liées structurellement à des positions minoritaires, marginales, atypiques et inconfortables, dans le champ scientifique et ailleurs. En l'occurrence ce serait méconnaître le gain de pénétration théorique que peut susciter chez le chercheur en sciences humaines un certain sentiment d'exclusion et en particulier chez le sociologue du pouvoir le sentiment de son exclusion du pouvoir, exclusion qui, loin de le disqualifier, lui confère un surcroît de qualification, à condition qu'il pousse la lucidité critique jusqu'à l'objectivation de tous les pouvoirs, y compris du pouvoir d'objectiver qu'il a en partage avec les autres intellectuels, sociologues ou non. Si la sociologie de la domination ne peut pas se réduire à une simple dimension de la lutte pour le pouvoir, c'est parce qu'étant inséparable d'une sociologie de la sociologie et du champ intellectuel, elle oblige le sociologue à renoncer au point de vue de Sirius pour inclure sa position dans le système global des positions qu'il analyse, en lui donnant du même coup la possibilité de convertir son propre ressentiment en capacité critique et la vérité de ses intérêts particuliers en intérêt pour des vérités plus universelles. Au demeurant, de qui d'autre pourrait-on bien attendre un effort pour analyser les fondements de la domination ? La probabilité pour que ce travail soit entrepris par des membres du C.N.P.F., ou du Sacré Collège cardinalice, ou du mandarinat universitaire, ou du «star-system» journalistique, ou de la «nomenclatura» politique, est plutôt mince, on en conviendra.

Mais, insistera-t-on encore, porter à la connaissance des agents, surtout des plus dominés, le mode de fonctionnement objectif des champs sociaux, n'est-ce pas du même coup rendre tout investissement impossible ?

Justement non. Si, au-delà de la connaissance objective qu'elle construit la sociologie devait proposer un message, l'essentiel en serait que, grâce à cette connaissance objective, il devient possible d'entrer dans le jeu sans illusions, message proprement révolutionnaire certes et utopique, mais d'un utopisme rationnel. Tout en montrant l'arbitraire du jeu social, la sociologie est à même de mesurer la force irrépressible des inclinations à s'investir engendrées et constamment réactivées chez les agents par le jeu lui-même. Pour les humains, jouer c'est vivre. Les jeux sociaux sont les formes prises par la vie chez des animaux grégaires capables d'accéder à l'activité symbolique et de s'inventer des raisons de vivre aussitôt hypostasiées en vérités absolues, en fins éternelles, en missions universelles. Mais comme toutes ces «vues de l'esprit» ne cessent de s'extérioriser, de se faire choses, de se réifier sous forme de structures externes douées d'une existence objective et contraignante avec leurs enjeux, leurs classements, leurs règles de fonctionnement spécifiques, bref comme la réalité sociale existe toujours doublement, incorporée dans les agents et objectivée hors d'eux, et qu'il y a une relative concordance entre intériorité et extériorité, il s'ensuit que le monde social est doté d'une consistance, d'une cohérence et d'une évidence qui ne peuvent que subjuguer l'entendement d'agents faits pour lui comme il est fait pour eux. Les illusions sont bien fondées et les impostures sont légitimes. En conséquence il est vain d'appeler les agents à sortir du jeu, comme en témoigne le succès toujours très limité obtenu par les exhortations toujours recommencées des morales philosophiques et religieuses de tous les temps même lorsqu'elles font renoncement à ce monde une condition du salut dans l'autre. La sociologie au contraire n'appelle personne à une impossible démission.
autant qu'elle n'a aucun au-delà à proposer, sur la Terre comme au ciel. Ce qu'elle a à dire c'est seulement qu'il y a deux façons de jouer le jeu: en sachant qu'il est un jeu ou en ne le sachant pas. Et comme le jeu qui s' ignore tourne inévitablement au tragique et que ce sont les dominés qui en font généralement les frais, il importe de faire savoir qu'il n'y a aucune nécessité transcendantale, aucune fatalité, pour qu'il en soit toujours ainsi, et qu'on peut, sans délirer, envisager une autre façon de jouer et de s'investir, plus lucide, plus délibérée, plus digne et finalement plus civilisée. Puisqu'il faut bien vivre, dit la sociologie, jouons le jeu, mais jouons-le les yeux ouverts, avec des cartes non biseautées et distribuées sans tricherie. Jouons, mais en adultes, en gardant dans nos investissements la réserve et la liberté que la distance critique donne à qui sait que ce n'est là qu'un jeu et qu'on a toujours la ressource, devant toute forme d'aliénation dans le jeu, chaque fois que la fin se met à justifier n'importe quel moyen, de crier «Pouce ! ce n'est plus de jeu», de refuser d'être dupe en refusant du même coup d'être complice de ces intolérables dénis d'humanité où conduisent inéluctablement la course aux honneurs, les passions obsédantes, les intérêts partisans, les appétits effrénés de pouvoir et d'une façon générale les excès du sérieux. Jouons, mais sans fétichisme, sans chercher à croire ni à faire croire que victoires et défaites sont le signe d'une supériorité ou d'une infériorité ontologiques. Jouons mais sans cesser de faire notre socio-analyse.

Sans doute, dans l'état actuel des rapports sociaux, sommes-nous loin encore d'un tel univers social. Mais il est possible d'en concevoir le principe et de commencer à travailler à sa construction. D'ores et déjà il est possible de penser et de pratiquer autrement le jeu social. C'est ce à quoi nous invite la science sociale et qui lui vaut l'hostilité de tous les conservatismes et de toutes les puissances de consécration du désordre établi.

On perçoit d'ailleurs aujourd'hui des signes de plus en plus nets d'une sorte de désacralisation, aux yeux d'un nombre croissant de dominés, des pouvoirs traditionnels et des pontifes qui les exercent, de l'Eglise à l'Etat, de l'Ecole à l'Entreprise. La dérision envers les augures tend à devenir une catégorie explicite de la critique sociale. Quoique ce phénomène ne soit pas dépourvu d'ambiguïté, il est permis d'y voir, au moins pour une part, une sorte d'effet de théorie lié à la diffusion et à la sédimentation dans les rapports sociaux de certaines analyses de la domination produites par la science sociale. Certes cette évolution est encore bien limitée et contradictoire dans la mesure où la magie sociale crée sans cesse de nouveaux fétiches, mais elle atteste à sa façon que la propension des dominés à se prosterner devant les idoles proposées à leur dévotion peut devenir moins automatique et moins systématique. Ce n'est sans doute qu'un commencement. Mais c'est dans cette voie que la sociologie peut démontrer, en assumant sa fonction explicative, son utilité profonde qui est de fournir un fondement théorique à la critique sociale et de contribuer par là à faire une société plus humaine et des humains plus libres. En effet, il n'appartient en aucune façon à la science sociale de formuler un projet d'organisation des rapports sociaux. En revanche, en dévoilant la vérité des rapports sociaux tels qu'ils fonctionnent objectivement, elle enseigne la lucidité critique envers toutes les orthodoxies, tous les dogmatismes, politiques, économiques, religieux, qui prétendent justifier l'ordre existant ou à venir, y compris envers tous les dévoiements scientistes de la science qui prétendraient imposer «scientifiquement» les critères légitimes de l'organisation sociale idéale. Ainsi, tout en se refusant à vaticiner sur le meilleur des mondes possibles, la sociologie peut aider à mobiliser des forces capables, à terme, de créer les conditions sociales, matérielles et symboliques, dans lesquelles le vieux rêve d'accéder à «la seigneurie de soi-même», de devenir maître de son destin, d'être enfin un véritable acteur, pourrait prendre un sens effectivement compréhensible pour le plus grand nombre et non plus seulement pour des minorités aristocratiques. Alors sans doute, les pieuses certitudes et les exaltantes illusions nourries par tous les subjectivismes trouveraient-elles, avec la possibilité de faire émerger un Sujet digne de ce nom, un commencement de réalité.

Si au-delà des rodomontades hypocrites et du pieux verbiage à la mode, la notion de «nouvel ordre mondial» désigne un objectif désormais concevable et désirable pour les peuples de la Terre, la sociologie dont nous parlons peut assurément être de quelque utilité à ceux qui militent pour faire de ce nouvel état des rapports sociaux non pas une entreprise de légitimation et de consécration du désordre établi à l'échelle planétaire, mais une étape effective et décisive pour sortir de la préhistoire et accéder à l'Humanité.

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