CHAPITRE
8
Conclusion
Au
terme de cette incursion sur le terrain sociologique, essayons de rassembler
en une vision un peu plus synthétique les principaux enseignements
des analyses qui précèdent.
Les éléments de théorie que nous avons exposés
montrent d'abord qu'il est possible aujourd'hui de faire réellement
de la sociologie en dépassant les oppositions classiques et mutilantes
entre individu et structure, liberté et déterminisme, acteur
et système, et autres couples d'opposition épistémologiques
qui trahissent la rémanence dans le discours de la science sociale
du vieux postulat de la métaphysique spiritualiste selon lequel
le sujet (libre et conscient par définition) transcende absolument
toute détermination objective. Cette croyance typique de la philosophie
sociale idéaliste a pour pendant l'affirmation symétrique
et typiquement matérialiste selon laquelle l'agent social ne serait
rien de plus que le jouet perpétuel et passif des structures. Ce
débat scolastique perd fondement et substance dès lors qu'on
s'efforce d'appréhender le processus dialectique permanent de l'intériorisation
de l'extériorité et de l'extériorisation de l'intériorité
décrit plus haut. L'agent social réel n'est ni cet acteur
démiurgique, maître de son destin, faisant ce qu'il veut
et voulant ce qu'il fait, cher à la sociologie subjectiviste, ni
cette marionnette mécanique des structures dont parle la sociologie
objectiviste. Ce sont là deux archétypes abstraits résultant
d'un passage à la limite à partir de l'observation de deux
conditions sociales opposées qui existent à des degrés
variables dans la réalité : d'un côté la condition
dominante des agents les plus privilégiés, à qui
des capitaux variés et abondants procurent une marge de manœuvre
confortable et le sentiment agréable d'agir sans contrainte ; de
l'autre, la condition des agents les plus démunis, étroitement
soumis à la nécessité (en particulier à la
nécessité économique) et dont la marge de manœuvre
se réduit bien souvent au choix du nécessaire. Selon qu'on
généralise l'une ou l'autre condition, on aboutit à
deux types idéaux opposés (le pur sujet et le pur objet)
qui sont tous deux de pures fictions. En effet même au fin fond
de l'aliénation engendrée par la privation de tous les capitaux,
l'agent le plus contraint, le plus ligoté par la nécessité,
le plus dépossédé des moyens de formuler sa propre
définition, peut encore s'illusionner, dire «je crois, je
sais, je veux», s'éprouver comme un sujet, au moins potentiel,
ou si l'on préfère, comme un objet qui produit et consomme
du sens. Inversement, au plus haut degré de la libération
qu'autorisé l'appropriation de tous les capitaux, l'agent le plus
affranchi de toutes les limitations, le plus à même d'agir
à sa guise en toutes circonstances, doit finir par convenir, à
la manière du Sage antique, que la part des choses qui dépendent
de lui est infiniment moins grande que celle des choses qui n'en dépendent
pas et que, par exemple, il a beau se vouloir un acteur à part
entière de l'histoire, il ne sait pas très bien quelle histoire
il fait.
En
conséquence, plutôt que de spéculer à perte
de vue sur l'essence métaphysique de l'humain, il importe, d'un
point de vue sociologique, d'analyser les rapports de force et de sens
établis, les trajectoires et les positions réelles des agents,
les capitaux qu'ils détiennent, les stratégies qu'ils adoptent
et les investissements qu'ils opèrent. Il convient de poser, au
principe d'une telle analyse, que les effets observables dans la réalité
sont toujours le produit de la rencontre
entre des structures internes et des structures externes,
entre des habitus et des situations objectives, entre deux états
de l'histoire, d'une part de l'histoire incorporée sous forme de
schèmes de perception, de sensibilité, de réflexion,
d'action, qui commandent le rapport heureux ou malheureux de l'agent au
monde social qui l'entoure, d'autre part de l'histoire objectivée
sous forme de structures variées (économiques, politiques,
linguistiques, etc.), d'institutions, d'organismes, d'appareils, d'objets,
etc. Cette omniprésence —on pourrait même dire cette
consubstantialité— de l'histoire à tous les niveaux
de la réalité sociale interdit de prendre sur celle-ci un
point de vue qui serait strictement structuraliste et commande au contraire
d'adopter sur les structures sociales un point de vue tenant compte de
leur genèse, de leur construction historique, bref ce que l'on
pourrait appeler un structuralisme constructiviste,
seul capable d'appréhender la dialectique complexe par laquelle
des hommes construits par une histoire font une histoire qui fabrique
des structures qui façonnent des hommes qui construisent historiquement
un monde, etc., dans un incessant et contradictoire processus où
reproduction et changement des structures non seulement ne s'excluent
pas mais se supposent et se provoquent mutuellement.
L'adoption d'un tel point de vue conduit à mettre en évidence
ces structures fondamentales de la réalité sociale qui se
construisent et évoluent au fil des siècles et des générations
: les champs sociaux. Ceux-ci sont en quelque sorte des pans de la société
globale qui, avec accumulation des capitaux, la division croissante du
travail, la rationalisation et la codification des pratiques, et d'une
façon générale avec ce qu'il est convenu d'appeler
le progrès de la civilisation, se sont lentement structurés,
organisés en développant leur spécificité
et en s'efforçant d'atteindre le plus haut degré possible
d'autonomie. Quoiqu'elle soit toujours relative et menacée, en
dépit de la tendance du champ à se transformer en système
autarcique et à s'ériger en Etat échappant à
l'Etat, cette autonomie est suffisamment grande pour engendrer et entretenir
l'illusio des agents, c'est-à-dire
l'intérêt pour le jeu, alimenté par le jeu lui-même,
et la croyance à la valeur irréductible du jeu et de ses
enjeux. Réciproquement la croyance partagée et communielle
à la valeur transcendante d'un jeu social fétichisé
et transformé en fin en soi, contribue à renforcer la tendance
à l'autonomisation croissante du champ. Ainsi s'instaure le cercle
existentiel de l'illusion qui conduit les agents à s'investir corps
et âme, pour le meilleur et pour le pire, dans des jeux qu'ils ne
peuvent jouer correctement sans les prendre et sans se prendre au sérieux
et dont dépendent le sens et la saveur de leur existence.
Toutes les sociétés et toutes les époques ont leurs
mages, leurs thaumaturges, leurs gourous professionnels, dont les miracles
provoquent l'émerveillement, l'indignation ou le scepticisme. Mais
peu de gens s'avisent que la seule véritable magie est celle qui
est inhérente au fonctionnement même des champs sociaux et
qui passe d'autant mieux inaperçue qu'elle est plus familière,
prosaïque et quotidienne, puisqu'elle ne peut s'accomplir qu'avec
la connivence de chaque agent transformé en un enchanteur enchanté.
Ce sont les champs sociaux, creusets de cette magie sociale, qui font
tous ces croyants sectateurs, zélateurs, partisans, prosélytes
et prophètes, serviteurs passionnés et idolâtres de
l'Art et de la Politique, du Droit et du Marché, du Sport et de
l'Armée, de la Culture et de l'Argent, de Dieu et de Mammon, inlassablement
disposés à se battre pour faire triompher une cause qui,
dans la meilleure des hypothèses, tout en servant leurs intérêts,
contribue à faire avancer tant soit peu l'universel, et dans la
pire, à entretenir une forme ou une autre de barbarie, dont les
fictions romanesques imaginées par George Orwell et Aldous Huxley
ne constituent, au regard de la réalité d'ores et déjà
existante, qu'une peinture encore naïve et simplificatrice.
L'analyse sociologique nous conduit ainsi au seuil d'une interrogation
qui n'est sans doute plus, en toute rigueur, du seul ressort de la science
sociale et que pourtant, nous semble-t-il, le sociologue n'a pas le droit
d'esquiver. S'il est vrai que le monde social fonctionne à la fois
comme un théâtre et comme une église, où des
agents sociaux dûment endoctrinés jouent avec sérieux
à se donner mutuellement la comédie sincère de leur
importance respective, alors n'y a-t-il pas à la fois cruauté
et danger, moralement et politiquement, à dénoncer des illusions
qui sont autant d'intérêts vitaux ? Peut-on sans conséquences
graves désenchanter la vision que les agents ont de leur univers
? Et quelles autres raisons d'espérer apporter à des êtres
sans raison d'être ? Ces questions philosophiques, dans leur abstraction
et leur généralité, perdent complètement de
vue que, dans la réalité historique les jeux sont toujours,
dans une large mesure, déjà faits, ce qui veut dire que
les agents sociaux sont loin de tirer tous d'égales satisfactions
des jeux qu'ils sont contraints de jouer et que si le fonctionnement des
champs sociaux est générateur pour les uns, les dominants,
les nantis, les privilégiés, les héritiers, les habiles,
de profits multiples qui rendent leur existence épanouissante et
délectable, il est pour les autres, beaucoup plus nombreux, la
source de misères, de souffrances et d'indignités qui rendent
leur existence désespérante, mutilante, voire déshumanisante.
Comme l'écrivait Jérôme Carcopino dans son avant-propos
à La vie quotidienne à Rome
: «Aux uns, en effet, tous les biens de la Terre et toutes les facilités.
Aux autres, un dur labeur sans fin ni profits.» On ne aurait dire
plus sobrement que les agents sociaux vivent dans des univers incommensurables,
et qu'indépendamment de toute spéculation eschatologique,
on peut affirmer que l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis existent bel
et bien en ce monde. Ce constat est de tous les temps et peut-être
plus encore du nôtre. Notre société actuelle est bien
placée, en effet, pour savoir que tout discours sur le bien et
sur le mal, la grandeur et la petitesse, l'élection et la damnation,
la réussite et l'échec, qui fait le silence sur les conditions
sociales d'existence et les formidables inégalités
engendrées par le système même, ne
peut être qu'un monument de niaiserie ou de tartuferie, si ce n'est
de pur cynisme. Ces inégalités objectives, mesurables dans
la structure de distribution des différents capitaux, ne sont pas
des détails subalternes ou des «bavures» dont il conviendrait
de minimiser l'importance. Elles constituent au contraire une
donnée sociologique fondamentale, et il n'y a aucun
misérabilisme à en souligner l'importance.
Evidemment, en bonne et froide logique, on pourrait être tenté
de prendre le sociologue au piège de son analyse : après
tout, que peuvent bien vous faire ces différences de destin social
? Toutes les différences socialement instituées ne sont-elles
pas, selon vous, dérisoires et fantasmagoriques ? Quelle différence
pourrait-il bien y avoir encore entre dominants et dominés, oppresseurs
et opprimés, exploiteurs et exploités, aux yeux d'un observateur
étranger à nos jeux de pouvoir, d'un Micromégas contemplant
notre humanité depuis Sirius ou Aldébaran ? Mais précisément
une telle position ne peut être que celle d'un extra-terrestre.
Elle n'est pas de ce monde. Elle est inhumaine, dans toute l'acception
du terme, et même au nom du principe de neutralité axiologique
le sociologue ne saurait être tenu à l'adoption d'une position
intenable. La lucidité ne commande nullement l'indifférence
aux différences. La sociologie est de ce monde. C'est à
l'intérieur même du monde social qu'elle parle de et à
ce monde social. Et ce qu'elle dit, c'est qu'en vérité les
règles du jeu social sont faussement équitables, que les
dés sont pipés et que la plupart des agents, loin d'être
maîtres du jeu, en sont les jouets (ou mieux, les joués)
d'autant plus manipulés qu'ils ignorent davantage les mécanismes
de la mystification dont ils sont à la fois les victimes et les
complices.
Certains croient pouvoir disqualifier ses analyses en objectant au sociologue
que précisément, puisqu'il est dans la mêlée,
il est de parti-pris. Dans cette optique, sa démarche ne serait
plus dictée, sous couvert d'objectivation des rapports de force,
que par le ressentiment propre à cette intelligentsia dominée,
haineuse et niveleuse, qui fait de la sociologie une machine de guerre
contre la nouvelle noblesse confortablement installée dans le champ
du pouvoir où les intellectuels n'ont généralement
droit qu'à des strapontins. La dénonciation de la vision
enchantée du social procéderait du désir revanchard
de se procurer, tout en demeurant formellement irréprochable, la
jouissance perverse que donne le pouvoir
de désillusion à celui qui l'exerce et qui
peut ainsi assouvir, au plan symbolique, en même temps qu'une mesquine
vengeance, son propre appétit de domination.
Sans doute de telles objections ne sont-elles pas elles-mêmes sans
rapport avec l'anti-intellectualisme toujours un peu méprisant
que manifestent traditionnellement les tenants du pouvoir temporel envers
les détenteurs du savoir, les puissances du monde «réel»
envers les «impuissants» du monde idéel. Mais plutôt
que de poursuivre cette vieille polémique qui durera sans doute
aussi longtemps que la division du travail de domination induite par les
oppositions internes de la classe dominante, il serait plus judicieux
de reconnaître que ces objections ne sont pas dépourvues
d'un certain fondement, en ce sens que l'intérêt sociologique
pour la magie sociale est bien, en règle générale,
le fait d'une intelligentsia socialement dominée (nonobstant certaines
trajectoires individuelles assez éloignées de la trajectoire
modale). Mais ce constat objectif n'autorise nullement à disqualifier
ces analyses en les réduisant à l'expression d'une susceptibilité
d'écorché vif et d'une humeur envieuse ou vindicative. Ce
serait ignorer ce que les progrès de la recherche, en tous domaines,
doivent à des motivations personnelles parfois discutables mais
souvent liées structurellement à des positions minoritaires,
marginales, atypiques et inconfortables, dans le champ scientifique et
ailleurs. En l'occurrence ce serait méconnaître le gain de
pénétration théorique que peut susciter chez le chercheur
en sciences humaines un certain sentiment d'exclusion et en particulier
chez le sociologue du pouvoir le sentiment de son exclusion du pouvoir,
exclusion qui, loin de le disqualifier, lui confère un surcroît
de qualification, à condition qu'il pousse la lucidité critique
jusqu'à l'objectivation de tous les pouvoirs, y compris du pouvoir
d'objectiver qu'il a en partage avec les autres intellectuels, sociologues
ou non. Si la sociologie de la domination ne peut pas se réduire
à une simple dimension de la lutte pour le pouvoir, c'est parce
qu'étant inséparable d'une sociologie de la sociologie et
du champ intellectuel, elle oblige le sociologue à renoncer au
point de vue de Sirius pour inclure sa position dans le système
global des positions qu'il analyse, en lui donnant du même coup
la possibilité de convertir son propre ressentiment en capacité
critique et la vérité de ses intérêts particuliers
en intérêt pour des vérités plus universelles.
Au demeurant, de qui d'autre pourrait-on bien attendre un effort pour
analyser les fondements de la domination ? La probabilité pour
que ce travail soit entrepris par des membres du C.N.P.F., ou du Sacré
Collège cardinalice, ou du mandarinat universitaire, ou du «star-system»
journalistique, ou de la «nomenclatura» politique, est plutôt
mince, on en conviendra.
Mais, insistera-t-on encore, porter à la connaissance des agents,
surtout des plus dominés, le mode de fonctionnement objectif des
champs sociaux, n'est-ce pas du même coup rendre tout investissement
impossible ?
Justement non. Si, au-delà de la connaissance objective qu'elle
construit la sociologie devait proposer un message, l'essentiel en serait
que, grâce à cette connaissance objective, il devient possible
d'entrer dans le jeu sans illusions, message proprement
révolutionnaire certes et utopique, mais d'un utopisme rationnel.
Tout en montrant l'arbitraire du jeu social, la sociologie est à
même de mesurer la force irrépressible des inclinations à
s'investir engendrées et constamment réactivées chez
les agents par le jeu lui-même. Pour les humains, jouer c'est vivre.
Les jeux sociaux sont les formes prises par la vie chez des animaux grégaires
capables d'accéder à l'activité symbolique et de
s'inventer des raisons de vivre aussitôt hypostasiées en
vérités absolues, en fins éternelles, en missions
universelles. Mais comme toutes ces «vues de l'esprit» ne
cessent de s'extérioriser, de se faire choses, de se réifier
sous forme de structures externes douées d'une existence objective
et contraignante avec leurs enjeux, leurs classements, leurs règles
de fonctionnement spécifiques, bref comme la réalité
sociale existe toujours doublement, incorporée dans les agents
et objectivée hors d'eux, et qu'il y a une relative concordance
entre intériorité et extériorité, il s'ensuit
que le monde social est doté d'une consistance, d'une cohérence
et d'une évidence qui ne peuvent que subjuguer l'entendement d'agents
faits pour lui comme il est fait pour eux. Les
illusions sont bien fondées et les impostures sont légitimes.
En conséquence il est vain d'appeler les agents à sortir
du jeu, comme en témoigne le succès toujours très
limité obtenu par les exhortations toujours recommencées
des morales philosophiques et religieuses de tous les temps même
lorsqu'elles font renoncement à ce monde une condition du salut
dans l'autre. La sociologie au contraire n'appelle personne à une
impossible démission.
autant qu'elle n'a aucun au-delà à proposer, sur la Terre
comme au ciel. Ce qu'elle a à dire c'est seulement qu'il y a deux
façons de jouer le jeu: en sachant qu'il est un jeu ou en ne le
sachant pas. Et comme le jeu qui s' ignore tourne inévitablement
au tragique et que ce sont les dominés qui en font généralement
les frais, il importe de faire savoir qu'il n'y a aucune nécessité
transcendantale, aucune fatalité, pour qu'il en soit toujours ainsi,
et qu'on peut, sans délirer, envisager une autre façon de
jouer et de s'investir, plus lucide, plus délibérée,
plus digne et finalement plus civilisée.
Puisqu'il faut bien vivre, dit la sociologie, jouons le jeu, mais jouons-le
les yeux ouverts, avec des cartes non biseautées et distribuées
sans tricherie. Jouons, mais en adultes, en gardant dans nos investissements
la réserve et la liberté que la distance critique donne
à qui sait que ce n'est là qu'un jeu et qu'on a toujours
la ressource, devant toute forme d'aliénation dans le jeu, chaque
fois que la fin se met à justifier n'importe quel moyen, de crier
«Pouce ! ce n'est plus de jeu», de refuser d'être dupe
en refusant du même coup d'être complice de ces intolérables
dénis d'humanité où conduisent inéluctablement
la course aux honneurs, les passions obsédantes, les intérêts
partisans, les appétits effrénés de pouvoir et d'une
façon générale les excès du sérieux.
Jouons, mais sans fétichisme,
sans chercher à croire ni à faire croire que victoires et
défaites sont le signe d'une supériorité ou d'une
infériorité ontologiques. Jouons mais sans cesser de faire
notre socio-analyse.
Sans doute, dans l'état actuel des rapports sociaux, sommes-nous
loin encore d'un tel univers social. Mais il est possible d'en concevoir
le principe et de commencer à travailler à sa construction.
D'ores et déjà il est possible de penser et de pratiquer
autrement le jeu social. C'est ce à quoi nous invite la science
sociale et qui lui vaut l'hostilité de tous les conservatismes
et de toutes les puissances de consécration du désordre
établi.
On perçoit d'ailleurs aujourd'hui des signes de plus en plus nets
d'une sorte de désacralisation, aux yeux d'un nombre croissant
de dominés, des pouvoirs traditionnels et des pontifes qui les
exercent, de l'Eglise à l'Etat, de l'Ecole à l'Entreprise.
La dérision envers les augures tend à devenir une catégorie
explicite de la critique sociale. Quoique ce phénomène ne
soit pas dépourvu d'ambiguïté, il est permis d'y voir,
au moins pour une part, une sorte d'effet
de théorie lié à la diffusion et
à la sédimentation dans les rapports sociaux de certaines
analyses de la domination produites par la science sociale. Certes cette
évolution est encore bien limitée et contradictoire dans
la mesure où la magie sociale crée sans cesse de nouveaux
fétiches, mais elle atteste à sa façon que la propension
des dominés à se prosterner devant les idoles proposées
à leur dévotion peut devenir moins automatique et moins
systématique. Ce n'est sans doute qu'un commencement. Mais c'est
dans cette voie que la sociologie peut démontrer, en assumant sa
fonction explicative, son utilité profonde qui est de fournir un
fondement théorique à la critique sociale et de contribuer
par là à faire une société plus humaine et
des humains plus libres. En effet, il n'appartient en aucune façon
à la science sociale de formuler un projet d'organisation des rapports
sociaux. En revanche, en dévoilant la vérité des
rapports sociaux tels qu'ils fonctionnent objectivement, elle enseigne
la lucidité critique envers toutes les orthodoxies, tous les dogmatismes,
politiques, économiques, religieux, qui prétendent justifier
l'ordre existant ou à venir, y compris envers tous les dévoiements
scientistes de la science qui prétendraient imposer «scientifiquement»
les critères légitimes de l'organisation sociale idéale.
Ainsi, tout en se refusant à vaticiner sur le meilleur des mondes
possibles, la sociologie peut aider à mobiliser des forces capables,
à terme, de créer les conditions
sociales, matérielles et symboliques, dans lesquelles
le vieux rêve d'accéder à «la seigneurie de
soi-même», de devenir maître de son destin, d'être
enfin un véritable acteur, pourrait prendre un sens effectivement
compréhensible pour le plus grand nombre et non plus seulement
pour des minorités aristocratiques. Alors sans doute, les pieuses
certitudes et les exaltantes illusions nourries par tous les subjectivismes
trouveraient-elles, avec la possibilité de faire émerger
un Sujet digne de ce nom, un commencement de réalité.
Si au-delà des rodomontades hypocrites et du pieux verbiage à
la mode, la notion de «nouvel ordre mondial» désigne
un objectif désormais concevable et désirable pour les peuples
de la Terre, la sociologie dont nous parlons peut assurément être
de quelque utilité à ceux qui militent pour faire de ce
nouvel état des rapports sociaux non pas une entreprise de légitimation
et de consécration du désordre établi à l'échelle
planétaire, mais une étape effective et décisive
pour sortir de la préhistoire et accéder à l'Humanité.
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