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ALAIN ACCARDO

Initiation à la sociologie
L'illusionisme social.

 

 

UNE LECTURE DE BOURDIEU
Nouvelle édition refondue, Le Mascaret - 52, rue des menuts, Bordeaux

CHAPITRE 1

Les champs sociaux


Au plan du vécu quotidien des agents sociaux (que ces agents soient des individus ou des groupes), la vie sociale est faite d'une infinité d'interactions (rencontres, échanges, discussions, conflits, compétitions, relations de travail, relations de pouvoir, relations amoureuses, etc.) qui sont toutes très précisément localisées dans le temps et dans l'espace.
Il importe, pour comprendre une interaction quelle qu'elle soit, de connaître le plus exactement possible les circonstances et le lieu où elle se produit. Par circonstances, il faut entendre non seulement les circonstances immédiates, mais aussi l'ensemble du contexte historique. Quant au lieu, c'est non seulement le lieu physique, le point de l'espace géographique où se déroule l'interaction, mais encore la situation dans l'espace social.

Ce que nous proposons d'examiner ici, ce sont les déterminations que toute interaction doit à l'espace social dans lequel elle se produit. Il convient donc, pour commencer, de réfléchir à ce qu'est l'espace social.

Que l'on considère un bureau, un atelier, un stade, une salle de séjour ou un salon de coiffure, tous les lieux physiques, apparemment les plus dissemblables, dans lesquels évoluent les agents sociaux les plus divers, ont en commun de pouvoir être regardés comme des ensembles de positions socialement définies, c'est-à-dire de positions qui se différencient les unes des autres par les droits et les devoirs qui sont attachés à chacune d'elles, par le prix (en temps, argent, énergie, talent, compétence, culot, etc.) qu'il faut payer pour les occuper, ou par les rémunérations et gratifications qu'elles apportent à leurs occupants (titres, honneurs, prestiges, services, argent, etc.).

Un espace social est donc un ensemble organisé ou, mieux encore, un système(1)de positions sociales qui se définissent les unes par rapport aux autres. Des positions de commandement supposent des positions d'exécution. A la position de la vedette célèbre répond la position de l'obscur «ringard». Point de vainqueur sans un vaincu, de parents sans enfants, de riches sans pauvres, de bourgeois sans prolétaires, etc. La «valeur» d'une position sociale ne peut en fait se mesurer que par la distance sociale qui la sépare des autres positions inférieures ou supérieures. Il n'y a pas de position sociale qui puisse se définir en soi exclusivement. Les positions sociales sont comme des notes de musique, qui ne peuvent prendre une valeur précise (do, ré, mi, etc.) qu'à l'intérieur d'une gamme déterminée, en rapport avec les autres notes de la gamme, c'est-à-dire à l'intérieur d'un système d'intervalles. Que serait un chef en soi par exemple ? Serait-il un grand ou un petit chef ? Serait-il un chef en tous temps et en tous lieux ? La question n'a pas de sens, puisque la position de chef ne peut exister qu'en rapport avec d'autres positions qui forment avec elle un ensemble indissociable, de telle sorte qu'on est à la fois un chef par rapport à certains agents et un subordonné par rapport à d'autres, plus puissant que certains agents ici et maintenant, moins puissant que d'autres ailleurs et dans d'autres circonstances.

Ce point de vue relationnel permet d'éviter l'erreur nominaliste, celle qui consiste à croire, d'une part, qu'une position (un rôle, un poste, une fonction, etc.) existe en elle-même et par elle-même, indépendamment des autres, puisqu'elle a un nom distinct (par exemple «instituteur», «patron», etc.), d'autre part, qu'elle ne subit aucun changement dans le temps, puisque c'est toujours le même nom qui sert à la désigner, aujourd'hui comme hier, alors qu'en fait la persistance d'une même définition nominale peut très bien masquer l'évolution de la position soit dans le sens d'un renforcement, soit dans le sens d'un affaiblissement par rapport à d'autres positions du système (ainsi la position d'instituteur, très gratifiante sous la troisième République, a beaucoup décliné depuis et s'est largement féminisée ; la position de patron n'est pas tout à fait la même au temps des petites entreprises dirigées par un petit patron «de droit divin» travaillant lui-même parmi ses employés et au temps des entreprises géantes nationales et multinationales dirigés par un patronat lointain, transformé en P.D.G. inaccessibles, en «managers» hautement diplômés et ayant un statut de salariés).

En d'autres termes, on est toujours le jeune d'un plus vieux que soi, le riche d'un plus pauvre, le savant d'un plus ignorant, le réactionnaire d'un plus progressiste, l'optimiste d'un plus pessimiste, etc. Faut-il pour autant, au nom de la définition relationnelle de toute position, tomber dans le relativisme extrême qui consisterait à dire qu'il n'y a par conséquent ni riches ni pauvres, ni jeunes ni vieux, ni droite ni gauche, etc. ? Poser cette question revient à se demander comment se constituent les groupes sociaux, quel type de réalité ils présentent. C'est là une question suffisamment importante pour être examinée à part et plus loin dans un chapitre consacré à la classification sociale.

Un espace social est donc un système de différences, un système de positions qui se définissent dans et par leur opposition même, comme le nord ne se définit que par opposition au sud et l'est par opposition à l'ouest.

Il importe de retenir cette idée que, dans la vie sociale, toute pratique individuelle ou collective est toujours orientée par rapport à des valeurs socialement établies, exactement comme dans l'espace physique tout mouvement est forcément orienté par rapport aux axes reliant les points cardinaux ou à l'axe reliant le «haut» et le «bas»(2). Dans l'espace social, les points cardinaux sont constitués par des valeurs reconnues, admises à un moment donné. Les pratiques des agents sociaux sont orientées, de façon consciente ou non, par rapport à des axes noble/ignoble, pur/impur, distingué/vulgaire, loyal/déloyal, rare/commun, renommé/obscur, masculin/féminin, jeune/vieux, etc., c'est-à-dire en fonction de valeurs perçues comme formant des couples d'opposition qui peuvent donner une signification positive ou négative aux choses et aux pratiques les plus diverses. C'est ainsi par exemple qu'on peut considérer comme distinguée (ou vulgaire) aussi bien une façon de parler qu'une tenue vestimentaire, une physionomie, etc., ou qu'on peut considérer comme léger (ou lourd) aussi bien un style qu'un aliment ou une façon de marcher, etc.

Mais comment mesure-t-on la distance sociale qui sépare une position des autres positions voisines ou éloignées ? N'étant qu'au début de notre analyse, nous nous bornerons à répondre en première approximation que la distance sociale entre deux positions se mesure aux pouvoirs que ces positions donnent ou interdisent à leurs occupants. Mais nous aurons à revenir sur cette question.

Distance sociale et distance physique sont, en principe, rigoureusement distinctes l'une de l'autre. Deux agents peuvent occuper des positions très voisines dans l'espace physique et être séparés par une distance sociale vertigineuse. Les héros du célèbre roman de D.H. Lawrence, Lady Chatterley et son amant le garde-chasse, sont dans cette situation : l'interaction amoureuse qui les unit ne parvient pas à combler l'abîme social qui les sépare. En revanche l'éloignement géographique n'empêche pas des agents différents d'occuper une même position sociale. C'est par exemple le cas pour les membres d'une même classe sociale qui partagent les mêmes conditions d'existence.

Mais s'il convient de ne pas confondre distance sociale et distance physique, il faut toutefois remarquer que les distances dans l'espace social peuvent se matérialiser en distances physiques. Il serait facile de montrer que la distance physique entre deux agents varie généralement en raison directe de la distance sociale qui les sépare, depuis le contact physique qu'on peut se permettre avec un partenaire intime (bourrades, embrassades, enlacements, etc.) jusqu'à la distance respectueuse qu'on doit observer réglementairement devant un supérieur (à l'armée par exemple), distance qui peut aller jusqu'à l'interdiction de regarder le supérieur dans les yeux ou de lui adresser la parole en premier(3).

A une échelle plus vaste, on voit s'inscrire la distance sociale entre les classes, ou les fractions de classes, ou les ethnies, dans l'espace géographique, avec par exemple dans les villes l'opposition des «beaux quartiers» ou des quartiers «chics», résidentiels, et des quartiers populaires, des banlieues ouvrières voire des ghettos, bidonvilles, favellas, etc.

Il est à peine besoin de préciser que la distance sociale entre les positions sociales n'est pas un facteur que l'on peut faire varier au gré de sa fantaisie personnelle. Dans un espace social donné, le système des positions sociales existantes impose aux agents le respect des distances sociales établies. Il existe d'ailleurs des institutions nombreuses dont la fonction est de codifier les distances sociales ou de les faire respecter, par la force de la loi, et au besoin par la répression violente. La distance sociale peut être fixée par des lois, par des coutumes, par des croyances religieuses, etc. Mais qu'elle soit l'objet d'une codification officielle, explicite, institutionnelle, ou qu'elle fasse partie de ce que les agents savent et font sans jamais l'avoir appris expressément, il est facile de comprendre que ce que l'on appelle l'ordre social n'est rien d'autre que le système global des espaces sociaux, constitué par des ensembles de positions définies, à la fois reliées et opposées les unes aux autres par les distances qui les séparent. Et on comprend du même coup que toute modification de ces distances risque par conséquent de modifier l'ordre social. Bien entendu, si un gamin «manque de respect» à un vieux monsieur dans la rue, l'infraction à l'ordre social sera moins vivement ressentie(4) que si un délégué syndical répond vertement à son directeur par exemple, ou que si un simple soldat frappe un officier et a fortiori que si une troupe d'émeutiers envahit un palais royal ou présidentiel.

Voici comment, par exemple, dans la Chine traditionnelle, les enfants étaient tenus d'aller saluer chaque jour les parents :
«Devant les parents la gravité s'impose : on évite donc de roter, d'éternuer, de tousser, de bâiller, de se moucher et de cracher. Toute expectoration risquerait de souiller la sainteté paternelle. Laisser apercevoir le côté intérieur des vêtements serait un attentat. Pour témoigner au père qu'on le traite en chef, on doit toujours en sa présence demeurer debout, le regard droit, le corps bien d'aplomb sur les deux jambes, sans jamais oser s'appuyer sur aucun objet, ni se tenir incliné, ou sur un seul pied. C'est ainsi qu'avec la voix humble et douce qui convient à un fidèle, on va, matin et soir, rendre l'hommage» (M. GRANET, La Civilisation chinoise, Paris, Ed. Albin Michel, L'Evolution de l'Humanité, 1968).

Mais, en un sens, on peut considérer qu'il y a entre ces diverses «violations» de la distance sociale une différence de degré plutôt que de nature.

On peut se poser la question de savoir si, d'une façon générale, les distances sociales établies dans un espace social donné sont plus souvent respectées que transgressées, ou l'inverse. En fait il n'est pas possible de donner une réponse tranchée à cette question. Cela dépend de la nature de l'espace social considéré, de la nature des enjeux, de l'identité et du nombre des agents, de la durée, du moment historique, etc.(5).

On pourrait cependant faire remarquer que les distances sociales n'existent que pour être transgressées. Ce qui finit sans doute toujours par se produire à la longue. Mais il faut bien reconnaître que très souvent les systèmes de positions sociales présentent une véritable inertie, une grande stabilité et résistent pendant un temps assez long — qui peut s'étendre sur des générations — aux tentatives volontaires ou non de transformation. C'est là une donnée historique.

Cette relative stabilité des systèmes sociaux conduit à se poser la question de savoir pour quelles raisons ils ne se transforment pas plus vite.

Il s'agit là d'une question très complexe à laquelle les chapitres ultérieurs apporteront une réponse. On peut toutefois avancer pour l'instant quelques éléments d'explication en soulignant que, sauf dans des périodes exceptionnelles comme les périodes de crise, les agents qui constituent la population propre à un espace social donné ont tendance à se conformer dans l'immense majorité des cas et des circonstances aux contraintes imposées par le système des positions (et des écarts séparant ces positions). Soit parce que, comme on l'a dit plus haut, les respect des distances sociales est imposé expressément par tout un arsenal de lois, de codes, de sanctions, etc., soit parce que les agents éprouvent spontanément (nous verrons qu'il s'agit d'une spontanéité acquise) un tel respect pour les distances établies, qu'ils ne songent même pas à la possibilité de les remettre en question, et que, sans avoir besoin d'y réfléchir, ils agissent en toute circonstance conformément aux exigences de l'ordre établi, sans outrepasser les droits et les pouvoirs que leur position les autorise à exercer. Aucun système social ne peut fonctionner sans une dose importante de conformisme de la part des agents, y compris de ceux qui se veulent anticonformistes bien souvent (et dont l'anticonformisme, quand il est réel, ne peut se manifester que dans des limites assez étroites).En d'autres termes, aucun espace social ne peut se passer d'un consensus, d'un accord suffisamment large et tellement profond qu'en règle générale les agents n'en prennent clairement conscience que lorsqu'il commence à devenir dissonant, c'est-à-dire lorsqu'il ne va plus de soi pour un nombre croissant d'agents. Jusque-là le consensus fonctionne comme une espèce d'inconscient social, un impensé que les agents ne peuvent penser, mais qui leur sert à penser tout le reste et même à s'opposer sur l'accessoire sans cesser d'être d'accord sur l'essentiel, et souvent en prenant ce qui est accessoire pour quelque chose d'essentiel. (Nous aurons à nous demander en quoi consiste l'accessoire et en quoi consiste l'essentiel, dans un espace donné.)

Est-il nécessaire de souligner que pour le maintien durable d'un ordre social (pour sa reproduction), le consensus de l'immense majorité des agents est beaucoup plus efficace que la «crainte du gendarme»? Cela se comprend aisément. D'où les efforts que font généralement les agents en position dominante pour maintenir, créer ou recréer le consensus dans l'espace social. Nous reviendrons sur cet aspect essentiel de l'ordre social. Ce sur quoi nous devons insister pour le moment c'est sur le fait que dans un espace social donné les pratiques des agents sont pour une très large part spontanément ajustées aux distances sociales établies entre les positions. A cet égard on pourrait développer l'analogie entre l'espace physique et l'espace social : de même que dans un espace physique (une ville par exemple) les habitants savent s'orienter à tout moment dans l'espace pour se rendre d'un point à un autre en empruntant le trajet le plus commode, sans avoir besoin de consulter un plan et de réfléchir (sauf exception), de même dans un espace social les agents savent s'orienter, c'est-à-dire savent ce qu'il convient de faire, de quelle façon, à quel moment, pour obtenir quel résultat. N'importe qui ne fait pas n'importe quoi, n'importe comment, n'importe où ; mais au contraire, chacun sait «rester à sa place», «comment s'y prendre», «respecter les convenances», «à qui s'adresser», «à quelle porte frapper», etc.

L'évolution dans un espace social suppose donc un véritable sens de l'orientation sociale, qui s'acquiert pour l'essentiel par la pratique, tout comme le sens de l'orientation géographique. Ce sens pratique de l'orientation n'est évidemment pas infaillible. Il n'exclut pas les erreurs, il admet des lacunes et des défaillances. Mais dans l'ensemble il met à la disposition de l'agent une gamme de savoirs, savoir-faire, savoir-vivre, savoir-être, permettant de s'adapter à la plupart des interactions se produisant à l'intérieur de l'espace social considéré.

Le sens pratique d'un agent n'est toutefois pas universel. On peut s'orienter parfaitement dans un espace, et être désorienté dans un autre. Nous aurons toutefois l'occasion de voir qu'il y a des savoirs plus fondamentaux que d'autres et que la maîtrise pratique (ou théorique) de ces savoirs permet un plus grand nombre d'adaptations, à un plus grand nombre de situations différentes.

C'est cette capacité d'adaptation spontanée (qui est le fruit d'un apprentissage plus ou moins long) qui explique que les incessantes interactions des agents dans l'espace social ne troublent pas l'ordre établi, bien au contraire.

Toutes les ladies de l'aristocratie britannique n'entreprennent pas de séduire leur garde-chasse. A vrai dire elles n'y songent même pas. Pas plus que le garde ne songe à séduire sa patronne.

Il fut un temps où les Noirs américains n'avaient pas le droit légal de contracter des mariages avec les Blancs. La loi réprimait durement toute velléité. Aujourd'hui ils en ont le droit, mais ils dissuadent leurs enfants adolescents de s'engager dans des relations trop affectives avec leurs amis blancs «pour ne pas avoir à en souffrir»(6).

Aucune loi n'interdit à un ouvrier français de fréquenter les musées ou les concerts classiques. Il est de fait pourtant que les ouvriers, spontanément, ne se dirigent pas en masse vers ce type de consommations culturelles, tout comme ils s'interdisent beaucoup de pratiques qu'ils perçoivent plus ou moins confusément comme incompatibles avec leur condition («ce n'est pas pour des gens comme nous»). Ces mécanismes d'autocensure jouent constamment, dans tous les espaces sociaux, et de façon le plus souvent inconsciente, de telle sorte que les agents ne se sentent pas vraiment frustrés puisqu'ils ne veulent que ce à quoi ils ont droit dans leur position, c'est-à-dire ce qu'ils sont préparés à obtenir et rien de plus.

Avant de clore ces généralités sur l'espace social, il nous semble nécessaire d'attirer l'attention sur un autre aspect fondamental de son fonctionnement, et plus précisément sur ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui les «motivations», c'est-à-dire les raisons subjectives, plus ou moins profondes, plus ou moins conscientes, pour lesquelles les agents font ce qu'ils font. Sans préjuger l'analyse que nous ferons dans les autres chapitres pour montrer la genèse objective (le processus de formation) des fameuses motivations, on peut s'interroger dès maintenant sur la question de savoir s'il n'y a pas une sorte de dénominateur commun aux innombrables motivations que l'on peut trouver à nos différentes pratiques. A cette question on est tenté de répondre qu'une motivation tout à fait fondamentale paraît bien être la volonté de distinction, expression subjective chez un agent donné de la nécessité objective où il se trouve, parce qu'il vit en société, de posséder une identité sociale propre lui permettant d'exister distinctement non pas seulement d'une existence physique, mais d'exister socialement, c'est-à-dire pour les autres, d'être reconnu par les autres, d'acquérir de l'importance, de la visibilité, et finalement d'avoir un sens. Un agent a besoin, et donc est amené à désirer, d'être nommé et renommé. D'où la nécessité d'avoir, pour commencer, un nom de famille, c'est-à -dire de bénéficier de la reconnaissance d'un groupe d'agents déjà connus, occupant déjà certaines positions dans l'espace social et détenant certains pouvoirs. Le nouveau-né par lui-même n'est encore rien, sinon un être physique de peu de poids. Mais en tant qu'enfant de telle ou telle famille, ce nouveau-né peut avoir socialement plus d'importance et de pouvoir que bien des adultes. Par exemple s'il est l'héritier d'un pouvoir économique, ou politique, ou religieux. Comme le dit une expression populaire : «II y en a qui ne se sont donné que la peine de naître.» Mais pour la plupart des gens, chez nous, cela ne suffit pas. Pour exister socialement, il faut «recevoir» un nom de famille certes, mais il est encore plus efficace de «se faire un nom», c'est-à-dire d'acquérir une renommée qui permette de se détacher distinctement de la foule des anonymes pour lesquels ce n'est pas encore avoir un nom que d'avoir seulement un patronyme.

A vrai dire aucun agent social ne se définit par son seul patronyme. L'identité sociale est faite de l'appartenance à une multiplicité de groupes sociaux autres que la famille. La nationalité, la profession, la religion, la classe sociale, l'appartenance philosophique ou politique, etc., sont autant d'insertions de l'agent dans des espaces sociaux qui se traduisent par l'imposition d'étiquettes, d'appellations contrôlées, de labels, dont les effets peuvent être positifs ou négatifs pour les agents. Un même label peut recouvrir une position sociale très gratifiante dans un espace donné, beaucoup moins gratifiante dans un autre espace. On peut être aimé ou admiré ici pour les mêmes raisons qui vous font exécrer ou mépriser ailleurs. Un truand qui fait figure de «caïd» dans sa bande peut être traité comme un «voyou» minable ailleurs.

La même nécessité d'être reconnu par les autres explique à la fois la recherche de la distinction et les limites de cette recherche. On ne peut en effet être reconnu par les autres que si on ne diffère pas trop d'eux. A trop vouloir se distinguer on risque de devenir étranger au groupe, de se couper des autres. Or on a également, et vitalement, besoin de se sentir intégré à une collectivité, assimilé, c'est-à-dire semblable à ses «semblables». La volonté de distinction ne doit donc pas être interprétée comme une motivation jouant de façon mécanique et unilatérale, mais plutôt comme un mouvement dialectique de dissimilation dans l'assimilation. Tout l'art de la distinction, dans un espace social donné, est de trouver l'écart optimal, la bonne distance, celle qui permet de ne pas être confondu avec les autres tout en préservant les liens de solidarité indispensables pour ne pas être traité en étranger.

A cet égard, la pratique de tout agent est un compromis entre le principe de conformité et le principe de distinction .

En tout état de cause, le contenu et la forme de ce compromis demeurent conditionnés par la structure objective de l'espace social dans lequel l'agent entre en concurrence avec d'autres.

Il est facile de se distinguer positivement de ceux que l'on domine de très haut. Il y a une telle disparité dans les propriétés positionnelles qu'à la limite il n'y a même plus lieu de parler de concurrence entre agents par trop inégaux. En revanche, là où les stratégies de distinction prennent toute leur raison d'être, c'est lorsqu'il s'agit de se distinguer des agents les plus proches dans l'espace social, ceux avec lesquels on est à parité (ou peu s'en faut). Se distinguer de ses pareils conduit à rechercher des différences qui ont toute probabilité d'être minimes, mais que l'on s'efforce de mettre en valeur, de «faire mousser». A ce jeu de la différence ultime les agents en arrivent à «peser des oeufs de mouche dans des balances de toile d'araignée» comme aurait dit Voltaire, et à se battre pour des enjeux qui, aux yeux d'un observateur désintéressé risquent de paraître aussi infimes, dérisoires, absurdes ou arbitraires que l'était aux yeux de Gulliver la querelle des gros-boutiens et des petits-boutiens inexpiablement divisés sur la question de savoir par quel bout il faut casser l'oeuf à la coque.

Mais en matière de distinction peu importe la nature objective des propriétés. Ce qui importe c'est la signification qu'on réussit à leur faire acquérir.

Les agents sociaux, parce qu'ils sont sociaux, parce que leur existence reçoit son sens et son importance des autres, qu'ils en aient clairement conscience ou non, s'efforcent donc d'acquérir les labels et les titres les plus prestigieux, les plus rémunérateurs qu'ils peuvent atteindre avec les moyens dont ils disposent, ou de faire obtenir aux titres qu'ils possèdent déjà une valeur supérieure à celle qu'ils ont présentement, ou d'imposer la création de titres en quelque sorte faits «sur mesure». En règle générale un agent n'est jamais seul pour effectuer ce travail de valorisation et de distinction. Son intérêt personnel n'est pas dissociable de celui de certains autres agents, même s'il ne les connaît pas personnellement. Un ouvrier soucieux de faire apprécier à un meilleur prix la qualification de sa force de travail partage vraisemblablement ce souci avec des milliers d'autres, avec lesquels il peut éventuellement s'organiser, pour mieux lutter et imposer la reconnaissance par les autres (patronat, pouvoirs publics, autres catégories de salariés, etc.) de la véritable valeur (ou signification) de son travail. De la même façon, un artiste qui essaie de «percer» inscrit ses efforts personnels de distinction dans une bataille plus vaste, celle qui vise à imposer la reconnaissance d'un courant nouveau, une école, un style, une autre forme de sensibilité, etc.

Considérons maintenant une entreprise telle que, par exemple, une fabrique d'appareils électroménagers. Cette entreprise est tout d'abord une réalité physique (terrains, bâtiments, machines, véhicules, etc.) inscrite dans un environnement physique. Mais elle est aussi de toute évidence un espace social, un système de positions différentielles, conférant aux agents, individuels ou collectifs, qui les occupent, des rôles et des statuts différents. C'est ainsi que l'on pourra recenser dans cet espace social des cadres supérieurs, des cadres moyens, des employés de différentes catégories, des ouvriers diversement qualifiés ; des productifs ou des créatifs, des administratifs, des commerciaux, etc., bref un ensemble hiérarchisé de positions dans lequel il est possible de découper des sous-ensembles, des hiérarchies sectorielles ou j catégorielles. Cet ensemble n'est pas inerte, mais vivant, animé d'un mouvement interne et incessant fait de relations verticales ou horizontales, officielles ou officieuses, de relations de communication, de coopération, de concurrence ou de rivalité, de revendication, de conflit, de négociation, de promotion, etc. Il est clair, si l'on veut comprendre les interactions qui s'établissent entre les agents, qu'il faut les resituer dans leur contexte, c'est-à-dire dans le climat interne de l'entreprise et dans le cadre de son fonctionnement et de ses structures.

Mais il serait certainement préjudiciable à l'analyse de s'en tenir là. Car, après tout, cette entreprise n'est pas suspendue dans le vide. Elle n'est elle-même qu'une petite parcelle d'un espace social plus vaste, un espace économique et commercial, où elle est en relation, formelle ou non, avec une foule d'autres entreprises plus ou moins concurrentes et des organismes divers (tels que collectivités locales, services préfectoraux, associations, chambres de commerce, tribunaux de commerce, etc.). La position occupée par l'entreprise dans l'espace économique ne va pas manquer d'influencer son fonctionnement interne. Si par exemple elle contrôle une bonne partie du marché, si elle est prospère, les promotions internes peuvent s'en trouver facilitées. Si les profits diminuent au contraire, le climat peut se tendre et les relations se détériorer. Mais la même exigence de compréhension, qui nous oblige à replacer l'entreprise dans l'espace économique qui l'englobe, nous impose, en bonne logique, d'aller au-delà de cet espace économique pour examiner l'influence et les effets sur la vie économique des décisions prises au niveau politique et des phénomènes inhérents à l'activité de l'Etat, du gouvernement, du Parlement, des partis, et d'une façon générale de tous les pouvoirs publics et privés constitutifs de l'espace proprement politique. Si bien qu'on peut toujours mettre en relation ce qui arrive à un travailleur d'une entreprise (embauche ou licenciement, promotion ou répression) avec tel ou tel aspect de la politique générale. Mais à force de rechercher les diverses influences de plus en plus indirectes, qui pèsent sur une interaction, on pourrait logiquement prolonger à l'infini cette régression du raisonnement. On risquerait d'en arriver ainsi, de proche en proche, à mettre le licenciement d'un travailleur sur le compte des perturbations atmosphériques et, pourquoi pas, sur le compte de la température de Sirius ou de la position de Vénus. Il faut bien avouer que ce type d'explication n'est guère convaincant.

En fait la difficulté que nous venons de soulever peut se résoudre aisément si on veut bien admettre que parmi les innombrables facteurs qui contribuent à provoquer une interaction, quelle qu'elle soit, tous ne sont pas également agissants, tous n'ont pas la même puissance causale, et que les causes les plus déterminantes ne sont ni des facteurs infimes ponctuels, événementiels ou occasionnels (du type «étincelle qui met le feu aux poudres»), ni des facteurs tellement généraux et universels qu'ils sont sans intérêt pour l'explication (du type «la gravitation universelle» ou «la température de Sirius»), mais des facteurs spécifiques liés à la logique de fonctionnement d'un espace social donné avec ses structures propres et donc avec sa gamme relativement autonome de causes et d'effets. Ainsi par exemple le comportement d'un agent artistique (écrivain, peintre, musicien, danseur, etc.) doit trouver le principe de son explication dans la structure de cet espace social original qu'est le monde de l'art, avec ses hiérarchies, ses enjeux et ses règles du jeu propres, son mode d'organisation spécifique. Que tous les facteurs explicatifs sans exception ne soient point contenus dans cet espace artistique, c'est certain, puisque cet espace baigne dans la société et que d'une façon ou d'une autre l'influence de ce qui se passe dans la société globale pénètre partout. Mais ce qui importe, c'est d'abord de ressaisir ce qui fait la spécificité d'un espace donné, ce qui permet de le distinguer des autres espaces et de l'étudier en lui-même et pour lui-même, comme si toutes choses étaient égales par ailleurs et donc provisoirement négligeables. C'est à cette condition seulement qu'on parviendra à savoir en vertu de quelles déterminations essentielles se produit telle ou telle interaction dans cette espace-là. Que l'artiste en question soit par ailleurs membre de tel ou tel parti politique, cela ne manque pas d'intérêt. Il importe de le savoir, et on peut même faire l'hypothèse très raisonnable et vérifiable que cela n'est pas sans entraîner des conséquences pour sa situation dans l'espace artistique (par exemple sous forme de commandes, de subsides, de censures déguisées de la part des médias, etc.). Mais l'espace artistique ne doit pas cependant être confondu avec l'espace politique, car il impose à ses agents un type de relations différent. Il est beaucoup
plus déterminant pour comprendre la démarche de tel artiste de savoir si l'art qu'il pratique est un art «noble» comme l'art lyrique ou «mineur» comme la chanson de variétés, à quelle «chapelle» ou à quelle «écurie» il appartient, si cet artiste est déjà consacré ou si c'est un débutant, à quelle maison d'édition il est lié, dans quelle galerie il expose, etc. Car ce sont les profits liés à sa position dans l'espace artistique, les déterminations liées à la place qu'il occupe dans les classements internes propres à cet espace, qui jouent le rôle moteur et décisif dans toute sa pratique artistique. Ce n'est évidemment pas en exhibant purement et simplement sa carte de tel ou tel parti politique que l'artiste se ferait admettre et reconnaître, comme membre à part entière du monde artistique (comme un «vrai» poète ou un «vrai» peintre), par ses pairs et concurrents les autres artistes, par les critiques, les académies et les jurys, le public et les journalistes, etc. C'est en produisant des oeuvres d'art qui seront jugées en fonction de critères spécifiques, les critères esthétiques existants, par des agents qui sont censés avoir la compétence nécessaire pour porter un tel jugement et qui sont en concurrence pour imposer les «bons» critères.

Il suit de tout ce que nous venons de dire que pour analyser correctement des conduites sociales, il importe de reconstruire l'espace social spécifique dont la logique interne, c'est-à-dire la façon dont ses structures fonctionnent et s'imposent aux agents, contient la clé des interactions qui se produisent dans cet espace.

Afin de bien marquer le caractère spécifique des déterminations qui dans un espace donné concourent à produire une certaine gamme d'interactions, nous utiliserons désormais le terme de champ pour désigner un tel espace, et nous parlerons ainsi de champ économique, de champ politique, de champ religieux, de champ culturel, de champ sportif, etc., chaque fois que nous serons en présence de l'ensemble des caractéristiques qui définissent objectivement un champ. Quelles sont donc ces caractéristiques objectives* du champ ?

* Objectif(ve) sigmfie qui existe en soi, indépendamment de tout ce qu'un sujet conscient peut en percevoir et en penser.

Un champ est un système spécifique de relations objectives, qui peuvent être d'alliance et/ou de conflit, de concurrence et/ou de coopération, entre des positions différenciées, socialement définies et instituées, largement indépendantes de l'existence physique des agents qui les occupent. L'agent qui occupe la position d'employé ou de patron, de sous-officier ou d'officier supérieur, d'enfant ou de parent, de dirigeant sportif ou de simple pratiquant peut bien disparaître physiquement, la position n'en continue pas moins d'exister, disponible pour un autre agent. Comme le résume excellemment une formule bien connue : «Le roi est mort, vive le roi.»

Une telle affirmation peut paraître choquante dans la mesure où nous vivons sur l'illusion que nos caractéristiques positionnelles, c'est-à-dire celles que nous tenons de la position sociale occupée, nous appartiennent en propre, sont nos propriétés personnelles. Nous aurons l'occasion de voir plus loin qu'il y a effectivement un phénomène d'appropriation personnelle des caractéristiques sociales que les agents acquièrent en se les incorporant pour une part. De telle sorte qu'ils en arrivent à faire corps avec leur position sociale. Il n'en reste pas moins que la position ne se confond pas avec l'agent qui l'occupe, et qu'il ne faut pas croire que les agents sont par nature ce qu'ils sont par position. Cela est vrai même pour des positions sociales dont la définition semble reposer sur la nature biologique des agents : par exemple les positions définies par les relations de parenté. Il nous semble aberrant, sur la base de notre propre expérience, d'imaginer que, par exemple, un père puisse être de sexe féminin, et, à plus forte raison, que ce père de sexe féminin puisse être moins âgé que son fils ou sa fille. Mais cela n'est aberrant que d'un point de vue strictement biologique. Du point de vue social, non seulement de telles relations de parenté sont possibles, mais encore elles existent réellement et on peut les observer comme l'a fait la militante noire américaine Angela Davis au cours de son emprisonnement dans les prisons de femmes américaines, où les détenues, toutes de sexe féminin, reconstituent le système de parenté traditionnel qui les aide à supporter la condition carcérale (8). Cette situation est sans doute très particulière, mais elle n'est qu'une illustration limite du fait fondamental que les lois de la vie sociale n'ont rien à voir avec les lois de la nature biologique ou physique, et que par conséquent les positions sociales sont indépendantes des personnes physiques qui les occupent à un moment donné. Ce que l'on pourrait résumer sous une forme triviale en disant que la société ne nous a pas attendus pour exister et qu'elle existera sans doute bien longtemps encore après nous. Ce qui n'exclut pas que, au passage, nous ayons peu ou prou contribué à la fois à la reproduire et à la changer.

C'est cette illusion, que nos propriétés positionnelles seraient des propriétés naturelles que nous posséderions de naissance en quelque sorte, qui est à l'origine de contresens graves dont les effets sociaux peuvent être désastreux. Ce naturalisme (croyance à l'origine naturelle de caractéristiques socialement acquises) a entre autres conséquences de fausser complètement la perception des rapports sociaux puisque dans cette optique les talents, les compétences et les capacités que possèdent les agents de façon très inégale, et tout particulièrement les capacités intellectuelles et morales, sont mis sur le compte de la seule nature biologique. Ainsi donc les puissants de toute espèce ne devraient leur position sociale qu'à leur «intelligence», à leurs dons, et les faibles, les exploités, ne devraient leur infériorité qu'à leur absence de dons naturels. Les hiérarchies et donc les inégalités sociales ne seraient que le reflet des inégalités naturelles. Et la sagesse serait par conséquent de se résigner aux inégalités de fortune et de pouvoir comme on se résigne aux inégalités de force et de «beauté» physiques. Cette idéologie naturaliste que l'on peut qualifier aussi de charismatique(9) est, comme on le conçoit aisément, éminemment utile et favorable aux intérêts des dominants dont la domination ne doit alors plus rien à l'histoire et aux lois de la vie sociale, mais se trouve justifiée par des causes biologiques considérées comme des causes naturelles par excellence. Cette conception est non seulement fausse du point de vue théorique, mais encore elle aboutit dans la pratique à alimenter et justifier toutes les formes de racisme, d'élitisme et de ségrégation sociale.

Une fois admis que toute interaction s'inscrit dans un champ spécifique, qu'elle est donc commandée par la position occupée dans le système de relations objectives par l'agent, une foule de questions ne manque pas de se poser : comment accède-t-on aux positions du champ ; comment entre-t-on dans le système de relations ; peut-on changer de position ; le système peut-il se modifier ; comment, à quelles conditions, etc.?

Pour répondre à toutes ces questions, il faut revenir sur la question de la spécificité du champ. Dire que tout champ est spécifique c'est dire qu'il ne peut se confondre avec aucun autre du fait de certaines caractéristiques qui lui sont propres. Pour préciser la nature de ces caractéristiques, il peut être éclairant de comparer le champ à un espace social où se déroulerait un jeu particulier ayant ses règles précises et ses enjeux propres. De même qu'il n'est pas possible de jouer au bridge comme on joue aux échecs ou au poker, de même qu'un titre de champion de football ne se conquiert pas comme un titre de champion de boxe, de même dans un champ donné les agents sont tenus de jouer le jeu selon certaines règles pour pouvoir gagner certains enjeux.

Si l'on examine la nature des différents biens mis en jeu, on se rend très vite compte qu'en dépit de l'infinie diversité apparente de ces enjeux, on peut les regrouper en quelques grandes catégories de ressources :
— Les ressources de nature économique (parmi lesquelles l'argent, du fait de son rôle d'équivalent universel de toutes les marchandises, tient une place prééminente).
— Les ressources de nature culturelle (parmi lesquelles les diplômes scolaires et universitaires ont pris une importance croissante).

Chacun sait d'expérience que le fait de détenir personnellement des biens économiques ou culturels est source de pouvoir, par rapport à ceux qui en détiennent moins ou qui en sont démunis. Qu'il s'agisse de l'enfant qui plastronne devant ses camarades parce qu'il possède un vélo de course perfectionné, ou du milliardaire dirigeant une chaîne de grands magasins, ou du savant qui vient de faire une découverte remarquée, ils sont tous placés en position de force dans un champ particulier par la quantité et la qualité des biens qu'ils détiennent à titre personnel.
— Mais il existe une troisième catégorie de ressources : celles qui sont liées à l'appartenance à un groupe, celles dont on ne peut disposer que sous la forme d'un réseau de «relations», et plus précisément de relations avec des agents eux-mêmes détenteurs de certains pouvoirs et disposés à mettre leurs pouvoirs au service de l'agent qui les sollicite et qui peut à son tour être appelé à «rendre service» pour service. A cet égard on peut considérer les différents groupes sociaux auxquels nous appartenons (famille, cercle d'amis, nation, église, associations culturelles ou sportives, syndicats, partis, etc.) comme des réseaux d'échange et de circulation de biens dont chaque agent tire un profit proportionné à sa propre contribution (en paroles, en actions, en argent, en temps, etc.).

Il convient de remarquer que ces trois grands types de ressources que les agents cherchent à s'approprier dans un champ donné sont non seulement des enjeux, mais aussi des conditions d'entrée dans le jeu, des mises effectuées par les agents en vue de réaliser un profit. Toute participation à un jeu social suppose un coût, un droit d'entrée plus oui moins élevé (argent, diplôme, titre, parrainage, etc.). Il s'agit donc pour] chaque agent d'effectuer les investissements les plus rentables dans le champ, et d'accroître ainsi les ressources engagées au départ, moyennant tout un travail de mise en valeur producteur d'une plus-value, auquel concourt le fonctionnement du champ dans son ensemble. Pour cette! raison nous donnerons désormais le nom de capital aux différente! ressources que suppose et que produit l'activité du champ, et nouj distinguerons selon le cas trois variétés de ce capital correspondant aux trois catégories de ressources énumérées plus haut : le capital économique, le capital culturel, et le capital social (le réseau de relations mobilisables).

Bien qu'elles soient nettement distinctes par nature, ces trois espèces de capital entretiennent dans la réalité des rapports très étroits et ne cessent de se transformer l'une en l'autre, sous certaines conditions. Par exemple obtenir un emploi bien rémunéré en faisant jouer ses relations (le «piston»), c'est transformer du capital social en capital économique ; acheter des livres, aller au cinéma, faire de longues études supérieures, c'est convertir du capital économique en capital culturel ; enseigner la gestion dans une grande école, c'est convertir du capital culturel en capital économique et en capital social éventuellement, etc. Comme on peut s'en douter la conversion du capital, comme celle des monnaies, est plus ou moins avantageuse, selon le taux de change, pourrait-on dire, qui varie selon le champ, selon la période, selon l'état du marché en définitive. Aujourd'hui par exemple un titre scolaire tel que le baccalauréat ne se monnaie pas sur le marché du travail au même cours qu'il y a cinquante ans. Une licence de lettres non plus d'ailleurs. Etre instituteur aujourd'hui ne donne plus le même capital social que sous la Ille République.

Cette notion d'«état du marché», que nous venons d'utiliser, est importante, en ce sens qu'un bien quel qu'il soit ne devient un capital que s'il existe un marché sur lequel se fixe le prix de ce bien (et donc la plus-value qu'il peut rapporter) en fonction des rapports de force objectifs établis entre les agents du champ (l'ensemble des producteurs et des consommateurs). Tout champ est un marché où se produit et se négocie un capital spécifique.

On comprend du même coup que la valeur d'un capital ne soit pas fixée une bonne fois pour toutes, mais qu'elle ne cesse de fluctuer selon l'évolution du rapport des forces dans le champ. Si le capital culturel que constitue une licence de lettres s'est considérablement dévalué aujourd'hui, ce n'est évidemment pas avec le consentement des licenciés es lettres. Ces derniers voudraient bien que leur capital retrouve l'éminente valeur qu'il a pu avoir précédemment. Mais ils ne constituent plus une force sociale suffisante pour imposer la reconnaissance d'une telle valeur, dans une société et dans un champ culturel où les compétences scientifiques ou gestionnaires sont devenues plus importantes que les compétences littéraires.

Pour les mêmes raisons, on comprend qu'il soit difficile de hiérarchiser les trois espèces de capital que nous venons de distinguer. Est-il plus important, plus avantageux d'avoir de l'argent (ou de la terre, ou tout autre bien économique) que d'avoir des relations ou d'avoir de l'instruction ? On ne peut pas répondre de façon simple et tranchée à une I telle question, parce que la hiérarchie des valeurs change d'un champ à j un autre et d'une époque à une autre. Dans le champ culturel par exemple l'espèce dominante du capital est la compétence intellectuelle ou artistique, et on peut y rencontrer des agents qui méprisent l'argent au nom de la beauté, de l'intelligence, etc. Dans le champ économique, à l'époque du patronat de droit divin, les chefs d'entreprise se moquaient d'avoir des diplômes. Aujourd'hui, à l'ère du «management», il est devenu très important pour les patrons d'obtenir des diplômes prestigieux pour apparaître aussi comme des gens intellectuellement dignes d'assumer leurs fonctions dirigeantes.

Pourtant, s'il est vrai que chaque espèce de capital peut à un moment donné, dans un champ donné, être prépondérante par rapport aux autres s'il est vrai que personne ne peut, sans en pâtir, se passer complètement de l'une ou l'autre espèce de capital, et qu'il faut sans cesse les échanger les unes contre les autres, on nous accordera facilement que parmi le: trois espèces de capital, il en est une qui pèse particulièrement lourd ei qui, à terme, risque de faire la décision dans les luttes : c'est le capital) économique (et plus précisément l'argent et les moyens de production). Toute l'histoire en témoigne (10). Le capital économique est d'autant plus important qu'il est non pas le seul, mais l'un des principaux facteurs d'appartenance à telle ou telle classe ou fraction de classe sociale, et comme nous le verrons dans un chapitre ultérieur, la position occupée par les agents dans le champ des classes sociales entraîne une foule de conséquences directes et indirectes dans leurs pratiques à l'intérieur des autres champs (11).

En règle générale le capital accumulé de façon spécifique dans tel ou tel champ est distribué inégalement entre les agents selon la position occupée. Cette distribution peut varier entre deux limites extrêmes, tout à fait théoriques, car elles ne se réalisent jamais à grande échelle : la distribution égale du capital entre tous les agents d'une part et d'autre part la concentration de l'intégralité du capital accumulé dans le champ entre les mains d'un même agent collectif ou individuel (situation de monopole). Ce que l'on observe dans la réalité c'est une structure de répartition du capital spécifique plus ou moins dispersée (ou concentrée) selon l'histoire du champ considéré et donc selon l'évolution des luttes pour l'appropriation du capital. Il faut en effet avoir présent à l'esprit que l'enseignement le plus constant de l'histoire des sociétés humaines, qu'on le déplore ou non, c'est qu'un des moyens de domination par excellence, donc un des moyens de s'emparer des diverses espèces de capital, a été et demeure le recours à la force, sous ses formes les plus violentes. Guerres, ethnocides, pillages, annexions, razzias, rapts, meurtres, répression sanglante, tortures, emprisonnement, etc., ont été et demeurent des moyens très efficaces pour se procurer territoires, richesses du sol et du sous-sol, cheptel, esclaves, femmes, pouvoirs économiques et politiques, etc. Il semblerait que l'on puisse légitimement en tirer la conclusion que les rapports de domination, qui s'instaurent nécessairement dans un champ du fait de l'inégalité de la distribution du capital, reposent en dernière instance sur les rapports de force qui sous-tendent les rapports sociaux.

Cette conclusion semble d'autant plus légitime que, aujourd'hui comme hier, il est facile de vérifier dans l'actualité la plus quotidienne que le recours à la force brute, arbitraire (celle des poings ou des armes, celle des muscles ou celle des missiles), est au fondement, de façon très explicite et très spectaculaire, d'innombrables rapports entre agents individuels aussi bien que collectifs, entre personnes privées, aussi bien qu'entre classes sociales ou entre nations.


D'où vient alors que, d'une façon générale, les rapports de domination constitutifs de l'ordre social établi soient si bien tolérés, par ceux qui sont soumis à la domination économique, culturelle et sociale ? D'où vient que l'on puisse s'incliner devant la force sans avoir le sentiment d'être «forcé» ?



(1) La notion de système sous-entend que l'ensemble considéré n'est pas une réunion accidentelle et anarchique d'éléments indépendants les uns des autres, mais au contraire un tout dont les parties composantes sont logiquement en rapport les unes avec les autres, de façon durable et non arbitraire.

(2) II est intéressant de remarquer que la position ou l'orientation dans l'espace physique est rarement neutre du point de vue de la signification sociale, comme le rappelle l'étymologie des mots sinistre (à gauche), adroit (à droite), humble (au ras du sol), infernal (au-dessous du sol), etc.

(3) Le langage courant reflète bien cette traduction de la distance sociale en termes de proximité physique avec des expressions telles que : «ne pas franchir les bornes», «savoir garder ses distances», «ne pas se laisser marcher sur les pieds» ou «chatouiller les narines».

(4) Moins ressentie par l'entourage bien sûr, et non par le vieillard qui aura peut-être le •sentiment que la société est en train de s'écrouler, ce qui est sans doute excessif, mais
qui traduit néanmoins une intuition assez juste quant au fait que toute infraction au respect des distances, même mineure, porte en elle une «menace» potentielle pour l'ordre du système dans son ensemble.


(5) II est bien connu par exemple qu'en période de crise économique et sociale on voit augmenter le nombre des infractions.

(6) Nicole BERNHEIM, «Un bilan des Etats-Unis», Le Monde, 29 octobre 1980, p. 5.

(7) On objectera peut-être que, s'il est vrai que la clé de beaucoup de conduites réside dans la volonté de distinction , il n'en demeure pas moins qu'on peut observer aussi, dans certaines circonstances, des conduites d'effacement, de la part d'agents qui tiennent à passer inaperçus, à rester dans l'ombre. Cette objection ne résiste pas à l'examen. En effet, autant il est facile de comprendre que des agents puissent avoir intérêt, de façon très circonstancielle, à ne pas se faire remarquer, autant il est difficile d'admettre qu'ils puissent passer leur vie à «se faire tout petits». (Sauf s'il s'agit de certains cas très particuliers de personnes souffrant d'un déséquilibre.) Pour s'exprimer de façon un peu plus savante, on pourrait dire qu'il existe parfois des raisons conjoncturelles de s'effacer, tandis qu'il y a toujours des raisons structurelles (parce qu'elles sont imposées par la position même de l'agent dans la structure de l'espace considéré) de se distinguer.

(8) A. DAVIS, Autobiographie, Ed. Albin Michel, Paris 1975.

(9) Du mot charisme qui signifie à l'origine (dans le vocabulaire religieux) la grâce, et donc par extension tout ce qui est donné gracieusement, gratuitement, le don originel Par opposition à la compétence acquise et dont l'acquisition a nécessairement coûté un certain prix (ne serait-ce que celui de l'effort). L'idéologie charismatique est l'une des formes sous lesquelles a survécu, dans des sociétés qui se disent et se veulent démocratiques et égalitaires, le vieux privilège de ce que l'on appelait la «naissance» ou le «sang». Autrefois il suffisait pour accéder aux positions de pouvoir d'être «bien né», c'est-à-dire de naître de parents puissants dont il ne restait plus qu'à recueillir l'héritage. Aujourd'hui, bien que tous les agents soient censés être «nés libres et égaux en droits»et qu'on ne puisse plus par conséquent se réclamer légitimement de sa naissance, les inégalités sociales continuent à être justifiées, aux yeux mêmes de ceux qui en sont victimes, par les prétendus dons naturels, c'est-à-dire par les avantages indiscutables que certains posséderaient de naissance.
Bien entendu, il ne s'agit pas de soutenir le point de vue tout aussi arbitraire que la trajectoire sociale d'un agent ne devrait strictement rien à ses «qualités naturelles». Il s'agit seulement de bien comprendre que : 1°- Chez l'homme, être social par excellence, il n'est jamais possible de voir s'exprimer des propriétés naturelles à l'état pur en quelque sorte. Le social recouvre, pénètre et transforme tout. Un homme à l'état de nature est un animal, sans plus. Il n'y a pas de requin qui devienne banquier ni de porc qui devienne proxénète. 2°- A supposer que des causes naturelles puissent être invoquées, il faudrait alors expliquer pourquoi elles jouent de façon aussi sélective, au bénéfice des mêmes classes ou fractions ou groupes, alors qu'elles devraient être uniformément distribuées du fait de l'immense brassage génétique des populations existantes au fil de l'histoire. Pourquoi les enfants des classes supérieures seraient-ils les seuls (sauf exception rarissime) à avoir le chromosome de l'E.N.A et les enfants des classes populaires la glande du C.A.P de soudeur ?
Lire sur ces questions des ouvrages comme : G.F.E.N (ouvrage collectif), L'Echec scolaire : doués ou non-doués ?, Paris, Editions sociales, 1974 ; L. MALSON, Les Enfants sauvages, Paris, Editions U.G.E., 10/18, 1964 ; H. SALVAT, L'Intelligence, mythe et réalités, Paris, Editions sociales, 4e édition, 1974 ; M. SCHIFF, L'Intelligence gaspillée, Paris, Le Seuil, 1982 ; A. JACQUARD, Au péril de la science, Paris, Le Seuil, 1982 ; S. JAY GOULD, La mal-mesure de l'Homme, Livre de Poche (Biblio-essais).

(10) II convient de ne pas interpréter l'énoncé de ce constat dans un sens économiste. L'économisme (marxiste ou autre) ne consiste pas à prendre acte de l'importance considérable et constante des facteurs économiques dans l'histoire des individus et des groupes (il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour la nier) mais à réduire, à ramener toutes les dimensions de la réalité sociale à la seule dimension économique transformée en variable indépendante de laquelle on pourrait faire découler plus ou moins mécaniquement, voire déduire a priori toutes les autres propriétés.


(11) Pour n'en donner ici qu'un exemple, nous nous bornerons à évoquer celui du champ scolaire et universitaire : on sait de façon précise aujourd'hui qu'en dépit des apparences et des discours traditionnels sur «l'école libératrice», l'égalité des chances est un mythe et que l'accès et le succès d'un élève ou d'un étudiant dans telle ou telle 1ère de formation sont très largement conditionnés par son appartenance de classe, de elle sorte que certains enseignements, certaines écoles, certains diplômes sont monopolisés, ou Peu s'en faut, par les classes dominantes et que les enfants des classes Populaires en sont pratiquement exclus.

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