CHAPITRE
1
Les
champs sociaux
Au
plan du vécu quotidien des agents sociaux (que ces agents soient
des individus ou des groupes), la vie sociale est faite d'une infinité
d'interactions (rencontres, échanges, discussions, conflits, compétitions,
relations de travail, relations de pouvoir, relations amoureuses, etc.)
qui sont toutes très précisément localisées
dans le temps et dans l'espace.
Il importe, pour comprendre une interaction quelle qu'elle soit, de connaître
le plus exactement possible les circonstances et le lieu où elle
se produit. Par circonstances, il faut entendre non seulement les circonstances
immédiates, mais aussi l'ensemble du contexte historique. Quant
au lieu, c'est non seulement le lieu physique, le point de l'espace géographique
où se déroule l'interaction, mais encore la situation dans
l'espace social.
Ce que nous proposons d'examiner ici, ce sont les déterminations
que toute interaction doit à l'espace social dans lequel elle se
produit. Il convient donc, pour commencer, de réfléchir
à ce qu'est l'espace social.
Que l'on considère un bureau, un atelier, un stade, une salle de
séjour ou un salon de coiffure, tous les lieux physiques, apparemment
les plus dissemblables, dans lesquels évoluent les agents sociaux
les plus divers, ont en commun de pouvoir être regardés comme
des ensembles de positions socialement définies, c'est-à-dire
de positions qui se différencient les unes des autres par les droits
et les devoirs qui sont attachés à chacune d'elles, par
le prix (en temps, argent, énergie, talent, compétence,
culot, etc.) qu'il faut payer pour les occuper, ou par les rémunérations
et gratifications qu'elles apportent à leurs occupants (titres,
honneurs, prestiges, services, argent, etc.).
Un espace social est donc un ensemble organisé ou, mieux encore,
un système(1)de positions
sociales qui se définissent les unes par rapport aux autres. Des
positions de commandement supposent des positions d'exécution.
A la position de la vedette célèbre répond la position
de l'obscur «ringard». Point de vainqueur sans un vaincu,
de parents sans enfants, de riches sans pauvres, de bourgeois sans prolétaires,
etc. La «valeur» d'une position sociale ne peut en fait se
mesurer que par la distance sociale qui la sépare des autres positions
inférieures ou supérieures. Il n'y a pas de position sociale
qui puisse se définir en soi exclusivement. Les positions sociales
sont comme des notes de musique, qui ne peuvent prendre une valeur précise
(do, ré, mi, etc.) qu'à l'intérieur d'une gamme déterminée,
en rapport avec les autres notes de la gamme, c'est-à-dire à
l'intérieur d'un système d'intervalles. Que serait un chef
en soi par exemple ? Serait-il un grand ou un petit chef ? Serait-il un
chef en tous temps et en tous lieux ? La question n'a pas de sens, puisque
la position de chef ne peut exister qu'en rapport avec d'autres positions
qui forment avec elle un ensemble indissociable, de telle sorte qu'on
est à la fois un chef par rapport à certains agents et un
subordonné par rapport à d'autres, plus puissant que certains
agents ici et maintenant, moins puissant que d'autres ailleurs et dans
d'autres circonstances.
Ce point de vue relationnel permet d'éviter l'erreur nominaliste,
celle qui consiste à croire, d'une part, qu'une position (un rôle,
un poste, une fonction, etc.) existe en elle-même et par elle-même,
indépendamment des autres, puisqu'elle a un nom distinct (par exemple
«instituteur», «patron», etc.), d'autre part,
qu'elle ne subit aucun changement dans le temps, puisque c'est toujours
le même nom qui sert à la désigner, aujourd'hui comme
hier, alors qu'en fait la persistance d'une même définition
nominale peut très bien masquer l'évolution de la position
soit dans le sens d'un renforcement, soit dans le sens d'un affaiblissement
par rapport à d'autres positions du système (ainsi la position
d'instituteur, très gratifiante sous la troisième République,
a beaucoup décliné depuis et s'est largement féminisée
; la position de patron n'est pas tout à fait la même au
temps des petites entreprises dirigées par un petit patron «de
droit divin» travaillant lui-même parmi ses employés
et au temps des entreprises géantes nationales et multinationales
dirigés par un patronat lointain, transformé en P.D.G. inaccessibles,
en «managers» hautement diplômés et ayant un
statut de salariés).
En d'autres termes, on est toujours le jeune d'un plus vieux que soi,
le riche d'un plus pauvre, le savant d'un plus ignorant, le réactionnaire
d'un plus progressiste, l'optimiste d'un plus pessimiste, etc. Faut-il
pour autant, au nom de la définition relationnelle de toute position,
tomber dans le relativisme extrême qui consisterait à dire
qu'il n'y a par conséquent ni riches ni pauvres, ni jeunes ni vieux,
ni droite ni gauche, etc. ? Poser cette question revient à se demander
comment se constituent les groupes sociaux, quel type de réalité
ils présentent. C'est là une question suffisamment importante
pour être examinée à part et plus loin dans un chapitre
consacré à la classification sociale.
Un espace social est donc un système de différences, un
système de positions qui se définissent dans et par leur
opposition même, comme le nord ne se définit que par opposition
au sud et l'est par opposition à l'ouest.
Il importe de retenir cette idée que, dans la vie sociale, toute
pratique individuelle ou collective est toujours orientée par rapport
à des valeurs socialement établies, exactement comme dans
l'espace physique tout mouvement est forcément orienté par
rapport aux axes reliant les points cardinaux ou à l'axe reliant
le «haut» et le «bas»(2).
Dans l'espace social, les points cardinaux sont constitués par
des valeurs reconnues, admises à un moment donné. Les pratiques
des agents sociaux sont orientées, de façon consciente ou
non, par rapport à des axes noble/ignoble, pur/impur, distingué/vulgaire,
loyal/déloyal, rare/commun, renommé/obscur, masculin/féminin,
jeune/vieux, etc., c'est-à-dire en fonction de valeurs perçues
comme formant des couples d'opposition qui peuvent donner une signification
positive ou négative aux choses et aux pratiques les plus diverses.
C'est ainsi par exemple qu'on peut considérer comme distinguée
(ou vulgaire) aussi bien une façon de parler qu'une tenue vestimentaire,
une physionomie, etc., ou qu'on peut considérer comme léger
(ou lourd) aussi bien un style qu'un aliment ou une façon de marcher,
etc.
Mais comment mesure-t-on la distance sociale qui sépare une position
des autres positions voisines ou éloignées ? N'étant
qu'au début de notre analyse, nous nous bornerons à répondre
en première approximation que la distance sociale entre deux positions
se mesure aux pouvoirs que ces positions donnent ou interdisent à
leurs occupants. Mais nous aurons à revenir sur cette question.
Distance sociale et distance physique sont, en principe, rigoureusement
distinctes l'une de l'autre. Deux agents peuvent occuper des positions
très voisines dans l'espace physique et être séparés
par une distance sociale vertigineuse. Les héros du célèbre
roman de D.H. Lawrence, Lady Chatterley et son amant le garde-chasse,
sont dans cette situation : l'interaction amoureuse qui les unit ne parvient
pas à combler l'abîme social qui les sépare. En revanche
l'éloignement géographique n'empêche pas des agents
différents d'occuper une même position sociale. C'est par
exemple le cas pour les membres d'une même classe sociale qui partagent
les mêmes conditions d'existence.
Mais s'il convient de ne pas confondre distance sociale et distance physique,
il faut toutefois remarquer que les distances dans l'espace social peuvent
se matérialiser en distances physiques. Il serait facile de montrer
que la distance physique entre deux agents varie généralement
en raison directe de la distance sociale qui les sépare, depuis
le contact physique qu'on peut se permettre avec un partenaire intime
(bourrades, embrassades, enlacements, etc.) jusqu'à la distance
respectueuse qu'on doit observer réglementairement devant un supérieur
(à l'armée par exemple), distance qui peut aller jusqu'à
l'interdiction de regarder le supérieur dans les yeux ou de lui
adresser la parole en premier(3).
A une échelle plus vaste, on voit s'inscrire la distance sociale
entre les classes, ou les fractions de classes, ou les ethnies, dans l'espace
géographique, avec par exemple dans les villes l'opposition des
«beaux quartiers» ou des quartiers «chics», résidentiels,
et des quartiers populaires, des banlieues ouvrières voire des
ghettos, bidonvilles, favellas, etc.
Il est à peine besoin de préciser que la distance sociale
entre les positions sociales n'est pas un facteur que l'on peut faire
varier au gré de sa fantaisie personnelle. Dans un espace social
donné, le système des positions sociales existantes impose
aux agents le respect des distances sociales établies. Il existe
d'ailleurs des institutions nombreuses dont la fonction est de codifier
les distances sociales ou de les faire respecter, par la force de la loi,
et au besoin par la répression violente. La distance sociale peut
être fixée par des lois, par des coutumes, par des croyances
religieuses, etc. Mais qu'elle soit l'objet d'une codification officielle,
explicite, institutionnelle, ou qu'elle fasse partie de ce que les agents
savent et font sans jamais l'avoir appris expressément, il est
facile de comprendre que ce que l'on appelle l'ordre social n'est rien
d'autre que le système global des espaces sociaux, constitué
par des ensembles de positions définies, à la fois reliées
et opposées les unes aux autres par les distances qui les séparent.
Et on comprend du même coup que toute modification de ces distances
risque par conséquent de modifier l'ordre social. Bien entendu,
si un gamin «manque de respect» à un vieux monsieur
dans la rue, l'infraction à l'ordre social sera moins vivement
ressentie(4) que si
un délégué syndical répond vertement à
son directeur par exemple, ou que si un simple soldat frappe un officier
et a fortiori que si une troupe d'émeutiers envahit un palais royal
ou présidentiel.
Voici
comment, par exemple, dans la Chine traditionnelle, les enfants étaient
tenus d'aller saluer chaque jour les parents :
«Devant les parents la gravité s'impose : on évite
donc de roter, d'éternuer, de tousser, de bâiller, de se
moucher et de cracher. Toute expectoration risquerait de souiller la
sainteté paternelle. Laisser apercevoir le côté
intérieur des vêtements serait un attentat. Pour témoigner
au père qu'on le traite en chef, on doit toujours en sa présence
demeurer debout, le regard droit, le corps bien d'aplomb sur les deux
jambes, sans jamais oser s'appuyer sur aucun objet, ni se tenir incliné,
ou sur un seul pied. C'est ainsi qu'avec la voix humble et douce qui
convient à un fidèle, on va, matin et soir, rendre l'hommage»
(M. GRANET, La Civilisation chinoise, Paris, Ed. Albin Michel, L'Evolution
de l'Humanité, 1968).
Mais, en un sens, on peut considérer qu'il y a entre ces diverses
«violations» de la distance sociale une différence
de degré plutôt que de nature.
On peut se poser la question de savoir si, d'une façon générale,
les distances sociales établies dans un espace social donné
sont plus souvent respectées que transgressées, ou l'inverse.
En fait il n'est pas possible de donner une réponse tranchée
à cette question. Cela dépend de la nature de l'espace social
considéré, de la nature des enjeux, de l'identité
et du nombre des agents, de la durée, du moment historique, etc.(5).
On pourrait cependant faire remarquer que les distances sociales n'existent
que pour être transgressées. Ce qui finit sans doute toujours
par se produire à la longue. Mais il faut bien reconnaître
que très souvent les systèmes de positions sociales présentent
une véritable inertie, une grande stabilité et résistent
pendant un temps assez long — qui peut s'étendre sur des
générations — aux tentatives volontaires ou non de
transformation. C'est là une donnée historique.
Cette relative stabilité des systèmes sociaux conduit à
se poser la question de savoir pour quelles raisons ils ne se transforment
pas plus vite.
Il s'agit là d'une question très complexe à laquelle
les chapitres ultérieurs apporteront une réponse. On peut
toutefois avancer pour l'instant quelques éléments d'explication
en soulignant que, sauf dans des périodes exceptionnelles comme
les périodes de crise, les agents qui constituent la population
propre à un espace social donné ont tendance à se
conformer dans l'immense majorité des cas et des circonstances
aux contraintes imposées par le système des positions (et
des écarts séparant ces positions). Soit parce que, comme
on l'a dit plus haut, les respect des distances sociales est imposé
expressément par tout un arsenal de lois, de codes, de sanctions,
etc., soit parce que les agents éprouvent spontanément (nous
verrons qu'il s'agit d'une spontanéité acquise) un tel respect
pour les distances établies, qu'ils ne songent même pas à
la possibilité de les remettre en question, et que, sans avoir
besoin d'y réfléchir, ils agissent en toute circonstance
conformément aux exigences de l'ordre établi, sans outrepasser
les droits et les pouvoirs que leur position les autorise à exercer.
Aucun système social ne peut fonctionner sans une dose importante
de conformisme de la part des agents, y compris de ceux qui se veulent
anticonformistes bien souvent (et dont l'anticonformisme, quand il est
réel, ne peut se manifester que dans des limites assez étroites).En
d'autres termes, aucun espace social ne peut se passer d'un consensus,
d'un accord suffisamment large et tellement profond qu'en règle
générale les agents n'en prennent clairement conscience
que lorsqu'il commence à devenir dissonant, c'est-à-dire
lorsqu'il ne va plus de soi pour un nombre croissant d'agents. Jusque-là
le consensus fonctionne comme une espèce d'inconscient social,
un impensé que les agents ne peuvent penser, mais qui leur sert
à penser tout le reste et même à s'opposer sur l'accessoire
sans cesser d'être d'accord sur l'essentiel, et souvent en prenant
ce qui est accessoire pour quelque chose d'essentiel. (Nous aurons à
nous demander en quoi consiste l'accessoire et en quoi consiste l'essentiel,
dans un espace donné.)
Est-il nécessaire de souligner que pour le maintien durable d'un
ordre social (pour sa reproduction), le consensus de l'immense majorité
des agents est beaucoup plus efficace que la «crainte du gendarme»?
Cela se comprend aisément. D'où les efforts que font généralement
les agents en position dominante pour maintenir, créer ou recréer
le consensus dans l'espace social. Nous reviendrons sur cet aspect essentiel
de l'ordre social. Ce sur quoi nous devons insister pour le moment c'est
sur le fait que dans un espace social donné les pratiques des agents
sont pour une très large part spontanément ajustées
aux distances sociales établies entre les positions. A cet égard
on pourrait développer l'analogie entre l'espace physique et l'espace
social : de même que dans un espace physique (une ville par exemple)
les habitants savent s'orienter à tout moment dans l'espace pour
se rendre d'un point à un autre en empruntant le trajet le plus
commode, sans avoir besoin de consulter un plan et de réfléchir
(sauf exception), de même dans un espace social les agents savent
s'orienter, c'est-à-dire savent ce qu'il convient de faire, de
quelle façon, à quel moment, pour obtenir quel résultat.
N'importe qui ne fait pas n'importe quoi, n'importe comment, n'importe
où ; mais au contraire, chacun sait «rester à sa place»,
«comment s'y prendre», «respecter les convenances»,
«à qui s'adresser», «à quelle porte frapper»,
etc.
L'évolution dans un espace social suppose donc un véritable
sens de l'orientation sociale, qui s'acquiert pour l'essentiel par la
pratique, tout comme le sens de l'orientation géographique. Ce
sens pratique de l'orientation n'est évidemment pas infaillible.
Il n'exclut pas les erreurs, il admet des lacunes et des défaillances.
Mais dans l'ensemble il met à la disposition de l'agent une gamme
de savoirs, savoir-faire, savoir-vivre, savoir-être, permettant
de s'adapter à la plupart des interactions se produisant à
l'intérieur de l'espace social considéré.
Le sens pratique d'un agent n'est toutefois pas universel. On peut s'orienter
parfaitement dans un espace, et être désorienté dans
un autre. Nous aurons toutefois l'occasion de voir qu'il y a des savoirs
plus fondamentaux que d'autres et que la maîtrise pratique (ou théorique)
de ces savoirs permet un plus grand nombre d'adaptations, à un
plus grand nombre de situations différentes.
C'est cette capacité d'adaptation spontanée (qui est le
fruit d'un apprentissage plus ou moins long) qui explique que les incessantes
interactions des agents dans l'espace social ne troublent pas l'ordre
établi, bien au contraire.
Toutes les ladies de l'aristocratie britannique n'entreprennent pas de
séduire leur garde-chasse. A vrai dire elles n'y songent même
pas. Pas plus que le garde ne songe à séduire sa patronne.
Il fut un temps où les Noirs américains n'avaient pas le
droit légal de contracter des mariages avec les Blancs. La loi
réprimait durement toute velléité. Aujourd'hui ils
en ont le droit, mais ils dissuadent leurs enfants adolescents de s'engager
dans des relations trop affectives avec leurs amis blancs «pour
ne pas avoir à en souffrir»(6).
Aucune loi n'interdit à un ouvrier français de fréquenter
les musées ou les concerts classiques. Il est de fait pourtant
que les ouvriers, spontanément, ne se dirigent pas en masse vers
ce type de consommations culturelles, tout comme ils s'interdisent beaucoup
de pratiques qu'ils perçoivent plus ou moins confusément
comme incompatibles avec leur condition («ce n'est pas pour des
gens comme nous»). Ces mécanismes d'autocensure jouent constamment,
dans tous les espaces sociaux, et de façon le plus souvent inconsciente,
de telle sorte que les agents ne se sentent pas vraiment frustrés
puisqu'ils ne veulent que ce à quoi ils ont droit dans leur position,
c'est-à-dire ce qu'ils sont préparés à obtenir
et rien de plus.
Avant de clore ces généralités sur l'espace social,
il nous semble nécessaire d'attirer l'attention sur un autre aspect
fondamental de son fonctionnement, et plus précisément sur
ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui les «motivations»,
c'est-à-dire les raisons subjectives, plus ou moins profondes,
plus ou moins conscientes, pour lesquelles les agents font ce qu'ils font.
Sans préjuger l'analyse que nous ferons dans les autres chapitres
pour montrer la genèse objective (le processus de formation) des
fameuses motivations, on peut s'interroger dès maintenant sur la
question de savoir s'il n'y a pas une sorte de dénominateur commun
aux innombrables motivations que l'on peut trouver à nos différentes
pratiques. A cette question on est tenté de répondre qu'une
motivation tout à fait fondamentale paraît bien être
la volonté de distinction, expression subjective chez un agent
donné de la nécessité objective où il se trouve,
parce qu'il vit en société, de posséder une identité
sociale propre lui permettant d'exister distinctement non pas seulement
d'une existence physique, mais d'exister socialement, c'est-à-dire
pour les autres, d'être reconnu par les autres, d'acquérir
de l'importance, de la visibilité, et finalement d'avoir un sens.
Un agent a besoin, et donc est amené à désirer, d'être
nommé et renommé. D'où la nécessité
d'avoir, pour commencer, un nom de famille, c'est-à -dire de bénéficier
de la reconnaissance d'un groupe d'agents déjà connus, occupant
déjà certaines positions dans l'espace social et détenant
certains pouvoirs. Le nouveau-né par lui-même n'est encore
rien, sinon un être physique de peu de poids. Mais en tant qu'enfant
de telle ou telle famille, ce nouveau-né peut avoir socialement
plus d'importance et de pouvoir que bien des adultes. Par exemple s'il
est l'héritier d'un pouvoir économique, ou politique, ou
religieux. Comme le dit une expression populaire : «II y en a qui
ne se sont donné que la peine de naître.» Mais pour
la plupart des gens, chez nous, cela ne suffit pas. Pour exister socialement,
il faut «recevoir» un nom de famille certes, mais il est encore
plus efficace de «se faire un nom», c'est-à-dire d'acquérir
une renommée qui permette de se détacher distinctement de
la foule des anonymes pour lesquels ce n'est pas encore avoir un nom que
d'avoir seulement un patronyme.
A vrai dire aucun agent social ne se définit par son seul patronyme.
L'identité sociale est faite de l'appartenance à une multiplicité
de groupes sociaux autres que la famille. La nationalité, la profession,
la religion, la classe sociale, l'appartenance philosophique ou politique,
etc., sont autant d'insertions de l'agent dans des espaces sociaux qui
se traduisent par l'imposition d'étiquettes, d'appellations contrôlées,
de labels, dont les effets peuvent être positifs ou négatifs
pour les agents. Un même label peut recouvrir une position sociale
très gratifiante dans un espace donné, beaucoup moins gratifiante
dans un autre espace. On peut être aimé ou admiré
ici pour les mêmes raisons qui vous font exécrer ou mépriser
ailleurs. Un truand qui fait figure de «caïd» dans sa
bande peut être traité comme un «voyou» minable
ailleurs.
La même nécessité d'être reconnu par les autres
explique à la fois la recherche de la distinction et les limites
de cette recherche. On ne peut en effet être reconnu par les autres
que si on ne diffère pas trop d'eux. A trop vouloir se distinguer
on risque de devenir étranger au groupe, de se couper des autres.
Or on a également, et vitalement, besoin de se sentir intégré
à une collectivité, assimilé, c'est-à-dire
semblable à ses «semblables». La volonté de
distinction ne doit donc pas être interprétée comme
une motivation jouant de façon mécanique et unilatérale,
mais plutôt comme un mouvement dialectique
de dissimilation dans l'assimilation. Tout l'art
de la distinction, dans un espace social donné, est de trouver
l'écart optimal, la bonne distance, celle qui permet de ne pas
être confondu avec les autres tout en préservant les liens
de solidarité indispensables pour ne pas être traité
en étranger.
A cet égard, la pratique de tout agent est un compromis entre le
principe de conformité et le principe de distinction .
En tout état de cause, le contenu et la forme de ce compromis demeurent
conditionnés par la structure objective de l'espace social dans
lequel l'agent entre en concurrence avec d'autres.
Il est facile de se distinguer positivement de ceux que l'on domine de
très haut. Il y a une telle disparité dans les propriétés
positionnelles qu'à la limite il n'y a même plus lieu de
parler de concurrence entre agents par trop inégaux. En revanche,
là où les stratégies de distinction prennent toute
leur raison d'être, c'est lorsqu'il s'agit de se distinguer des
agents les plus proches dans l'espace social, ceux avec lesquels on est
à parité (ou peu s'en faut). Se distinguer de ses pareils
conduit à rechercher des différences qui ont toute probabilité
d'être minimes, mais que l'on s'efforce de mettre en valeur, de
«faire mousser». A ce jeu de la différence ultime les
agents en arrivent à «peser des oeufs de mouche dans des
balances de toile d'araignée» comme aurait dit Voltaire,
et à se battre pour des enjeux qui, aux yeux d'un observateur désintéressé
risquent de paraître aussi infimes, dérisoires, absurdes
ou arbitraires que l'était aux yeux de Gulliver la querelle des
gros-boutiens et des petits-boutiens inexpiablement divisés sur
la question de savoir par quel bout il faut casser l'oeuf à la
coque.
Mais en matière de distinction peu importe la nature objective
des propriétés. Ce qui importe c'est la signification qu'on
réussit à leur faire acquérir.
Les agents sociaux, parce qu'ils sont sociaux, parce que leur existence
reçoit son sens et son importance des autres, qu'ils en aient clairement
conscience ou non, s'efforcent donc d'acquérir les labels et les
titres les plus prestigieux, les plus rémunérateurs qu'ils
peuvent atteindre avec les moyens dont ils disposent, ou de faire obtenir
aux titres qu'ils possèdent déjà une valeur supérieure
à celle qu'ils ont présentement, ou d'imposer la création
de titres en quelque sorte faits «sur mesure». En règle
générale un agent n'est jamais seul pour effectuer ce travail
de valorisation et de distinction. Son intérêt personnel
n'est pas dissociable de celui de certains autres agents, même s'il
ne les connaît pas personnellement. Un ouvrier soucieux de faire
apprécier à un meilleur prix la qualification de sa force
de travail partage vraisemblablement ce souci avec des milliers d'autres,
avec lesquels il peut éventuellement s'organiser, pour mieux lutter
et imposer la reconnaissance par les autres (patronat, pouvoirs publics,
autres catégories de salariés, etc.) de la véritable
valeur (ou signification) de son travail. De la même façon,
un artiste qui essaie de «percer» inscrit ses efforts personnels
de distinction dans une bataille plus vaste, celle qui vise à imposer
la reconnaissance d'un courant nouveau, une école, un style, une
autre forme de sensibilité, etc.
Considérons maintenant une entreprise telle que, par exemple, une
fabrique d'appareils électroménagers. Cette entreprise est
tout d'abord une réalité physique (terrains, bâtiments,
machines, véhicules, etc.) inscrite dans un environnement physique.
Mais elle est aussi de toute évidence un espace social, un système
de positions différentielles, conférant aux agents, individuels
ou collectifs, qui les occupent, des rôles et des statuts différents.
C'est ainsi que l'on pourra recenser dans cet espace social des cadres
supérieurs, des cadres moyens, des employés de différentes
catégories, des ouvriers diversement qualifiés ; des productifs
ou des créatifs, des administratifs, des commerciaux, etc., bref
un ensemble hiérarchisé de positions dans lequel il est
possible de découper des sous-ensembles, des hiérarchies
sectorielles ou j catégorielles. Cet ensemble n'est pas inerte,
mais vivant, animé d'un mouvement interne et incessant fait de
relations verticales ou horizontales, officielles ou officieuses, de relations
de communication, de coopération, de concurrence ou de rivalité,
de revendication, de conflit, de négociation, de promotion, etc.
Il est clair, si l'on veut comprendre les interactions qui s'établissent
entre les agents, qu'il faut les resituer dans leur contexte, c'est-à-dire
dans le climat interne de l'entreprise et dans le cadre de son fonctionnement
et de ses structures.
Mais il serait certainement préjudiciable à l'analyse de
s'en tenir là. Car, après tout, cette entreprise n'est pas
suspendue dans le vide. Elle n'est elle-même qu'une petite parcelle
d'un espace social plus vaste, un espace économique et commercial,
où elle est en relation, formelle ou non, avec une foule d'autres
entreprises plus ou moins concurrentes et des organismes divers (tels
que collectivités locales, services préfectoraux, associations,
chambres de commerce, tribunaux de commerce, etc.). La position occupée
par l'entreprise dans l'espace économique ne va pas manquer d'influencer
son fonctionnement interne. Si par exemple elle contrôle une bonne
partie du marché, si elle est prospère, les promotions internes
peuvent s'en trouver facilitées. Si les profits diminuent au contraire,
le climat peut se tendre et les relations se détériorer.
Mais la même exigence de compréhension, qui nous oblige à
replacer l'entreprise dans l'espace économique qui l'englobe, nous
impose, en bonne logique, d'aller au-delà de cet espace économique
pour examiner l'influence et les effets sur la vie économique des
décisions prises au niveau politique et des phénomènes
inhérents à l'activité de l'Etat, du gouvernement,
du Parlement, des partis, et d'une façon générale
de tous les pouvoirs publics et privés constitutifs de l'espace
proprement politique. Si bien qu'on peut toujours mettre en relation ce
qui arrive à un travailleur d'une entreprise (embauche ou licenciement,
promotion ou répression) avec tel ou tel aspect de la politique
générale. Mais à force de rechercher les diverses
influences de plus en plus indirectes, qui pèsent sur une interaction,
on pourrait logiquement prolonger à l'infini cette régression
du raisonnement. On risquerait d'en arriver ainsi, de proche en proche,
à mettre le licenciement d'un travailleur sur le compte des perturbations
atmosphériques et, pourquoi pas, sur le compte de la température
de Sirius ou de la position de Vénus. Il faut bien avouer que ce
type d'explication n'est guère convaincant.
En fait la difficulté que nous venons de soulever peut se résoudre
aisément si on veut bien admettre que parmi les innombrables facteurs
qui contribuent à provoquer une interaction, quelle qu'elle soit,
tous ne sont pas également agissants, tous n'ont pas la même
puissance causale, et que les causes les plus déterminantes ne
sont ni des facteurs infimes ponctuels, événementiels ou
occasionnels (du type «étincelle qui met le feu aux poudres»),
ni des facteurs tellement généraux et universels qu'ils
sont sans intérêt pour l'explication (du type «la gravitation
universelle» ou «la température de Sirius»),
mais des facteurs spécifiques
liés à la logique de fonctionnement d'un espace social donné
avec ses structures propres et donc avec sa gamme relativement autonome
de causes et d'effets. Ainsi par exemple le comportement d'un agent artistique
(écrivain, peintre, musicien, danseur, etc.) doit trouver le principe
de son explication dans la structure de cet espace social original qu'est
le monde de l'art, avec ses hiérarchies, ses enjeux et ses règles
du jeu propres, son mode d'organisation spécifique. Que tous les
facteurs explicatifs sans exception ne soient point contenus dans cet
espace artistique, c'est certain, puisque cet espace baigne dans la société
et que d'une façon ou d'une autre l'influence de ce qui se passe
dans la société globale pénètre partout. Mais
ce qui importe, c'est d'abord de ressaisir ce qui fait la spécificité
d'un espace donné, ce qui permet de le distinguer des autres espaces
et de l'étudier en lui-même et pour lui-même, comme
si toutes choses étaient égales par ailleurs
et donc provisoirement négligeables. C'est à cette condition
seulement qu'on parviendra à savoir en vertu de quelles déterminations
essentielles se produit telle ou telle interaction dans cette espace-là.
Que l'artiste en question soit par ailleurs membre de tel ou tel parti
politique, cela ne manque pas d'intérêt. Il importe de le
savoir, et on peut même faire l'hypothèse très raisonnable
et vérifiable que cela n'est pas sans entraîner des conséquences
pour sa situation dans l'espace artistique (par exemple sous forme de
commandes, de subsides, de censures déguisées de la part
des médias, etc.). Mais l'espace artistique ne doit pas cependant
être confondu avec l'espace politique, car il impose à ses
agents un type de relations différent. Il est beaucoup
plus déterminant pour comprendre la démarche de tel artiste
de savoir si l'art qu'il pratique est un art «noble» comme
l'art lyrique ou «mineur» comme la chanson de variétés,
à quelle «chapelle» ou à quelle «écurie»
il appartient, si cet artiste est déjà consacré ou
si c'est un débutant, à quelle maison d'édition il
est lié, dans quelle galerie il expose, etc. Car ce sont les profits
liés à sa position dans l'espace artistique, les déterminations
liées à la place qu'il occupe dans les classements internes
propres à cet espace, qui jouent le rôle moteur et décisif
dans toute sa pratique artistique. Ce n'est évidemment pas en exhibant
purement et simplement sa carte de tel ou tel parti politique que l'artiste
se ferait admettre et reconnaître, comme membre à part entière
du monde artistique (comme un «vrai» poète ou un «vrai»
peintre), par ses pairs et concurrents les autres artistes, par les critiques,
les académies et les jurys, le public et les journalistes, etc.
C'est en produisant des oeuvres d'art qui seront jugées en fonction
de critères spécifiques, les critères esthétiques
existants, par des agents qui sont censés avoir la compétence
nécessaire pour porter un tel jugement et qui sont en concurrence
pour imposer les «bons» critères.
Il suit de tout ce que nous venons de dire que pour analyser correctement
des conduites sociales, il importe de reconstruire l'espace social spécifique
dont la logique interne, c'est-à-dire la façon dont ses
structures fonctionnent et s'imposent aux agents, contient la clé
des interactions qui se produisent dans cet espace.
Afin de bien marquer le caractère spécifique des déterminations
qui dans un espace donné concourent à produire une certaine
gamme d'interactions, nous utiliserons désormais le terme de champ
pour désigner un tel espace, et nous parlerons ainsi de champ économique,
de champ politique, de champ religieux, de champ culturel, de champ sportif,
etc., chaque fois que nous serons en présence de l'ensemble des
caractéristiques qui définissent objectivement un champ.
Quelles sont donc ces caractéristiques objectives*
du champ ?
* Objectif(ve) sigmfie qui existe en
soi, indépendamment de tout ce qu'un sujet conscient peut en
percevoir et en penser.
Un champ est un système spécifique de relations objectives,
qui peuvent être d'alliance et/ou de conflit, de concurrence et/ou
de coopération, entre des positions différenciées,
socialement définies et instituées, largement indépendantes
de l'existence physique des agents qui les occupent. L'agent qui occupe
la position d'employé ou de patron, de sous-officier ou d'officier
supérieur, d'enfant ou de parent, de dirigeant sportif ou de simple
pratiquant peut bien disparaître physiquement, la position n'en
continue pas moins d'exister, disponible pour un autre agent. Comme le
résume excellemment une formule bien connue : «Le roi est
mort, vive le roi.»
Une telle affirmation peut paraître choquante dans la mesure où
nous vivons sur l'illusion que nos caractéristiques positionnelles,
c'est-à-dire celles que nous tenons de la position sociale occupée,
nous appartiennent en propre, sont nos propriétés
personnelles. Nous aurons l'occasion de voir plus loin
qu'il y a effectivement un phénomène d'appropriation personnelle
des caractéristiques sociales que les agents acquièrent
en se les incorporant pour
une part. De telle sorte qu'ils en arrivent à faire
corps avec leur position sociale. Il n'en reste pas moins
que la position ne se confond pas avec l'agent qui l'occupe, et qu'il
ne faut pas croire que les agents sont par nature ce qu'ils sont par position.
Cela est vrai même pour des positions sociales dont la définition
semble reposer sur la nature biologique des agents : par exemple les positions
définies par les relations de parenté. Il nous semble aberrant,
sur la base de notre propre expérience, d'imaginer que, par exemple,
un père puisse être de sexe féminin, et, à
plus forte raison, que ce père de sexe féminin puisse être
moins âgé que son fils ou sa fille. Mais cela n'est aberrant
que d'un point de vue strictement biologique. Du point de vue social,
non seulement de telles relations de parenté sont possibles, mais
encore elles existent réellement et on peut les observer comme
l'a fait la militante noire américaine Angela Davis au cours de
son emprisonnement dans les prisons de femmes américaines, où
les détenues, toutes de sexe féminin, reconstituent le système
de parenté traditionnel qui les aide à supporter la condition
carcérale (8). Cette situation est
sans doute très particulière, mais elle n'est qu'une illustration
limite du fait fondamental que les lois de la vie sociale n'ont rien à
voir avec les lois de la nature biologique ou physique, et que par conséquent
les positions sociales sont indépendantes des personnes physiques
qui les occupent à un moment donné. Ce que l'on pourrait
résumer sous une forme triviale en disant que la société
ne nous a pas attendus pour exister et qu'elle existera sans doute bien
longtemps encore après nous. Ce qui n'exclut pas que, au passage,
nous ayons peu ou prou contribué à la fois à la reproduire
et à la changer.
C'est cette illusion, que nos propriétés positionnelles
seraient des propriétés naturelles que nous posséderions
de naissance en quelque sorte, qui est à l'origine de contresens
graves dont les effets sociaux peuvent être désastreux. Ce
naturalisme (croyance à
l'origine naturelle de caractéristiques socialement acquises) a
entre autres conséquences de fausser complètement la perception
des rapports sociaux puisque dans cette optique les talents, les compétences
et les capacités que possèdent les agents de façon
très inégale, et tout particulièrement les capacités
intellectuelles et morales, sont mis sur le compte de la seule nature
biologique. Ainsi donc les puissants de toute espèce ne devraient
leur position sociale qu'à leur «intelligence», à
leurs dons, et les faibles,
les exploités, ne devraient leur infériorité qu'à
leur absence de dons naturels. Les hiérarchies et donc les inégalités
sociales ne seraient que le reflet des inégalités naturelles.
Et la sagesse serait par conséquent de se résigner aux inégalités
de fortune et de pouvoir comme on se résigne aux inégalités
de force et de «beauté» physiques. Cette idéologie
naturaliste que l'on peut qualifier aussi de charismatique(9)
est, comme on le conçoit aisément, éminemment utile
et favorable aux intérêts des dominants dont la domination
ne doit alors plus rien à l'histoire et aux lois de la vie sociale,
mais se trouve justifiée par des causes biologiques considérées
comme des causes naturelles par excellence. Cette conception est non seulement
fausse du point de vue théorique, mais encore elle aboutit dans
la pratique à alimenter et justifier toutes les formes de racisme,
d'élitisme et de ségrégation sociale.
Une fois admis que toute interaction s'inscrit dans un champ spécifique,
qu'elle est donc commandée par la position occupée dans
le système de relations objectives par l'agent, une foule de questions
ne manque pas de se poser : comment accède-t-on aux positions du
champ ; comment entre-t-on dans le système de relations ; peut-on
changer de position ; le système peut-il se modifier ; comment,
à quelles conditions, etc.?
Pour répondre à toutes ces questions, il faut revenir sur
la question de la spécificité du champ. Dire que tout champ
est spécifique c'est dire qu'il ne peut se confondre avec aucun
autre du fait de certaines caractéristiques qui lui sont propres.
Pour préciser la nature de ces caractéristiques, il peut
être éclairant de comparer le champ à un espace social
où se déroulerait un jeu particulier ayant ses règles
précises et ses enjeux propres. De même qu'il n'est pas possible
de jouer au bridge comme on joue aux échecs ou au poker, de même
qu'un titre de champion de football ne se conquiert pas comme un titre
de champion de boxe, de même dans un champ donné les agents
sont tenus de jouer le jeu selon certaines règles pour pouvoir
gagner certains enjeux.
Si l'on examine la nature des différents biens mis en jeu, on se
rend très vite compte qu'en dépit de l'infinie diversité
apparente de ces enjeux, on peut les regrouper en quelques grandes catégories
de ressources :
— Les ressources de nature économique (parmi lesquelles l'argent,
du fait de son rôle d'équivalent universel de toutes les
marchandises, tient une place prééminente).
— Les ressources de nature culturelle (parmi lesquelles les diplômes
scolaires et universitaires ont pris une importance croissante).
Chacun sait d'expérience que le fait de détenir personnellement
des biens économiques ou culturels est source de pouvoir, par rapport
à ceux qui en détiennent moins ou qui en sont démunis.
Qu'il s'agisse de l'enfant qui plastronne devant ses camarades parce qu'il
possède un vélo de course perfectionné, ou du milliardaire
dirigeant une chaîne de grands magasins, ou du savant qui vient
de faire une découverte remarquée, ils sont tous placés
en position de force dans un champ particulier par la quantité
et la qualité des biens qu'ils détiennent à titre
personnel.
— Mais il existe une troisième catégorie de ressources
: celles qui sont liées à l'appartenance à un groupe,
celles dont on ne peut disposer que sous la forme d'un réseau de
«relations», et plus précisément de relations
avec des agents eux-mêmes détenteurs de certains pouvoirs
et disposés à mettre leurs pouvoirs au service de l'agent
qui les sollicite et qui peut à son tour être appelé
à «rendre service» pour service. A cet égard
on peut considérer les différents groupes sociaux auxquels
nous appartenons (famille, cercle d'amis, nation, église, associations
culturelles ou sportives, syndicats, partis, etc.) comme des réseaux
d'échange et de circulation de biens dont chaque
agent tire un profit proportionné à sa propre contribution
(en paroles, en actions, en argent, en temps, etc.).
Il convient de remarquer que ces trois grands types de ressources que
les agents cherchent à s'approprier dans un champ donné
sont non seulement des enjeux, mais aussi des conditions d'entrée
dans le jeu, des mises effectuées par les agents en vue de réaliser
un profit. Toute participation à un jeu social suppose un coût,
un droit d'entrée
plus oui moins élevé (argent, diplôme, titre, parrainage,
etc.). Il s'agit donc pour] chaque agent d'effectuer les investissements
les plus rentables dans le champ, et d'accroître ainsi les ressources
engagées au départ, moyennant tout un travail de mise en
valeur producteur d'une plus-value, auquel concourt le fonctionnement
du champ dans son ensemble.
Pour cette! raison nous donnerons désormais le nom de capital aux
différente! ressources que suppose et que produit l'activité
du champ, et nouj distinguerons selon le cas trois variétés
de ce capital correspondant
aux trois catégories de ressources énumérées
plus haut : le capital économique,
le capital culturel, et le
capital social (le réseau
de relations mobilisables).
Bien qu'elles soient nettement distinctes par nature, ces trois espèces
de capital entretiennent dans la réalité des rapports très
étroits et ne cessent de se transformer l'une en l'autre, sous
certaines conditions. Par exemple obtenir un emploi bien rémunéré
en faisant jouer ses relations (le «piston»), c'est transformer
du capital social en capital économique ; acheter des livres, aller
au cinéma, faire de longues études supérieures, c'est
convertir du capital économique en capital culturel ; enseigner
la gestion dans une grande école, c'est convertir du capital culturel
en capital économique et en capital social éventuellement,
etc. Comme on peut s'en douter la conversion du capital, comme celle des
monnaies, est plus ou moins avantageuse, selon le taux de change, pourrait-on
dire, qui varie selon le champ, selon la période, selon l'état
du marché en définitive. Aujourd'hui par exemple un titre
scolaire tel que le baccalauréat ne se monnaie pas sur le marché
du travail au même cours qu'il y a cinquante ans. Une licence de
lettres non plus d'ailleurs. Etre instituteur aujourd'hui ne donne plus
le même capital social que sous la Ille République.
Cette notion d'«état du marché», que nous venons
d'utiliser, est importante, en ce sens qu'un bien quel qu'il soit ne devient
un capital que s'il existe un marché
sur lequel se fixe le prix de ce bien (et donc la plus-value qu'il peut
rapporter) en fonction des rapports de force objectifs établis
entre les agents du champ (l'ensemble des producteurs et des consommateurs).
Tout champ est un marché où se produit et se négocie
un capital spécifique.
On comprend du même coup que la valeur d'un capital ne soit pas
fixée une bonne fois pour toutes, mais qu'elle ne cesse de fluctuer
selon l'évolution du rapport des forces dans le champ. Si le capital
culturel que constitue une licence de lettres s'est considérablement
dévalué aujourd'hui, ce n'est évidemment pas avec
le consentement des licenciés es lettres. Ces derniers voudraient
bien que leur capital retrouve l'éminente valeur qu'il a pu avoir
précédemment. Mais ils ne constituent plus une force sociale
suffisante pour imposer la reconnaissance d'une telle valeur, dans une
société et dans un champ culturel où les compétences
scientifiques ou gestionnaires sont devenues plus importantes que les
compétences littéraires.
Pour les mêmes raisons, on comprend qu'il soit difficile de hiérarchiser
les trois espèces de capital que nous venons de distinguer. Est-il
plus important, plus avantageux d'avoir de l'argent (ou de la terre, ou
tout autre bien économique) que d'avoir des relations ou d'avoir
de l'instruction ? On ne peut pas répondre de façon simple
et tranchée à une I telle question, parce que la hiérarchie
des valeurs change d'un champ à j un autre et d'une époque
à une autre. Dans le champ culturel par exemple l'espèce
dominante du capital est la compétence intellectuelle ou artistique,
et on peut y rencontrer des agents qui méprisent l'argent au nom
de la beauté, de l'intelligence, etc. Dans le champ économique,
à l'époque du patronat de droit divin, les chefs d'entreprise
se moquaient d'avoir des diplômes. Aujourd'hui, à l'ère
du «management», il est devenu très important pour
les patrons d'obtenir des diplômes prestigieux pour apparaître
aussi comme des gens intellectuellement dignes d'assumer leurs fonctions
dirigeantes.
Pourtant, s'il est vrai que chaque espèce de capital peut à
un moment donné, dans un champ donné, être prépondérante
par rapport aux autres s'il est vrai que personne ne peut, sans en pâtir,
se passer complètement de l'une ou l'autre espèce de capital,
et qu'il faut sans cesse les échanger les unes contre les autres,
on nous accordera facilement que parmi le: trois espèces de capital,
il en est une qui pèse particulièrement lourd ei qui, à
terme, risque de faire la
décision dans les luttes : c'est le capital) économique
(et plus précisément l'argent et les moyens de production).
Toute l'histoire en témoigne (10).
Le capital économique est d'autant plus important qu'il est non
pas le seul, mais l'un des principaux facteurs d'appartenance à
telle ou telle classe ou fraction de classe sociale, et comme nous le
verrons dans un chapitre ultérieur, la position occupée
par les agents dans le champ des classes sociales entraîne une foule
de conséquences directes et indirectes dans leurs pratiques à
l'intérieur des autres champs (11).
En règle générale le capital accumulé de façon
spécifique dans tel ou tel champ est distribué inégalement
entre les agents selon la position occupée. Cette distribution
peut varier entre deux limites extrêmes, tout à fait théoriques,
car elles ne se réalisent jamais à grande échelle
: la distribution égale du capital entre tous les agents d'une
part et d'autre part la concentration de l'intégralité du
capital accumulé dans le champ entre les mains d'un même
agent collectif ou individuel (situation de monopole). Ce que l'on observe
dans la réalité c'est une structure de répartition
du capital spécifique plus ou moins dispersée (ou concentrée)
selon l'histoire du champ considéré et donc selon l'évolution
des luttes pour l'appropriation du capital. Il faut en effet avoir présent
à l'esprit que l'enseignement le plus constant de l'histoire des
sociétés humaines, qu'on le déplore ou non, c'est
qu'un des moyens de domination par excellence, donc un des moyens de s'emparer
des diverses espèces de capital, a été et demeure
le recours à la force, sous ses formes les plus violentes. Guerres,
ethnocides, pillages, annexions, razzias, rapts, meurtres, répression
sanglante, tortures, emprisonnement, etc., ont été et demeurent
des moyens très efficaces pour se procurer territoires, richesses
du sol et du sous-sol, cheptel, esclaves, femmes, pouvoirs économiques
et politiques, etc. Il semblerait que l'on puisse légitimement
en tirer la conclusion que les rapports de domination, qui s'instaurent
nécessairement dans un champ du fait de l'inégalité
de la distribution du capital, reposent en dernière instance sur
les rapports de force qui sous-tendent les rapports sociaux.
Cette conclusion semble d'autant plus légitime que, aujourd'hui
comme hier, il est facile de vérifier dans l'actualité la
plus quotidienne que le recours à la force brute, arbitraire (celle
des poings ou des armes, celle des muscles ou celle des missiles), est
au fondement, de façon très explicite et très spectaculaire,
d'innombrables rapports entre agents individuels aussi bien que collectifs,
entre personnes privées, aussi bien qu'entre classes sociales ou
entre nations.
D'où vient alors que, d'une façon générale,
les rapports de domination constitutifs de l'ordre social établi
soient si bien tolérés, par ceux qui sont soumis à
la domination économique, culturelle et sociale ? D'où vient
que l'on puisse s'incliner devant la force sans avoir le sentiment d'être
«forcé» ?

(1)
La notion de système sous-entend que l'ensemble considéré
n'est pas une réunion accidentelle et anarchique d'éléments
indépendants les uns des autres, mais au contraire un tout dont
les parties composantes sont logiquement en rapport les unes avec les
autres, de façon durable et non arbitraire.
(2)
II est intéressant de remarquer que la position ou l'orientation
dans l'espace physique est rarement neutre du point de vue de la signification
sociale, comme le rappelle l'étymologie des mots sinistre (à
gauche), adroit (à droite), humble (au ras du sol), infernal
(au-dessous du sol), etc.
(3)
Le langage courant reflète bien cette traduction de la distance
sociale en termes de proximité physique avec des expressions
telles que : «ne pas franchir les bornes», «savoir
garder ses distances», «ne pas se laisser marcher sur les
pieds» ou «chatouiller les narines».
(4)
Moins ressentie par l'entourage bien sûr, et non par le vieillard
qui aura peut-être le •sentiment que la société
est en train de s'écrouler, ce qui est sans doute excessif, mais
qui traduit néanmoins une intuition assez juste quant au fait
que toute infraction au respect des distances, même mineure, porte
en elle une «menace» potentielle pour l'ordre du système
dans son ensemble.
(5) II est bien connu par exemple qu'en période de crise économique
et sociale on voit augmenter le nombre des infractions.
(6)
Nicole BERNHEIM, «Un bilan des Etats-Unis», Le Monde, 29
octobre 1980, p. 5.
(7)
On objectera peut-être que, s'il est vrai que la clé de
beaucoup de conduites réside dans la volonté de distinction
, il n'en demeure pas moins qu'on peut observer aussi, dans certaines
circonstances, des conduites d'effacement, de la part d'agents qui tiennent
à passer inaperçus, à rester dans l'ombre. Cette
objection ne résiste pas à l'examen. En effet, autant
il est facile de comprendre que des agents puissent avoir intérêt,
de façon très circonstancielle, à ne pas se faire
remarquer, autant il est difficile d'admettre qu'ils puissent passer
leur vie à «se faire tout petits». (Sauf s'il s'agit
de certains cas très particuliers de personnes souffrant d'un
déséquilibre.) Pour s'exprimer de façon un peu
plus savante, on pourrait dire qu'il existe parfois des raisons conjoncturelles
de s'effacer, tandis qu'il y a toujours des raisons structurelles (parce
qu'elles sont imposées par la position même de l'agent
dans la structure de l'espace considéré) de se distinguer.
(8)
A. DAVIS, Autobiographie, Ed. Albin Michel, Paris 1975.
(9)
Du mot charisme qui signifie à l'origine (dans le vocabulaire
religieux) la grâce, et donc par extension tout ce qui est donné
gracieusement, gratuitement, le don originel Par opposition à
la compétence acquise et dont l'acquisition a nécessairement
coûté un certain prix (ne serait-ce que celui de l'effort).
L'idéologie charismatique est l'une des formes sous lesquelles
a survécu, dans des sociétés qui se disent et se
veulent démocratiques et égalitaires, le vieux privilège
de ce que l'on appelait la «naissance» ou le «sang».
Autrefois il suffisait pour accéder aux positions de pouvoir
d'être «bien né», c'est-à-dire de naître
de parents puissants dont il ne restait plus qu'à recueillir
l'héritage. Aujourd'hui, bien que tous les agents soient censés
être «nés libres et égaux en droits»et
qu'on ne puisse plus par conséquent se réclamer légitimement
de sa naissance, les inégalités sociales continuent à
être justifiées, aux yeux mêmes de ceux qui en sont
victimes, par les prétendus dons naturels, c'est-à-dire
par les avantages indiscutables que certains posséderaient de
naissance.
Bien entendu, il ne s'agit pas de soutenir le point de vue tout aussi
arbitraire que la trajectoire sociale d'un agent ne devrait strictement
rien à ses «qualités naturelles». Il s'agit
seulement de bien comprendre que : 1°- Chez l'homme, être
social par excellence, il n'est jamais possible de voir s'exprimer des
propriétés naturelles à l'état pur en quelque
sorte. Le social recouvre, pénètre et transforme tout.
Un homme à l'état de nature est un animal, sans plus.
Il n'y a pas de requin qui devienne banquier ni de porc qui devienne
proxénète. 2°- A supposer que des causes naturelles
puissent être invoquées, il faudrait alors expliquer pourquoi
elles jouent de façon aussi sélective, au bénéfice
des mêmes classes ou fractions ou groupes, alors qu'elles devraient
être uniformément distribuées du fait de l'immense
brassage génétique des populations existantes au fil de
l'histoire. Pourquoi les enfants des classes supérieures seraient-ils
les seuls (sauf exception rarissime) à avoir le chromosome de
l'E.N.A et les enfants des classes populaires la glande du C.A.P de
soudeur ?
Lire sur ces questions des ouvrages comme : G.F.E.N (ouvrage collectif),
L'Echec scolaire : doués ou non-doués ?, Paris, Editions
sociales, 1974 ; L. MALSON, Les Enfants sauvages, Paris, Editions U.G.E.,
10/18, 1964 ; H. SALVAT, L'Intelligence, mythe et réalités,
Paris, Editions sociales, 4e édition, 1974 ; M. SCHIFF, L'Intelligence
gaspillée, Paris, Le Seuil, 1982 ; A. JACQUARD, Au péril
de la science, Paris, Le Seuil, 1982 ; S. JAY GOULD, La mal-mesure de
l'Homme, Livre de Poche (Biblio-essais).
(10)
II convient de ne pas interpréter l'énoncé de ce
constat dans un sens économiste. L'économisme (marxiste
ou autre) ne consiste pas à prendre acte de l'importance considérable
et constante des facteurs économiques dans l'histoire des individus
et des groupes (il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour la nier) mais
à réduire, à ramener toutes les dimensions de la
réalité sociale à la seule dimension économique
transformée en variable indépendante de laquelle on pourrait
faire découler plus ou moins mécaniquement, voire déduire
a priori toutes les autres propriétés.
(11) Pour n'en donner ici qu'un exemple, nous nous bornerons à
évoquer celui du champ scolaire et universitaire : on sait de
façon précise aujourd'hui qu'en dépit des apparences
et des discours traditionnels sur «l'école libératrice»,
l'égalité des chances est un mythe et que l'accès
et le succès d'un élève ou d'un étudiant
dans telle ou telle 1ère de formation sont très largement
conditionnés par son appartenance de classe, de elle sorte que
certains enseignements, certaines écoles, certains diplômes
sont monopolisés, ou Peu s'en faut, par les classes dominantes
et que les enfants des classes Populaires en sont pratiquement exclus.
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