CHAPITRE
2
La
légimité
La
raison essentielle du consentement des dominés c'est l'intérêt
que présente à leur yeux, sous une forme ou une autre, la
domination qui s'exerce sur eux. Un dominant légitime est un dominant
qui fait l'objet, de la part des dominés, d'une reconnaissance,
au double sens de ce terme : d'une part son pouvoir est reconnu, c'est-à-dire
admis, accepté et justifié, d'autre part et conjointement
les dominés lui sont reconnaissants pour les bienfaits et les services
que la domination est censée leur procurer. Une domination n'est
durable que si elle est vécue en pratique par les dominants et
les dominés comme un échange nécessaire, qu'aucun
individu raisonnable ne saurait remettre en question.
Par exemple, les paysans égyptiens de l'Antiquité croyaient
être redevables à Pharaon, fils des dieux et dieu lui-même,
de la crue annuelle du Nil qui répandait ses limons fertiles sur
toute la vallée. Ainsi le pouvoir pharaonique apportait à
ses sujets, entre autres bienfaits, celui, inestimable, d'assurer leur
existence même, sur une terre nourricière. Ce bienfait, à
nos yeux, n'est pas à mettre au crédit de Pharaon, car nous
ne croyons pas qu'un pharaon ait eu le pouvoir de faire déborder
le Nil. En revanche, pour ses sujets ce pouvoir ne faisait aucun doute,
d'autant qu'il était vérifié par la crue annuelle
du fleuve et ses effets bienfaisants, attribués ipso facto à
la divinité de leur roi.
On pourrait multiplier les exemples analogues : ils montreraient que l'exercice
d'un pouvoir apparaît comme légitime dès lors que
dominants et dominés partagent un même ensemble de représentations,
religieuses et autres, relatives à la réalité (la
société, la nature, l'univers, etc.). En vertu de ces représentations,
chacun est censé être à la place qu'il doit ou mérite
d'occuper, et les occupants des positions dominantes sont censés
servir l'intérêt général. A défaut de
croyances communes concernant l'ordre du monde visible et invisible, le
consensus s'effondrerait et la domination serait réduite à
l'usage permanent de la violence pour se maintenir, ce qui la mettrait
à la merci d'une violence plus grande encore. On conçoit
aisément par conséquent l'importance de la dimension symbolique
du pouvoir et la nécessité, pour tout pouvoir qui veut durer,
d'acquérir la plus grande légitimité possible en
produisant, ou en entretenant si elles existent déjà, les
représentations capables de justifier la domination établie,
et de la rendre psychologiquement acceptable, voire désirable.
La production et l'entretien du discours de légitimation peuvent
être le fait de l'ensemble des dominants, comme c'est généralement
le cas dans les petites sociétés peu différenciées.
Par exemple les chefs de lignée qui détiennent par tradition
le pouvoir, rapportent les visions et les songes au cours desquels les
ancêtres leur apparaissent pour leur donner la solution des problèmes
qui se posent dans le groupe. Dans les sociétés plus développées,
où la division du travail est plus poussée, le travail de
domination est lui-même partagé entre des groupes différents
de dominants. Schématiquement on peut dire
qu'une fraction de la classe dominante se charge d'exercer le pouvoir
temporel (sous sa forme économique et militaro-politique), et une
autre fraction se spécialise dans la fabrication et la diffusion
des représentations idéologiques nécessaires à
l'euphémisation des rapports de force
et à la justification de la domination. Cette fraction spécialisée
dans le pouvoir spirituel est constituée de catégories diverses
d'agents que nous appelons aujourd'hui des «intellectuels»
(1) et qui selon les époques et les
sociétés sont plutôt des religieux ou plutôt
des laïques. Un aspect fondamental de leur travail est de faire communiquer
les groupes sociaux, c'est-à-dire finalement de donner à
l'ordre établi un sens commun.
Dans les société traditionnelles, les justifications de
l'ordre établi sont essentiellement de caractère religieux.
Tout ce qui se produit est censé être voulu et provoqué
par des divinités bienfaisantes ou maléfiques, des génies,
des démons, des esprits (y compris ceux des morts). La légitimité
du pouvoir exercé ou subi est liée à l'adhésion
des agents à une même cosmogonie. Dans les sociétés
plus évoluées, on voit se développer, en concurrence
(et parfois en convergence) avec les justifications religieuses, d'autres
types d'explication et de démonstration plus élaborés,
faisant moins appel à la foi spontanée et à l'émotion,
et davantage aux capacités rationnelles des agents et à
la force du raisonnement logique. L'ordre établi tend alors à
se justifier au nom d'une définition, généralement
conçue comme universelle et éternelle, du Beau, du Bien,
du Juste, du Sacré, du Vrai, du Normal, du Naturel, etc., et cette
production idéologique engendre d'innombrables théories
(c'est-à-dire, au sens propre, des vues
de l'esprit) philosophiques, esthétiques, éthiques, juridiques,
politiques, etc., qui démontrent de façon plus ou moins
péremptoire que l'ordre existant est conforme aux exigences mêmes
de la Raison universelle ou de la Nature éternelle. Ce travail
idéologique a pour résultat objectif de masquer ce que l'établissement
de tout pouvoir peut avoir d'arbitraire,
c'est-à-dire tout ce qu'il doit à des concours de circonstances
historiques, à des accidents, à des impostures et à
des coups de force. La domination d'un groupe social sur les autres est
un fait arbitraire, en ce
sens qu'elle ne contient pas en elle-même
sa raison d'être, sa nécessité. En
quoi par exemple le fait d'être né avant ses frères
implique-t-il que l'aîné doive absolument exercer le pouvoir
? En quoi le fait d'être blanc implique-t-il nécessairement
que le non-blanc soit l'esclave du blanc ? En quoi le fait d'être
de sexe masculin rend-il impérieusement nécessaire que l'homme
commande à la femme ? etc. Ce sont là des différences
de fait et celles-ci n'ont, en elles-mêmes et par elles-mêmes,
pas d'autre signification que celle qu'elles ont : à savoir que
les agents ont des propriétés différentes, qu'ils
ne sont pas tous rigoureusement identiques sous tous les rapports. Et
c'est tout. Elles ne permettent en aucune façon
d'affirmer que telles propriétés ont plus ou moins de valeur
que telles autres. Les différences de fait ne sont
pas des différences de valeur. Mais c'est précisément
ce qu'elles deviennent par la vertu d'un traitement idéologique
qui vient renforcer la raison du plus fort par la force de la raison,
en montrant et démontrant à quel point il est juste, bon
et nécessaire que
le détenteur de telle propriété domine le non-détenteur
chez lequel l'absence même de cette propriété devient
le signe non pas seulement d'une différence, mais d'une véritable
infériorité.
On voit par conséquent que le travail de légitimation consiste
fondamentalement à euphémiser des rapports de force en rapports
de sens, par la transfiguration du Fait en Droit et en
Valeur. Ainsi le fait d'être né avant se transforme en droit
d'aînesse, c'est-à-dire en droit d'hériter et de commander,
et le fait d'être né après se transforme en devoir
du cadet de s'effacer devant l'aîné et de lui obéir.
Et ce qui est admirable en l'occurrence c'est que le cadet et l'aîné
sont également convaincus que tout est dans l'ordre, parce qu'ils
partagent tous deux la même représentation du monde forgée
par les prêtres, les philosophes, les juges, les notaires et autres
ordonnateurs du réel. Un babouin mâle qui châtie férocement
une femelle de son troupeau n'a pas à se préoccuper de savoir
si sa domination est ressentie comme arbitraire ou légitime. Il
impose son ordre par la force, et cela suffit. L'animalité, le
règne biologique, c'est le règne du fait accompli. Avec
l'humanité on entre dans le règne du droit (moral et juridique)
qui se caractérise non par l'exclusion ni la disparition des rapports
de force, mais par leur métamorphose en domination légitime
qu'on ne pourrait récuser sans attenter gravement à tel
ou tel principe transcendant et sacré dont elle est censée
découler logiquement (en fin de compte, on commande toujours aux
autres au nom de Dieu, du Père, de la Nation, de la Beauté,
de la Liberté, de l'Amour, bref d'une Valeur reconnue). Ainsi dans
l'espèce humaine, la domination des mâles ne peut plus se
fonder purement et simplement sur le recours à la force brutale.
Mais elle peut se justifier, tant aux yeux de ceux qui l'exercent qu'aux
yeux de celles qui la subissent, par des arguments comme ceux par exemple
que l'on trouve dans la Bible et qui font de l'obéissance féminine
à la fois un devoir évident et une vertu désirable.
(2) De même lorsque des animaux se
battent les uns contre les autres, ils n'on pas besoin de proclamer, à
la façon des hommes qui se font la guerre, que les dieux soutiennent
leur cause, que leur lutte est dans le sens de l'Histoire, qu'ils défendent
la civilisation ou la démocratie, qu'ils sont les garants du droit
international et les promoteurs d'un nouvel ordre mondial, etc.
N'en tirons pas la conclusion que le travail idéologique de légitimation
a pour finalité expresse et exclusive
de s'assurer le consentement des dominés. (3)
Ce serait un contre-sens. Les dominants en effet ont tout autant besoin
que les dominés de raccrocher leur existence à des croyances
et des valeurs et de justifier rationnellement leur pouvoir. Ils sont
les premiers à croire à la vérité de leurs
propres arguments. On peut par conséquent les tenir si l'on veut
pour des mystificateurs, à condition de voir que, sauf
circonstances particulières, ils sont eux-mêmes
auto-mystifiés. Les constructions idéologiques telles que
la religion, la philosophie, le droit, la morale et toutes les autres
productions symboliques tendent toujours, là où elles sont
historiquement apparues, à se développer pour elles-mêmes
et à devenir une fin en soi. Elles deviennent le produit de pratiques
spécifiques dans des champs relativement autonomes et la compétence
qu'elles exigent devient un capital activement recherché pour lui-même
par les agents qui s'investissent dans ces pratiques. Les prêtres
ou les philosophes, les légistes ou les artistes, etc., se donnent
consciemment et expressément pour mission de comprendre, décrire,
expliquer, interpréter, prévoir la réalité,
et de connaître la vérité des choses. Et c'est en
quelque sorte chemin faisant, par surcroît, de façon indirecte
et par la bande si l'on peut
dire, que leur travail contribue à légitimer l'ordre existant
(4). Il est intéressant d'examiner
par quels mécanismes complexes se réalise cette logique
du coup double. C'est la raison pour laquelle nous consacrerons un prochain
chapitre à cette importante question (voir chapitre 5 : l'homologie
structurale).
Retenons ici que, pour qu'une domination soit durable, il faut que la
violence se transforme en contrat, en échange réciproque,
en un consensus qui n'exclut jamais la violence de façon définitive
mais qui la maintient à l'horizon des échanges sociaux,
toujours prête à ressurgir en cas de besoin. On peut par
conséquent dire que tout mécanisme de légitimation
est à double détente dans la mesure où un acte de
reconnaissance est toujours
indissociablement un acte de méconnaissance,
en ce sens que reconnaître des dominants comme légitimes
et avoir de la reconnaissance pour eux équivaut à ignorer
le caractère arbitraire de leur domination, à en méconnaître
les fondements objectifs c'est-à-dire le fait que, loin de pouvoir
se déduire d'un quelconque principe transcendant ( Providence,
Destin, Nature, etc.), elle repose, au moins originellement, sur des situations
de fait telles que passe-droits, usurpations, impostures, trahisons, chantages,
mensonges, terrorisme, bref sur une violence physique et/ou psychologique
mais qui n'a cessé d'être euphémisée à
mesure qu'elle s'exerçait, car il est rare qu'elle s'exerce à
l'état brut.
Le consentement des dominés implique donc une forme de cécité
qui les empêche de percevoir ni concevoir l'arbitraire de la domination,
ce qui du même coup la fait apparaître comme légitime.
Mais cet aveuglement des dominés est lui-même le produit
incorporé de tout un travail idéologique, d'une action pédagogique
diffuse et institutionnalisée qui permet de substituer à
la violence physique ou psychologique qui n'est pas socialement tolérable,
une violence symbolique qui est, elle, socialement
et psychologiquement acceptable par les dominés.
Celle-ci en effet, est la forme de violence inhérente à
tout travail pédagogique ayant pour objet de faire intérioriser
des modèles, d'inculquer des significations, d'enseigner des vérités.
Faire adopter certaines représentations à des agents équivaut
à refouler, à censurer
toutes les autres représentations possibles. Ainsi par exemple,
en astronomie, il a fallu attendre le 16e siècle pour que Kepler
surmonte les difficultés inextricables accumulées depuis
l'Antiquité, en osant imaginer -en
désespoir de cause- que les planètes suivaient
des trajectoires elliptiques, ce qui avait été jusque-là
impensable parce que l'enseignement scolastique, appuyé sur l'autorité
des grands Anciens Aristote et Ptolémée, imposait comme
allant de soi, à tous les esprits, la représentation circulaire
des orbites planétaires. Comme toute affirmation enveloppe une
négation, affirmer et croire que les trajectoires étaient
circulaires revenait très exactement à s'interdire de penser
qu'elles pouvaient être autres. La non-circularité était
censurée, évacuée, niée implicitement par
le seul fait de penser et de croire à la circularité. Toute
action pédagogique, en même temps qu'elle fait voir quelque
chose détourne de voir autre chose. Tout angle de vision implique
un angle aveugle, et la vision est inséparable d'un non-vu. C'est
ainsi que tout arbitraire culturel, tout système de représentations,
de significations, de définitions, interdit aux agents qui l'ont
intériorisé, de penser, percevoir et nommer tout ce qui
ne serait pas conforme aux définitions
légitimes, ou alors conduit les agents à
penser les représentations et les pratiques non-conformes comme
saugrenues, ridicules, scandaleuses, indécentes, etc., à
la façon dont au Moyen-âge, toute pratique religieuse d'origine
pré-chrétienne, apparaissait aux yeux du clergé comme
de la sorcellerie.
Cette question de la définition légitime est -on l'aura
compris- une question de première importance pour tout groupe social,
pour tout agent, car son enjeu c'est le maintien ou le changement de l'ordre
établi, c'est-à-dire le maintien ou la subversion des rapports
de forces. De ce point de vue, on pourrait résumer ce qu'est la
domination en disant que l'agent réellement dominant c'est celui
qui parvient à faire croire aux autres ce qu'il croit lui-même,
à savoir que les choses sont bien ce qu'il dit qu'elles sont. Les
plus grands affrontements d'intérêts sont toujours aussi
des «querelles de mots». Ce qui revient à dire que
les querelles de mots sont généralement plus graves qu'il
n'y paraît, car nommer les choses de telle façon plutôt
que de telle autre, c'est les faire exister autrement ou même abolir
leur existence, c'est donner ou ôter de la force à ceux qui
ont ou n'ont pas intérêt à ce que les choses soient
ce qu'on dit qu'elles sont. Du temps des entreprises coloniales on disait
en Europe que les peuples du Tiers-monde étaient «primitifs»,
«arriérés», «barbares», «non-civilisés»,
etc. Ce qui contribuait à transfigurer le processus brutal d'expropriation
colonialiste en mission civilisatrice et humanitaire. Avant l'effondrement
du régime de Vichy et de l'ordre nazi, un résistant français
s'appelait officiellement un «traître», et cette appellation
justifiait qu'on le fusillât, en toute légalité. Après
la Libération, ce furent les collaborateurs qui s'appelèrent
«traîtres» et qui subirent les rigueurs de la loi. De
tels exemples montrent bien à quel point les rapports de force
réels sont indissociables de l'activité symbolique de légitimation
qui consiste à décrire et nommer la réalité.
A cet égard on peut dire que les champs sociaux sont les espaces
historiquement structurés dans lesquels se sont déroulés
et se déroulent des luttes pour établir des classements
dominants reposant sur les définitions légitimes des choses,
des personnes, des événements, des pratiques ; des espaces
conflictuels dans lesquels, à un moment ou à un autre, des
forces sociales diverses se sont affrontées (et parfois continuent
à s'affronter encore) sur la question de savoir, par exemple, si
Jeanne d'Arc était une sorcière ou une sainte, si la Révolution
de 1789 a été une étape glorieuse dans la conquête
des libertés ou une sanglante et inutile régression dans
le totalitarisme, si l'entreprise est aujourd'hui le lieu privilégié
de l'épanouissement du salarié ou celui de l'aliénation
et de la négation de la citoyenneté, si le F.M.I. est une
institution utile et honorable ou une «réunion d'assassins»
(5), si porter le «tchador» à
l'école est une innocente fantaisie vestimentaire ou une inacceptable
atteinte aux principes de la laïcité, si empaqueter le Pont-Neuf
dans des kilomètres de plastique est une œuvre d'art ou un
canular, etc.
La censure symbolique qui a pour effet d'interdire ou de dévaloriser
toute expression non conforme aux définitions dominantes (c'est-à-dire
aux représentations en accord avec les intérêts du
groupe dominant) s'exerce sous de multiples formes, à tous les
niveaux, mais elle est à l'œuvre dans tous les rapports de
domination, car un pouvoir est toujours beaucoup plus légitime
quand il s'exerce sur des agents dont on croit sincèrement -et
à qui on réussit à faire croire- qu'ils sont inférieurs
(intellectuellement, moralement, culturellement, etc.). Toute catégorie
d'agents dominés, qu'il s'agisse de groupe sexuel, de groupe d'âge,
de groupe ethnique, de groupe religieux, de groupe socio-professionnel,
etc., fait toujours l'objet d'un discours de dénigrement plus ou
moins grossier ou subtil. Les propriétés de ces groupes
(croyances, opinions, goûts, mœurs, consommations, habitudes,
etc.) sont soit purement et simplement réprimées, soit présentées
sous le jour le plus défavorable et stigmatisées comme puériles,
risibles, stupides, anormales, barbares, sales, pornographiques, vulgaires,
etc. Cette forme de racisme qu'est le racisme
intellectuel, qui consiste à regarder comme des
demeurés, des cancres, des débiles mentaux, ceux qui par
exemple n'ont pas des performances scolaires conformes aux critères
légitimes de l'excellence scolaire, est une des manifestations
extrêmes de cette violence symbolique qui exclut les dominés
mais avec leur consentement.
Le fin du fin, en effet, en matière de domination sociale, consiste,
nous l'avons dit, à faire adhérer les dominés au
principe de leur propre soumission au pouvoir. Et pour obtenir ce résultat
rien de tel que de culpabiliser les dominés et les rendre honteux
d'être ce qu'ils sont, de penser comme ils pensent, de parler comme
ils parlent, de s'habiller comme ils s'habillent, d'habiter où
ils habitent, d'avoir la peau qu'il ont, le corps qu'ils ont, la vie qu'ils
ont, par un effet d'auto-censure
caractéristique de la violence symbolique intériorisée.
Plus ils se sentiront coupables et honteux, plus ils se sentiront indignes
et plus ils éprouveront de reconnaissance pour les dominants qui,
en dépit de toute leur indignité, de toute leur infériorité,
acceptent de s'intéresser à eux et de leur rendre service,
en les éduquant, les soignant, les épousant, les dirigeant,
les représentant, les colonisant, les civilisant.
Tout le secret d'une domination durable et pacifique réside dans
l'art; de faire adhérer les agents dominants et dominés
à des croyances communes. Croire et faire croire, faire croire
aux autres en y croyant soi-même, c'est là la condition fondamentale
de toute domination qui veut échapper à la violence destructrice.
Partout où il y a obéissance consentie de la part d'agents
dominés, il y a reconnaissance par eux de la valeur prééminente
des propriétés des dominants perçues comme admirables,
enviables et incontestables. Aucune propriété, quelle qu'en
soit la nature, ne pourrait exister socialement ni a fortiori rapporter
une plus-value si elle ne donnait pas lieu à une représentation
(au double sens d'idée
et de mise en scène)
entraînant l'adhésion. Cela signifie que ce que l'on appelle
un capital (économique, culturel ou social) ne peut remplir sa
fonction de capital que si aux ressources économiques, culturelles
ou relationnelles dont on dispose, vient s'ajouter quelque chose de plus
: cette dimension supplémentaire, c'est la force proprement sociale
que confère à ces propriétés la reconnaissance
dont elles font l'objet. On donne à cette ressource supplémentaire
d'origine sociale, le nom de capital symbolique,
parce que sa force et son intérêt résident entièrement
dans la signification que
prennent les propriétés des agents en vertu de la reconnaissance
dont elles font l'objet, et plus précisément en vertu de
l'adhésion à une définition de ces propriétés
qui ajoute à leur force nue sa propre force symbolique (sa capacité
de séduire l'esprit, de convaincre, de soumettre la raison et par
là-même de faire écran à toute autre définition).
En d'autres termes le capital symbolique c'est l'autorité
que confère à un agent (individu ou groupe) la reconnaissance
par les autres de l'éminente valeur de ses propriétés,
que celles-ci soient réelles ou imaginaires.
Il importe en effet de voir que, socialement parlant, une chose existe
dès lors qu'on croit qu'elle existe, et inversement elle n'existe
pas si on ne croit pas à sa réalité. Il ne sert rigoureusement
à rien d'avoir le talent d'un Van Gogh ou d'un Modigliani si ce
talent n'est pas reconnu, puisque dans ce cas il ne rapporte aucune plus-value,
aucun accroissement effectif de pouvoir. Inversement, croire que quelqu'un
est capable de faire lever le soleil ou de l'arrêter dans sa course,
ou de faire tomber la pluie, ou de parler avec les morts, etc., lui confère
un pouvoir certain.
En ce sens on peut dire que le capital symbolique est un crédit
(au sens à la fois de croyance et de confiance accordée
à l'avance) mis à la disposition d'un agent par l'adhésion
d'autres agents qui lui reconnaissent telle ou telle propriété
valorisante. L'agent qui dispose de ce crédit consenti par les
autres se trouve par là-même placé en position; ;
de force, quelles que soient les propriétés qu'il possède
intrinsèquement ; il est mis en position d'exercer un pouvoir sur
des partenaires qui d'avance se soumettent à lui en lui reconnaissant
l'autorité nécessaire. L'expérience et l'Histoire
montrent à l'évidence que tous ceux qui exercent un pouvoir
dans un champ ou dans un autre, ne sont pas nécessairement porteurs
des compétences qu'ils sont censés posséder et en
vertu desquelles ils bénéficient de l'obéissance
des autres agents, à l'instar du pharaon égyptien ou de
l'empereur inca qui n'avaient aucune des capacités surnaturelles
que leurs sujets leur prêtaient. D'une façon générale
d'ailleurs, dès qu'on examine d'un regard non prévenu les
propriétés et performances réelles des soi-disant
élites sociales, on est plutôt frappé, sauf exception,
par le décalage entre la médiocrité ou la banalité
des comportements réels et la réputation élogieuse
qui leur est faite. Mais si, comme le dit l'adage, «il n'y a pas
de grand homme pour son valet de chambre», il ne pourrait pas non
plus y avoir de dominants si ceux-ci n'étaient pas célébrés,
glorifiés, encensés, comme étant des êtres
hors du commun. Parmi les agents qui se mobilisent au service des agents
au pouvoir, il y en a toujours eu qui se sont spécialisés
dans la production hagiographique et la diffusion du discours de célébration
indispensable à la mise en scène/mise en valeur de leur
personnage (6).
Dans les sociétés démocratiques modernes, l'accès
aux postes de pouvoir est censé être commandé, en
principe, non par la tradition, mais par le mérite personnel. Cela
n'est, dans la pratique, que très partiellement vérifié,
mais cela explique qu'il soit nécessaire, aujourd'hui plus que
jamais, de croire et de faire croire qu'on est digne d'occuper le poste
qu'on occupe, du fait des incontestables vertus que l'on possède.
En démocratie, plus encore qu'ailleurs, les agents sont ce qu'ils
sont réputés être. Et une réputation est quelque
chose qui doit se construire et se cultiver avec un soin incessant. Comme
tous les processus d'accumulation de capital, l'accumulation du capital
symbolique par un agent donné est un processus d'autant plus difficile
et lent qu'il est plus récent. La phase initiale d'accumulation
est généralement la plus laborieuse. Se faire une réputation,
la meilleure possible, dans un domaine quel qu'il soit, exige un investissement
plus ou moins important (en temps, en énergie, en argent). C'est
là qu'interviennent éventuellement les autres capitaux :
être riche, être instruit, avoir des relations bien placées,
cela peut faciliter grandement l'accumulation de capital symbolique. L'appartenance
d'un agent à des milieux influents, à de puissants réseaux
de solidarité, à des clans, des églises, des partis,
des écoles, des familles, capables de se mobiliser à son
service, lui permet de participer dès le départ au capital
symbolique déjà accumulé par le groupe d'appartenance.
Toutes les noblesses tendent rapidement à devenir héréditaires.
Une fois l'accumulation initiale réalisée, les choses deviennent
plus faciles, en vertu d'un mécanisme de causalité circulaire
qu'on peut résumer de la façon suivante : plus les propriétés
distinctives d'un agent sont reconnues (i.e plus il fait figure d'étudiant
brillant, de dirigeant dynamique, d'artiste inspiré, de professionnel
compétent, etc.) plus le pouvoir qu'il exerce au nom de ses qualités
incontestées paraît légitime. Et plus il exerce ce
pouvoir, plus il fait la démonstration de ses aptitudes à
l'exercer et plus les dominés sont convaincus d'avoir affaire à
un chef authentique, digne d'être obéi, admiré, envié,
respecté, voire aimé. Tout dominant est un enchanteur qui
fait l'objet d'une vision enchantée. A partir du moment où
une domination est acceptée, dominant et dominé sont pris
dans le cercle enchanté de la légitimité
: non seulement le dominé autorise le dominant à (lui reconnaît
l'autorité nécessaire pour) le dominer, mais encore il est
heureux et fier d'avoir un tel maître et de plier le genou devant
lui. Plus le dominant est grand plus il y a de profits et de bonheur dans
la soumission. Et bien des hiérarchies s'établissent chez
les dominés eux-mêmes à partir du prestige inégal
des dominants auxquels ils obéissent respectivement. A cause de
ce climat d'enchantement où baignent les rapports de domination,
le monde social, là où règne un consensus, est toujours
empreint d'une certaine magie, dont les rapports amoureux fournissent
l'illustration archétypique. En effet au regard de la personne
amoureuse, la personne aimée est généralement dotée
de tous les attraits, parée de toutes les vertus. Ce phénomène
de cristallisation affective
(pour parler comme Stendhal) peut paraître banal. Mais il mérite
qu'on s'y arrête, car il éclaire bien les mécanismes
fondamentaux de la domination. Non seulement il met en évidence
le renforcement circulaire
du capital symbolique (plus je l'aime, plus elle est merveilleuse - plus
elle est merveilleuse, plus je l'aime) mais encore il nous permet d'éclaircir
le prétendu mystère du pouvoir dit charismatique.
A la différence du chef désigné par la tradition
ou du chef accepté par souci d'efficacité et d'organisation
rationnelle (7), le «chef charismatique»
est un chef aimé pour lui-même, un individu qui semble posséder
le don inexplicable de provoquer la sympathie, l'adhésion à
sa personne et de susciter irrésistiblement l'obéissance,
le dévouement et la fidélité inconditionnels. Les
agents qui obéissent à un chef charismatique, à défaut
de comprendre exactement pourquoi ils se soumettent si volontiers à
sa volonté, se donnent l'impression de comprendre et de justifier
leur soumission en prêtant au chef un charisme c'est-à-dire,
une propriété prodigieuse, rarissime voire unique, qui ne
peut s'acquérir si elle n'a pas été accordée
au départ comme une grâce ineffable, un don gratuit, par
les dieux, le destin, la nature ou on ne sait quel autre principe transcendant.
Le prophète (religieux, politique ou autre) incarnation par excellence
du chef charismatique, donne l'apparence d'être possesseur à
titre personnel de ce don extraordinaire de rayonner, de séduire
et convaincre, en vertu duquel il n'a qu'à ouvrir la bouche pour
être cru et obéi. Ce que les dominés ne comprennent
pas en l'occurrence, c'est que, quelles que soient les propriétés
originelles du chef charismatique, qui peuvent être des talents,
des compétences, tant réels qu'imaginaires, le véritable
don, le seul charisme, c'est celui qu'ils lui ont accordé en lui
consentant d'avance un crédit qui instaure un processus d'échange
réciproque. Le pouvoir charismatique, comme les autres, repose
sur une délégation de pouvoir
des dominés au bénéfice du dominant qui ne fait qu'exercer
sur eux le pouvoir qu'ils ont remis entre ses mains, parce que d'une façon
ou d'une autre ils y ont un certain intérêt, même si
celui-ci n'est pas explicitement formulé. Ce qui fait la force
mobilisatrice du message prophétique c'est sa rencontre avec des
intérêts pré-existants, des attentes, des aspirations
et des désirs potentiels qui trouvent enfin leur expression
adéquate et leur réponse dans le discours prophétique
(du Poète, du Héros, du Leader, etc.), qui fait office de
révélateur.
C'est parce qu'il était attendu que le discours est entendu et
les plus grands des prophètes n'ont jamais prêché
que des convaincus, qui ne savaient pas encore expressément ce
qu'ils attendaient, ce dont ils avaient besoin, d'où le sentiment
de la découverte, de la révélation plus ou moins
bouleversante, qui entre pour beaucoup dans la reconnaissance du dominé
envers le dominant. Dans ces conditions, la délégation de
pouvoir proprement dite reste implicite et par là-même passe
inaperçue aux yeux des intéressés, de sorte que c'est
la personne même du dominant qui devient le point de départ
absolu du pouvoir qu'il exerce.
Mais ce qui fait la force du chef charismatique en fait aussi la fragilité.
Sans même insister sur toutes les gloires seulement posthumes, preuves
éclatantes que les prétendus dons miraculeux qui auraient
dû provoquer inconditionnellement l'adhésion ont singulièrement
manqué d'efficacité du vivant de leurs possesseurs, il suffit
de considérer les exemples innombrables continûment offerts
par l'histoire de toutes les sociétés, aujourd'hui comme
hier, de l'effondrement à peu près inévitable des
dominations charismatiques, pour comprendre avec évidence que le
chef charismatique ne commande pas parce qu'il serait doté d'un
mystérieux et irrésistible charisme, mais au contraire qu'on
lui accorde un prétendu charisme parce qu'il commande ou plus exactement
parce qu'on a consenti à lui laisser exercer un pouvoir dont on
attend quelque chose en retour et qu'à partir du moment où
l'intérêt des dominés change ou disparaît, où
le consentement cesse par conséquent, il n'y a plus de charisme
qui tienne, plus de don qui vaille, et que «le roi est nu»
dès lors qu'il est dépouillé des vêtements
d'emprunt que la faveur des dominés lui avait prêtés.
Au demeurant, le dominant qui bénéficie de la délégation
de pouvoir totale, peut fort bien posséder des propriétés
réelles hors du commun, qui le distinguent tout particulièrement.
Mais cela n'est pas indispensable, et d'ailleurs une connaissance précise
et sans complaisance de la biographie des personnages les plus illustres
de l'Histoire montre qu'en général ces Majestés,
Saintetés, Eminences, Maîtres, Guides inspirés, Sauveurs
suprêmes, Grands Timoniers et autres incarnations de l'excellence
et de l'infaillibilité, n'étaient pas objectivement à
la hauteur de la légende qui, de leur vivant même, s'est
emparée d'eux pour en faire des figures surhumaines, voire carrément
divines. Ce qui importe fondamentalement c'est non pas la personnalité
réelle du dominant mais la représentation qui le magnifie
aux yeux des autres, avec son assentiment ou non. C'est ce qui explique
que d'innombrables individus, dotés au départ de talents
ordinaires, mais bien servis par les circonstances et éventuellement
par d'efficaces et zélés auxiliaires (8),
aient pu accéder, dans un domaine ou un autre, à des positions
de pouvoir sans commune mesure avec leurs compétences effectives.
S'il fallait un dernier argument pour convaincre du caractère fallacieux
de la conception du charisme comme pouvoir intrinsèque et irréductible
d'imposer aux autres sa propre définition («je suis un être
extraordinaire») au lieu de se laisser objectiver par eux («c'est
un individu comme vous et moi» ou même «il a la folie
des grandeurs»), il suffirait d'évoquer les retournements
de situation qui précipitent régulièrement à
bas de leur piédestal les idoles apparemment les mieux boulonnées
et qui ne cessent de vérifier à quel point «la roche
tarpéienne proche
du Capitole», dans tous les domaines. Si le charisme était
bien ce qu'il est prétendu être, quelque chose comme le charme
tout-puissant opéré par un enchanteur, on ne comprendrait
pas d'une part pourquoi il y a toujours eu des agents réfractaires
à l'enchantement, d'autre part et surtout pourquoi il cesse finalement
d'agir sur ceux qui se sont laissé si longtemps subjuguer. Or c'est
bien ce qui se produit chaque fois que, pour une raison ou une autre,
un chef charismatique cesse de répondre positivement aux attentes
de ses fidèles et qu'il ne leur est plus possible de s'identifier
avec sa personne, c'est-à-dire de s'aimer en lui.
On aurait tort de penser que tous les chefs charismatiques sont de grands
conducteurs de peuples. Dès lors qu'on a ramené la notion
de charisme à sa véritable signification, il est facile
de comprendre que le monde social est peuplé de personnages charismatiques.
En effet tout agent social, aussi modeste soit-il, a besoin d'être
reconnu pour exercer un pouvoir aussi limité soit-il, dans un domaine
aussi étroit soit-il. On est toujours le dominant de quelqu'un
en même temps que le dominé de quelqu'un d'autre, et comme
dit le proverbe, même «charbonnier est maître chez soi».
Il n'y a pas de degré zéro du capital, et même pour
les damnés de la Terre, il en va comme pour les damnés de
l'Enfer décrits par Dante : ils ont une hiérarchie dans
la peine, la privation et la souffrance. De ce point de vue les hiérarchies
dans les bidonvilles sont aussi solides et opératoires que celles
des beaux quartiers (9). Un chef de famille
dans sa maison, une institutrice dans sa classe, un artisan dans son atelier,
un musicien rock débutant qui vient d'enregistrer son premier «45
tours», peuvent être détenteurs d'un fabuleux charisme
aux yeux de ses enfants pour l'un, de ses élèves pour l'autre,
de ses apprentis pour le troisième, des jeunes de sa banlieue natale
pour le dernier, etc. N'importe quel adolescent qui prend de l'ascendant
sur son groupe de copains parce qu'ils le trouvent «sympa»,
astucieux, intrépide, séduisant, instaure un rapport de
domination qui, à la différence d'échelle près,
ne diffère en rien du rapport de domination qui s'instaure au bénéfice
des grands héros de l'histoire. Dès l'instant où
l'on commence à dire d'un agent : «il est formidable... elle
est super... ils sont géniaux...etc.» on amorce un processus
de consécration qui tend à grandir cet agent toujours davantage.
Ainsi arrive-t-il que l'on s'engage, les circonstances aidant, dans une
sorte de spirale inflationniste (autre façon d'exprimer l'idée
de renforcement circulaire) qui peut conduire à transfigurer les
propriétés de l'«élu» jusqu'au mirage
et à la fantasmagorie, c'est-à-dire jusqu'au point où
les propriétés perçues n'ont plus rien à voir
avec les propriétés objectives. On est alors dans cette
forme extrême de soumission qu'est le culte fétichiste de
l'idole. En effet ce que l'on appelle l'idolâtrie n'est que l'expression
ultime du rapport de domination ou plus exactement du rapport de soumission
d'un agent à un autre. Devant les débordements de fanatisme
que provoque trop souvent le culte des idoles de toute nature, il arrive
que l'on pose la question de savoir qui est responsable de ces excès
: l'idole ou bien ses «fans» ? La question est oiseuse, puisque
ces processus progressifs et circulaires d'accumulation du capital symbolique
(dont on ne peut jamais savoir au départ jusqu'où ils vont
aller) seraient impossibles sans la collaboration intéressée
des dominants et des dominés et qu'on peut considérer qu'en
règle générale les idoles et leurs fidèles
se méritent réciproquement.
On aura compris, d'après tout ce qui précède, qu'être
socialement c'est essentiellement être perçu,
c'est-à-dire faire reconnaître aussi positivement que possible
ses propriétés distinctives, par une mise en
scène/mise en valeur adéquate. Comme nous l'avons déjà
souligné, une propriété qui n'est pas transmutée
en capital symbolique au niveau de la représentation qu'en ont
les autres, ne peut pas fonctionner comme un véritable capital.
En revanche si dans un champ donné un agent réussit à
donner aux autres une représentation convaincante du capital qu'il
prétend posséder, il peut arriver à tirer des profits
réels de propriétés elles-mêmes imaginaires.
C'est très exactement ce que font tous les escrocs, simulateurs
et charlatans de tout acabit, qui ne possèdent rien d'autre que
le talent de la mise en scène. La difficulté commence toutefois
lorsqu'on veut savoir où se situe très précisément
la frontière entre mensonge et vérité en matière
de représentation. Il suffit pour s'en convaincre de passer en
revue quelques exemples tirés de l'expérience la plus constante.
Doit-on considérer comme des gens de bonne foi ou comme des tricheurs
délibérés :
— les personnes qui se comportent de façon grossière,
brutale ou répugnante dans l'intimité, avec leurs proches,
et qui adoptent au contraire, à l'extérieur, des manières
courtoises, mesurées et raffinées ?
— les maîtresses de maison qui nettoient à fond les
parties de leur intérieur susceptibles d'être exposées
au regard des étrangers et qui laissent le désordre et la
saleté régner dans les pièces inaccessibles aux visiteurs,
ou encore les personnes coquettes qui soignent leur tenue vestimentaire
extérieure mais s'accommodent facilement de porter des sous-vêtements
plus que douteux ?
— les bacheliers ou les étudiants de 1er cycle désargentés
qui proposent sans rire de donner indifféremment des «cours
de français, anglais, espagnol, latin, mathématiques et
physique, de la 6e à la terminale» ?
— les personnes dites cultivées qui parsèment leurs
propos d'allusions «chics» à des œuvres célèbres
qu'elles connaissent vaguement voire pas du tout, comme si ces œuvres
faisaient partie de leur univers familier ?
— les hommes et les femmes sur le retour, qui s'évertuent
à donner le change sur leur âge, leur poids, leur ligne,
à grand renfort de cosmétiques, fards, masques de beauté,
massages, gaines, etc ?
— les intellectuels «dans le vent» qui bouclent en quelques
semaines des «essais» prophétiques sur des sujets et
des problèmes qui demanderaient des années d'enquête
à des chercheurs compétents et scrupuleux ?
— les ministres qui prononcent des discours rédigés
par des conseillers spécialisés, ou les vedettes signant
des livres rédigés par des «nègres» ?
— les politiciens qui prodiguent en campagne électorale des
promesses impossibles à tenir ?
— les hommes d'église qui stigmatisent avec véhémence
chez leurs ouailles les concupiscences auxquelles ils ont eux-mêmes
succombé dans un motel proche ?
— les croyants religieux qui déclarent avoir reçu
du ciel une mission à accomplir ?
— d'une façon très générale, les agents
innombrables qui professent un total désintéressement au
service de valeurs «supérieures» (l'Art, les droits
de l'Homme, la Patrie, la Santé publique, l'Education nationale,
la Justice, etc.) tout en s'efforçant de maximiser la rémunération
de ce service ?
On pourrait allonger indéfiniment la liste des pratiques de mise
en scène de la vie quotidienne. Parmi elles, les plus nombreuses
ne sont certainement pas celles qui consistent à se faire valoir
en trompant sciemment et délibérément les autres,
mais celles qui consistent à créer des apparences ambiguës,
à cultiver l'équivoque, le flou, le clair-obscur, à
suggérer qu'on possède telle ou telle propriété
rare sans aller jusqu'à affirmer explicitement qu'on la possède,
en évitant de donner aux autres tous les renseignements objectifs
qui leur permettraient de savoir exactement à quoi s'en tenir,
en pratiquant non pas le mensonge caractérisé mais le mensonge
par omission, par «oubli» et la rétention d'information,
en délivrant des vérités, mais partielles, tronquées,
toilettées si l'on peut dire. En l'occurrence le sens
pratique de chaque agent joue un rôle essentiel en lui permettant
de repérer et d'exploiter de la façon la plus spontanée
les situations et les terrains où il peut le mieux se mettre en
valeur, «tirer son épingle du jeu», «faire bonne
impression», «s'en sortir avec les honneurs», etc.,
et inversement d'éviter, esquiver ou éluder, autant que
faire se peut, les situations qui risquent de faire apparaître ses
faiblesses et ses limites. Et cela, sans
cesser d'être sincère.
Il convient de préciser ici, contre toute interprétation
naturaliste, que la mise en scène de soi n'a rien à voir
avec une tendance qui serait inscrite, depuis le couple originel, dans
une nature humaine corrompue, dans une psychologie tortueuse et maligne
viciée par quelque besoin pervers de feindre, de tromper, de mentir.
La mise en scène de soi est une nécessité
structurale, une propriété positionnelle
inévitable chez des agents contraints d'occuper dans des structures
sociales très différenciées, des positions de pouvoir
très hiérarchisées, en dehors desquelles ils n'ont
plus d'identité sociale distincte ni distinctive. Comprendre cette
nécessité structurale c'est comprendre du même coup
que le travail de construction de sa propre définition légitime
(qui implique nécessairement la coopération des autres agents)
est une entreprise par nature interminable. C'est un processus dans lequel,
une fois engagé, on ne peut savoir a priori jusqu'où on
est capable d'aller sous la pression des circonstances, dans la logique
de la compétition permanente et de la distinction maximale. On
peut commencer dans la peau d'Octave, petit jeune homme chétif
qui avait peur du tonnerre mais que n'étouffaient pas les scrupules,
et finir dans le rôle d'Auguste, vénéré à
l'égal d'un dieu.
Il est toujours très difficile —pour des raisons que nous
examinerons un peu plus loin— de savoir exactement dans quelle mesure
tel ou tel agent particulier adhère lui-même à la
représentation qu'il donne aux autres. En revanche on peut poser
de façon très générale que les pratiques de
mise en scène ne diffèrent les unes des autres que par le
degré de conviction de leurs auteurs, le sérieux avec lequel
ils
soutiennent leurs prétentions. On pourrait, à partir de
ce critère subjectif de sincérité, ranger toutes
les mises en scène dans une gamme qui irait, par variation
continue, des représentations les plus sincères
jusqu'aux plus mensongères, celles qui constituent les supercheries
et les impostures caractérisées comme telles. Mais si les
représentations ne diffèrent les unes des autres que par
des nuances dans l'intensité de l'auto-persuasion (ou de l'auto-mystification),
alors dans la pratique il devrait être extrêmement difficile,
voire impossible dans bien des cas de savoir où finit la représentation
véridique, honnête, et où commence la tromperie délibérée,
où passe la frontière entre les représentations légitimes
et les représentations illégitimes. De fait l'expérience
est là pour démontrer en permanence que, lorsque les agents
sont réduits à leurs seules capacités personnelles
d'évaluation et de discrimination, ils mettent souvent bien du
temps à comprendre -s'ils y parviennent- qu'ils se sont fait des
illusions sur le compte de certains autres qui, soit les ont sciemment
trompés, soit se sont montrés d'autant plus convaincants
qu'ils étaient eux-mêmes convaincus. Mais s'agissant d'évaluer
leurs propres propriétés ou celles des autres, les agents
sociaux ne sont pas livrés à eux-mêmes. Ils ont la
possibilité de se tourner vers les
institutions et de leur demander leurs verdicts.
On touche là à un aspect essentiel de la magie sociale,
et il convient d'y réfléchir un peu pour comprendre vraiment
comment fonctionnent les rapports sociaux, en particulier les rapports
de domination. Les institutions sont des instances de pouvoir dont le
rôle, comme leur nom l'indique, est d'instituer la réalité,
de faire exister officiellement des rapports sociaux, et de les consolider
par là-même. Elles accomplissent ce travail avec toute l'irrésistible
autorité qui leur vient du mandat massif et de l'adhésion
de la plus grande partie de la population d'un champ donné ou de
l'ensemble des champs. Grâce à cette délégation
de pouvoir et donc à l'important capital symbolique qu'elles en
retirent elles peuvent imposer, dans leurs domaines respectifs, des définitions
légitimes de la réalité à des agents qui leur
font d'avance un total crédit. Plus précisément le
travail des institutions consiste, pour l'essentiel, à définir,
c'est-à-dire à délimiter exactement les groupes sociaux,
en faisant connaître et reconnaître les critères d'appartenance,
en décrétant les propriétés univoques en vertu
desquelles les agents doivent se ranger d'un
côté ou de l'autre d'une frontière
précise, comme celles par exemple qui séparent les individus
majeurs des mineurs, les diplômés des non-diplômés,
les mariés des célibataires, les religieux des laïcs,
etc. En d'autres termes les actes d'institution ont pour effet de sectionner
le continuum social en transformant les différences
de degré dans les propriétés en différence
de nature, des écarts très faibles en discontinuités
brutales, avec toutes les conséquences sociales positives ou négatives
que cela entraîne en matière de droits et de devoirs, de
statuts et de rôles, et finalement dans la distribution des différents
capitaux. Les institutions se servent de l'autorité qui est la
leur pour accréditer ou non les prétentions des agents à
la possession de telles ou telles propriétés. Elles le font
en décernant (ou en refusant) des titres et des labels officiels,
en nommant, baptisant, intronisant bref en consacrant formellement certains
agents par des rites d'investiture plus ou moins solennels. Elles déclarent
des agents «unis par les liens du mariage», «reçu
énième au concours d'entrée à...», «lauréat
du prix Concourt», «apte au service armé», «docteur
en médecine», «chevalier de la légion d'honneur»,
«arbitre des élégances», etc. Ce faisant, les
institutions donnent l'impression de procéder à un constat
purement factuel, à une description objective de l'essence sociale
des agents (l'ensemble de leurs propriétés caractéristiques).
Leurs verdicts consistent, semble-t-il, à dire qui est vraiment
(vere dictuni) l'agent, ou, si l'on préfère, quels sont
les agents qui possèdent vraiment telles ou telles propriétés
et quels sont ceux qui ne les possèdent pas. De sorte que le doute
ni la confusion ne sont plus possibles. On sait qui dit vrai et qui est
imposteur.
Cette vision du monde social à travers le prisme institutionnel
est à la fois rassurante et commode d'un point de vue pratique
(juridique et moral). Mais d'un point de vue sociologique les choses sont
un peu moins simples. Les actes de nomination et d'investiture par lesquels
les institutions font les groupes sociaux en les hiérarchisant,
inaugurent un processus d'acquisition d'une essence sociale déterminée
bien plus qu'ils ne constatent la possession effective de propriétés
déjà acquises. En disant à un agent social : «voici
mon verdict : je déclare urbi et orbi
que tu es vraiment médecin (professeur, prêtre, soprano lyrique
ou contremaître)» l'institution, plutôt qu'elle ne décrit
son être, lui assigne un devoir-être
et lui impose un devenir. Le discours de l'institution exprime sous forme
d'une description à l'indicatif («Tu es») une véritable
prescription à l'impératif («Sois, deviens ce que
je dis que tu es»). La nomination qui s'adresse à la fois
à l'agent et au reste du monde, enjoint à chacun de faire
désormais crédit à l'agent investi et à celui-ci
de s'investir en conséquence pour mériter à l'avenir
de conserver le crédit ouvert par l'acte d'institution inaugural.
«Je te place sur orbite, dit l'institution à l'agent. C'est
moi qui ai le pouvoir de te décréter pour la première
fois officier ou notaire. A charge pour toi de faire désormais
ce que l'on attend de toi. Joue le jeu, et joue-le sérieusement.
Prends-moi et prends-toi au sérieux. Ne te prends par pour un autre
que celui que j'ai pré-dit». En dépit des apparences
l'essence sociale n'est pas déjà-là. Elle est toujours
à réaliser, à consolider, à confirmer. La
meilleure preuve en est que les agents sociaux peuvent toujours sortir
des rails sur lesquels les institutions les ont placés : l'héritier
peut dilapider le capital accumulé par les générations
précédentes ; l'officier peut trahir ou déserter
; le prêtre peut jeter son froc aux orties ; le juge peut devenir
un assassin ; l'aristocrate peut tomber dans la roture ; le prolétaire
peut s'embourgeoiser ; le fils de professeur peut devenir ouvrier et le
fils d'ouvrier professeur, etc.
Certes la probabilité de voir les agents dérailler et suivre
des trajectoires aberrantes est nettement moins grande que celle de les
voir se conformer aux verdicts des institutions. Dans le cas contraire
cela signifierait que la mobilité sociale serait massive et généralisée,
que tout pourrait arriver à n'importe qui et n'importe qui arriver
à tout. Ce n'est pas ce qui se passe dans la réalité
et le travail des institutions est essentiel au maintien de l'ordre existant.
Mais il importe de souligner que si ce travail est efficace, c'est parce
qu'il s'effectue avec le concours des agents eux-mêmes qui, en règle
générale, prennent effectivement très au sérieux
les verdicts d'institution. Tout se passe comme si les agents investis
avaient à cœur d'acquérir l'essence sociale qui leur
est assignée. On peut dire à cet égard que l'autorité
des institutions est si grande qu'elles ont le pouvoir de faire advenir
dans l'avenir une réalité qu'elles présentent comme
déjà présente. Ce pouvoir
performatif du discours d'institution ne doit rien à
on ne sait quelle magie du Verbe. Il repose sur un mécanisme relativement
simple qu'on peut résumer ainsi : le discours performatif agit
sur la réalité (et donc la transforme dans un certain sens)
dans la mesure où il agit sur la représentation que les
récepteurs du discours
ont de la réalité. Ainsi par exemple, à partir du
moment où un individu est défini par la Faculté de
médecine comme étant un médecin, cette définition
légitime va peser sur et modifier la représentation que
les autres ont de lui. Il n'est plus seulement leur fils, leur frère,
leur ami, leur voisin, ou plus simplement un quidam parmi d'autres, il
est désormais un médecin, un agent doté d'un pouvoir
spécifique, porteur d'un charisme
d'institution. La modification de la représentation
ne peut pas ne pas changer les rapports que les autres ont avec lui. Ils
vont le traiter en médecin, se mettre à le prendre pour
ce que l'institution dit qu'il est. Mais conjointement lui-même
va changer la représentation qu'il a de lui-même. Il va se
voir désormais à travers la définition officielle
et tendre à se conformer à cette définition, répondant
ainsi aux attentes des autres qui le tiennent pour un médecin.
Alors s'instaure un rapport de domination dont la légitimité,
par renforcement circulaire, va aller grandissant, justifiant toujours
davantage la prédiction inaugurale. Les agents impliqués
dans ce rapport jouent le rôle qui leur a été confié,
selon le scénario réglé par l'institution : l'un
le rôle de médecin, les autres le rôle de malade. A
ce jeu éminemment sérieux le médecin va acquérir
de l'expérience, du savoir, de la sûreté, un capital
social croissant, des pratiques et des consommations distinctives, des
talents nouveaux qui feront toujours davantage de lui (à condition
bien sûr qu'il consente continûment les investissements nécessaires)
aux yeux de sa clientèle et de ses concitoyens, un médecin
accompli et un notable auquel on n'aura que davantage de raisons d'accorder
confiance, respect, reconnaissance. Par la grâce d'un verdict d'institution,
celui qui n'était peut-être au départ qu'un jeune
carabin un peu présomptueux, doté d'un savoir très
lacunaire, se métamorphose progressivement en une incarnation exemplaire
de la médecine et de l'humanisme médical. On pourrait évidemment
prendre n'importe quel autre exemple que celui du médecin pour
illustrer ce processus généralisé d'acquisition d'une
essence sociale pré-définie. La formule démystificatrice
que Nietzsche réservait à certains «héros»
de l'histoire («Cela un grand homme ? Je n'aperçois en lui
que le comédien de son propre idéal.») pourrait s'appliquer
à tous les agents sociaux dans la mesure où ils sont tous
mis en demeure, par la voix des institutions, de jouer sur une scène
sociale un rôle avec lequel ils doivent s'efforcer de faire corps
pour continuer à faire autorité.
Si par conséquent on est en droit de dire que les mots agissent
sur les gens, encore convient-il de garder présentes à l'esprit
les deux conditions essentielles de cette efficacité symbolique.
La première c'est que les agents à qui s'adresse l'institution
soient préparés à entendre sa voix et à se
soumettre à ses verdicts. De telles pré-dispositions à
reconnaître l'autorité institutionnelle ne peuvent elles-mêmes
qu'avoir été intériorisées à partir
de l'action pédagogique multiforme précédemment subie
par les agents. Dès lors que les dispositions à entendre
un certain discours
ont été inculquées, on
peut faire croire pratiquement n'importe quoi à des fidèles
convaincus d'avance et qui ne demandent qu'à adhérer : qu'on
peut arrêter le soleil, ressusciter un cadavre, guérir le
cancer par imposition des mains, que les Martiens envahissent la Terre,
que l'on est un peuple élu, que tel artiste est un génie,
ou plus prosaïquement que tel enfant est un ange et tel autre un
démon (10). D'une façon plus
générale on peut répéter à propos du
discours institutionnel ce qui a été dit, un peu plus haut,
du message prophétique : il ne peut fonctionner comme une prédiction
créatrice que s'il rencontre chez les agents d'une
population donnée des structures internes, cognitives et affectives,
prêtes à l'accueillir. Alors seulement le discours émis
par l'institution peut activer et actualiser des intérêts
existentiels implicites, des besoins potentiels, des désirs latents,
des aspirations qui trouvent enfin la possibilité de se manifester
en toute légitimité.
Mais il ne suffit pas de «prêcher des convaincus» pour
leur faire croire n'importe quoi. Encore faut-il que la définition
de la réalité —et c'est là la seconde condition
essentielle de son efficacité— soit formulée par des
agents autorisés, c'est-à-dire des agents tirant leur autorité
du capital symbolique plus ou moins important qu'ils ont eux-mêmes
accumulé grâce aux verdicts des institutions du champ considéré,
dont ils apparaissent comme les porte-parole. C'est par exemple, le prêtre
s'adressant à ses paroissiens, le chef militaire s'adressant à
ses troupes, le leader politique à sa «base», l'enseignant
à ses élèves, le critique littéraire aux lecteurs
de sa revue, le présentateur des informations télévisées
à son public, etc. Bref, il faut que l'émetteur du message
soit porteur d'une légitimité conférée par
un charisme d'institution. Quiconque voudrait émettre ce même
message sans disposer de la délégation de pouvoir implicite
ou explicite de l'institution, s'exposerait à ne pas être
entendu, à «prêcher dans le désert» et
même à s'attirer des ennuis sérieux comme en ont le
plus souvent les prophètes que les Eglises établies (religieuses,
politiques, artistiques, etc.) n'ont pas mandatés. Celles-ci ne
tolèrent pas que, dans le champ qu'elles régentent, des
agents auto-consacrés s'autorisent eux-mêmes à proclamer
des définitions de la réalité sans attendre d'être
investis dans les formes, c'est-à-dire d'être cooptés
officiellement par les dominants qui contrôlent les institutions.
Ainsi par exemple, un agent qui s'auto-décréterait médecin
serait aujourd'hui passible de poursuites judiciaires pour exercice illégal
de la médecine, quand bien même il aurait fait des années
d'études non couronnées par une thèse. Ce serait
un «faux» médecin. Mais parmi les médecins officiellement
titulaires d'un doctorat ou d'une agrégation de médecine,
tous ne sont pas allés également loin dans l'appropriation
de l'essence sociale assignée au départ ; ils ne sont pas
tous devenus ces médecins suprêmement accomplis, incarnant
dans leur personne à la fois la compétence scientifique
de haut niveau, la sûreté du diagnostic, la rigueur éthique,
le désintéressement, l'attention à la personne globale
et le respect de la dignité du malade, conformément à
la définition la plus légitime si volontiers célébrée
par les porte-parole les plus autorisés de l'institution. Peu importe,
ces médecins sont de «vrais» médecins puisqu'ils
ont le label officiel et que celui-ci recouvre toutes les différences
réelles d'un médecin à l'autre comme l'étiquette
d'un vin recouvre les inégalités de qualité d'une
bouteille à l'autre. La légitimité conférée
par l'acte d'institution est telle que quiconque a reçu le label
est désormais à l'abri (sauf dérogeance grave) de
toute contestation : ses propriétés sont garanties par le
titre et nul ne se hasarderait à traiter d'imposteur quiconque
a reçu le titre, quelles que soient ses propriétés
effectives.
De par l'autorité souveraine des institutions, la question de l'imposture
est donc, apparemment, tranchée de la façon la plus nette
: les seuls agents crédibles sont ceux que l'institution a reconnus
officiellement. En fait l'obtention d'un titre par un agent n'est que
le degré suprême de renforcement
de la croyance privée par la croyance collective.
Si un individu est seul à croire qu'il est un médecin, un
poète, une femme du monde, un don Juan ou un philanthrope, à
vouloir soutenir seul une telle prétention, il risque de passer
pour un malade ou un imposteur, c'est-à-dire quelqu'un qui cherche
à en imposer, à
s'imposer à la reconnaissance des autres, telle la grenouille qui
veut s'enfler à l'égal du bœuf et qui ne cesse de demander
si elle y est parvenue. On lui rira au nez, ou pire encore. Mais si d'autres
agents sont disposés, pour des raisons qui leur appartiennent,
à le croire, alors la croyance collective s'impose irrésistiblement
comme une vérité capable d'engendrer sa propre vérification.
La magie sociale, comme l'a bien montré Mauss, est affaire de croyance
généralisée (11). Tous
les agents sociaux sont contraints de s'en «faire accroire»
à eux-mêmes en en faisant accroire aux autres. Si un imposteur
est quelqu'un qui cherche à «faire illusion», alors
le monde social est plein d'impostures de toute envergure. Non pas parce
que tout le monde serait menteur, tricheur, hypocrite et fourbe, mais
pour cette raison fondamentale que l'illusion (c'est-à-dire le
fait d'entrer dans le jeu, de se prendre au jeu et d'en devenir le jouet)
est inhérente au fonctionnement même des champs sociaux,
et que les agents les plus sincères, ceux qui se prennent le plus
au sérieux, sont encore ceux qui jouent le mieux le jeu considéré.
Mais enfin, objectera-t-on encore, les geais sont des geais, les paons
sont des paons, et les geais qui se parent des plumes du paon sont
des imposteurs ! Cela est peut-être vrai en zoologie. Mais du point
de vue anthropologique il en va tout autrement : comme les propriétés
des agents n'existent et n'agissent qu'autant qu'elles sont reconnues
et qu'elles prennent sens
dans la représentation donnée et reçue, il n'y a
ni geai ni paon en soi et par soi. On est toujours objectivement le geai
d'un plus paon et le paon d'un plus geai que soi, et nul ne saurait, en
toute rigueur, être sûr de savoir qui il est, où il
se situe, à quelle catégorie il appartient si les institutions
n'étaient là pour trancher dans le vif, nommer, catégoriser,
hiérarchiser et proclamer officiellement qui sont les geais et
qui sont les paons, transformant la représentation des uns en imposture
illégitime et la représentation des autres en imposture
légitime c'est-à-dire en imposture reconnue,
donc méconnue, déniée et transfigurée.

(1)
Le terme est pris ici dans l'acception limitée et élitiste
qu'il a traditionnellement lorsqu'il sert à désigner les
producteurs symboliques (théologiens, philosophes, juristes,
écrivains, artistes, etc.) qui font profession de produire et
de diffuser expressément des représentations idéologiques
de la réalité, (cf. par exemple les évêques
au Moyen-âge, les philosophes des Lumières au XVIIIe siècle,
ou les théoriciens du socialisme et du libéralisme économique
depuis le XIXe). Aujourd'hui, en vertu de la part croissante de travail
intellectuel nécessaire au fonctionnement de tous les champs
sociaux, l'acception du terme tend à s'élargir, jusqu'à
englober, chez certains auteurs, aussi bien l'ingénieur de production
que le professeur au Collège de France, le journaliste «pigiste»
débutant que l'animateur socio-culturel ou le psychologue scolaire.
Evidemment, selon l'extension qu'on reconnaît à la catégorie
des «intellectuels», on est plus ou moins fondé à
la considérer comme un groupe social homogène. Et on doit
pour le moins introduire une distinction entre les fractions dominantes
du champ intellectuel, détentrices des variétés
les plus légitimes et les plus prestigieuses du capital culturel,
très proches des fractions possédantes et dirigeantes
des classes supérieures dont elles sont souvent issues, et les
fractions dominées du champ intellectuel qui constituent une
sorte d'intelligentsia prolétaroïde très proche des
classes moyennes et populaires où elle se recrute assez largement.
(2) Voir les nombreux passages comme ce modèle de raisonnement
par analogie : «Femmes, soyez soumises à vos maris comme
au Seigneur, parce que le mari est le chef de la femme, de même
que le Christ est le chef de l'Eglise qui est son corps et dont il est
le Sauveur. Ainsi, comme l'Eglise est soumise au Christ, les femmes
doivent l'être à leurs maris en toutes-choses». (Epître
de Saint-Paul aux Ephésiens, 5 :23-24)
(3) N'en tirons pas davantage la conclusion que toute production idéologique
est destinée à servir les intérêts des dominants.
Il y a aussi en effet une production idéologique au service des
dominés qui est le fait des dominés eux-mêmes (là
où les cultures populaires subsistent encore et ont les moyens
de se manifester) ou d'intellectuels que les luttes pour la distinction
dans le champ intellectuel conduisent à se faire les chantres
culturels et les hérauts politiques des groupes socialement dominés,
ce qui d'ailleurs illustre bien la relative autonomie du champ intellectuel.
(4) II peut évidemment y avoir un lien plus direct entre les
théories et démonstrations développées par
des producteurs symboliques et les rapports de domination établis.
Si au Moyen-âge, par exemple, l'Eglise a élaboré
un discours très argumenté de diabolisation de la femme,
il est clair que cette misogynie agressive tendait à justifier
la domination masculine dans la société en général,
et le monopole clérical des hommes dans l'Eglise tout particulièrement
(voir Jean DELUMEAU, La peur en Occident, Fayard, 1978). Quand, en 1840,
des savants, des universitaires et des juristes éminents intervenaient
contre le projet de réglementation du travail des enfants, leurs
arguments, même s'ils prétendaient prendre aussi en compte
les intérêts des familles pauvres et de leurs enfants,
visaient directement et explicitement à préserver la liberté
d'action du patronat industriel (voir Régine PERNOUD, Histoire
de la bourgeoisie en France, T.II, Le Seuil, 1981). Lorsque des théoriciens
divers plaident aujourd'hui pour une «société duale»
ce n'est pas leur faire injure que de remarquer à quel point
leurs théories sont favorables au maintien, voire à l'aggravation
des inégalités et des injustices de l'ordre existant.
Mais même si la production idéologique est fréquemment
subordonnée, de façon étroite et évidente
aux intérêts de groupes dominants, il convient de ne pas
en faire une loi. Il y a bien un lien entre les rapports de domination
établis et la production idéologique, mais il n'est ni
mécanique ni unilatéral.
(5) C'était là la définition proclamée par
des dizaines de milliers de manifestants Verts allemands, le 25 septembre
1988 à Berlin, aux abords du Centre international de congrès
où se tenait la réunion du Fonds monétaire international
et de la Banque mondiale (cf. Le Monde, 27 septembre 1988).
(6) II va de soi que les «grands personnages» n'ont pas
l'exclusivité de ce travail de mise en scène. A des degrés
divers tous les agents se montrent sensibles au qu'en dira-t-on, s'inquiètent
de savoir ce que l'on pense d'eux, et s'efforcent en toutes
circonstances
de donner la meilleure impression d'eux-mêmes. L'interactionnisme
symbolique américain s'est beaucoup intéressé à
ces aspects dramaturgiques de ce que l'on peut appeler la comédie
sociale de la grandeur, en insistant particulièrement sur l'opposition
entre le spectacle donné sur la scène et les comportements
adoptés dans les coulisses. Voir en particulier sur ce thème,
le classique du sociologue E. GOFFMAN, La mise en scène de la
vie quotidienne, Paris, Les Editions de Minuit, Le Sens commun, 1973.
(7)
Nous reprenons ici la distinction classique établie par Max WEBER
(cf. Le savant et le politique, Pion , 1959) concernant les trois sources
de la légitimité.
(8)
Aujourd'hui les auxiliaires incontestablement les plus efficaces sont
les médias qui jouent un rôle décisif et irrésistible
dans le travail d'imposition des définitions légitimes.
Le phénomène a pris une telle ampleur qu'il pose —ou
devrait poser— à tout démocrate un sérieux
problème : celui de l'égal accès des citoyens aux
moyens d'information et de communication que tendent actuellement à
quasi-monopoliser des «élites» auto-décrétées
c'est-à-dire des clans, des coteries, des chapelles, fonctionnant
comme de petites sociétés d'admiration mutuelle où
se cooptent, se convient, se congratulent et «se renvoient l'ascenseur»
en permanence des «vedettes» des médias qui fabriquent
leur propre capital symbolique en fabriquant celui des «stars»
et «idoles» qu'elles imposent à la dévotion
des foules, en vertu du principe de réciprocité «passe-moi
le séné et je te passe la rhubarbe». Ce travail
de «promotion» médiatique a pour effet (non systématiquement
recherché de façon consciente par les promoteurs) d'assurer,
derrière une façade d'éclectisme pluraliste, un
consensus massif sur l'ordre établi qui laisse peu de place à
une véritable critique sociale. Voir plus spécialement,
pour les effets politiques : P. CHAMPAGNE, Faire l'opinion - Le nouveau
jeu politique, Editions de Minuit, 1990.
(9)
Dans les camps de concentration nazis, les prisonniers étaient
en compétition pour l'accès aux tâches de gestion
interne. Ceux qui arrivaient à occuper ces positions auxiliaires
pouvaient en retirer de menus avantages matériels et symboliques
et devenaient par là-même des dominants parmi les dominés.
Lire à ce sujet : «Survivre dans un camp de concentration»,
Entretien avec Margareta Glas-Larsson commenté par G. Botz et
M. Pollak, in Actes de la Recherche en sciences sociales, n°41,
février 1982, pp. 3-28.
(10)
Jean-Jacques Rousseau raconte dans ses Confessions (1ère partie,
livre 1) qu'à force d'être injustement tenu pour un «fripon»
et battu par le maître-graveur chez qui il était en apprentissage,
il était devenu effectivement un voleur impénitent. «Je
me disais : qu'en arrivera-t-il enfin ? Je serai battu. Soit : je suis
fait pour l'être (souligné par nous)». Tous les dominants
ont ainsi le pouvoir, grâce aux effets performatifs de tout discours
autorisé, de convaincre les dominés aussi bien de leurs
mérites que de leur indignité, au point de faire apparaître
chez les dominés des propriétés qui justifient
a posteriori le verdict prononcé au départ.
(11)
Marcel MAUSS et Henri HUBERT, «Esquisse d'une théorie générale
de la magie», in Sociologie et anthropologie, P.U.F., : «[...]
le «faire accroire» était général et
réciproque dans le groupe social tout entier, parce que la crédulité
y était universelle. Dans de pareils cas, le magicien ne peut
pas être conçu comme un individu agissant par intérêt,
pour soi et par ses propres moyens, mais comme une sorte de fonctionnaire
investi, par la société, d'une autorité à
laquelle il est engagé à croire lui-même. En fait
[...] le magicien était désigné par la société,
ou initié par un groupe restreint, auquel celle-ci a délégué
son pouvoir de créer des magiciens. Il a tout naturellement l'esprit
de sa fonction, la gravité d'un magistrat ; il est sérieux,
parce qu'il est pris au sérieux et il est pris au sérieux
parce qu'on a besoin de lui. [...] En somme, sa croyance est sincère
dans la mesure où elle est celle de tout le groupe», 8e
édition, 1983, p.89, (lèreédition 1950)
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