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ALAIN ACCARDO

Initiation à la sociologie
L'illusionisme social.

 

 

UNE LECTURE DE BOURDIEU
Nouvelle édition refondue, Le Mascaret - 52, rue des menuts, Bordeaux

CHAPITRE 2

La légimité

La raison essentielle du consentement des dominés c'est l'intérêt que présente à leur yeux, sous une forme ou une autre, la domination qui s'exerce sur eux. Un dominant légitime est un dominant qui fait l'objet, de la part des dominés, d'une reconnaissance, au double sens de ce terme : d'une part son pouvoir est reconnu, c'est-à-dire admis, accepté et justifié, d'autre part et conjointement les dominés lui sont reconnaissants pour les bienfaits et les services que la domination est censée leur procurer. Une domination n'est durable que si elle est vécue en pratique par les dominants et les dominés comme un échange nécessaire, qu'aucun individu raisonnable ne saurait remettre en question.

Par exemple, les paysans égyptiens de l'Antiquité croyaient être redevables à Pharaon, fils des dieux et dieu lui-même, de la crue annuelle du Nil qui répandait ses limons fertiles sur toute la vallée. Ainsi le pouvoir pharaonique apportait à ses sujets, entre autres bienfaits, celui, inestimable, d'assurer leur existence même, sur une terre nourricière. Ce bienfait, à nos yeux, n'est pas à mettre au crédit de Pharaon, car nous ne croyons pas qu'un pharaon ait eu le pouvoir de faire déborder le Nil. En revanche, pour ses sujets ce pouvoir ne faisait aucun doute, d'autant qu'il était vérifié par la crue annuelle du fleuve et ses effets bienfaisants, attribués ipso facto à la divinité de leur roi.

On pourrait multiplier les exemples analogues : ils montreraient que l'exercice d'un pouvoir apparaît comme légitime dès lors que dominants et dominés partagent un même ensemble de représentations, religieuses et autres, relatives à la réalité (la société, la nature, l'univers, etc.). En vertu de ces représentations, chacun est censé être à la place qu'il doit ou mérite d'occuper, et les occupants des positions dominantes sont censés servir l'intérêt général. A défaut de croyances communes concernant l'ordre du monde visible et invisible, le consensus s'effondrerait et la domination serait réduite à l'usage permanent de la violence pour se maintenir, ce qui la mettrait à la merci d'une violence plus grande encore. On conçoit aisément par conséquent l'importance de la dimension symbolique du pouvoir et la nécessité, pour tout pouvoir qui veut durer, d'acquérir la plus grande légitimité possible en produisant, ou en entretenant si elles existent déjà, les représentations capables de justifier la domination établie, et de la rendre psychologiquement acceptable, voire désirable. La production et l'entretien du discours de légitimation peuvent être le fait de l'ensemble des dominants, comme c'est généralement le cas dans les petites sociétés peu différenciées. Par exemple les chefs de lignée qui détiennent par tradition le pouvoir, rapportent les visions et les songes au cours desquels les ancêtres leur apparaissent pour leur donner la solution des problèmes qui se posent dans le groupe. Dans les sociétés plus développées, où la division du travail est plus poussée, le travail de domination est lui-même partagé entre des groupes différents de dominants. Schématiquement on peut dire
qu'une fraction de la classe dominante se charge d'exercer le pouvoir temporel (sous sa forme économique et militaro-politique), et une autre fraction se spécialise dans la fabrication et la diffusion des représentations idéologiques nécessaires à l'euphémisation des rapports de force et à la justification de la domination. Cette fraction spécialisée dans le pouvoir spirituel est constituée de catégories diverses d'agents que nous appelons aujourd'hui des «intellectuels» (1) et qui selon les époques et les sociétés sont plutôt des religieux ou plutôt des laïques. Un aspect fondamental de leur travail est de faire communiquer les groupes sociaux, c'est-à-dire finalement de donner à l'ordre établi un sens commun.

Dans les société traditionnelles, les justifications de l'ordre établi sont essentiellement de caractère religieux. Tout ce qui se produit est censé être voulu et provoqué par des divinités bienfaisantes ou maléfiques, des génies, des démons, des esprits (y compris ceux des morts). La légitimité du pouvoir exercé ou subi est liée à l'adhésion des agents à une même cosmogonie. Dans les sociétés plus évoluées, on voit se développer, en concurrence (et parfois en convergence) avec les justifications religieuses, d'autres types d'explication et de démonstration plus élaborés, faisant moins appel à la foi spontanée et à l'émotion, et davantage aux capacités rationnelles des agents et à la force du raisonnement logique. L'ordre établi tend alors à se justifier au nom d'une définition, généralement conçue comme universelle et éternelle, du Beau, du Bien, du Juste, du Sacré, du Vrai, du Normal, du Naturel, etc., et cette production idéologique engendre d'innombrables théories (c'est-à-dire, au sens propre, des vues de l'esprit) philosophiques, esthétiques, éthiques, juridiques, politiques, etc., qui démontrent de façon plus ou moins péremptoire que l'ordre existant est conforme aux exigences mêmes de la Raison universelle ou de la Nature éternelle. Ce travail idéologique a pour résultat objectif de masquer ce que l'établissement de tout pouvoir peut avoir d'arbitraire, c'est-à-dire tout ce qu'il doit à des concours de circonstances historiques, à des accidents, à des impostures et à des coups de force. La domination d'un groupe social sur les autres est un fait arbitraire, en ce sens qu'elle ne contient pas en elle-même sa raison d'être, sa nécessité. En quoi par exemple le fait d'être né avant ses frères implique-t-il que l'aîné doive absolument exercer le pouvoir ? En quoi le fait d'être blanc implique-t-il nécessairement que le non-blanc soit l'esclave du blanc ? En quoi le fait d'être de sexe masculin rend-il impérieusement nécessaire que l'homme commande à la femme ? etc. Ce sont là des différences de fait et celles-ci n'ont, en elles-mêmes et par elles-mêmes, pas d'autre signification que celle qu'elles ont : à savoir que les agents ont des propriétés différentes, qu'ils ne sont pas tous rigoureusement identiques sous tous les rapports. Et c'est tout. Elles ne permettent en aucune façon d'affirmer que telles propriétés ont plus ou moins de valeur que telles autres. Les différences de fait ne sont pas des différences de valeur. Mais c'est précisément ce qu'elles deviennent par la vertu d'un traitement idéologique qui vient renforcer la raison du plus fort par la force de la raison, en montrant et démontrant à quel point il est juste, bon et nécessaire que le détenteur de telle propriété domine le non-détenteur chez lequel l'absence même de cette propriété devient le signe non pas seulement d'une différence, mais d'une véritable infériorité. On voit par conséquent que le travail de légitimation consiste fondamentalement à euphémiser des rapports de force en rapports de sens, par la transfiguration du Fait en Droit et en Valeur. Ainsi le fait d'être né avant se transforme en droit d'aînesse, c'est-à-dire en droit d'hériter et de commander, et le fait d'être né après se transforme en devoir du cadet de s'effacer devant l'aîné et de lui obéir. Et ce qui est admirable en l'occurrence c'est que le cadet et l'aîné sont également convaincus que tout est dans l'ordre, parce qu'ils partagent tous deux la même représentation du monde forgée par les prêtres, les philosophes, les juges, les notaires et autres ordonnateurs du réel. Un babouin mâle qui châtie férocement une femelle de son troupeau n'a pas à se préoccuper de savoir si sa domination est ressentie comme arbitraire ou légitime. Il impose son ordre par la force, et cela suffit. L'animalité, le règne biologique, c'est le règne du fait accompli. Avec l'humanité on entre dans le règne du droit (moral et juridique) qui se caractérise non par l'exclusion ni la disparition des rapports de force, mais par leur métamorphose en domination légitime qu'on ne pourrait récuser sans attenter gravement à tel ou tel principe transcendant et sacré dont elle est censée découler logiquement (en fin de compte, on commande toujours aux autres au nom de Dieu, du Père, de la Nation, de la Beauté, de la Liberté, de l'Amour, bref d'une Valeur reconnue). Ainsi dans l'espèce humaine, la domination des mâles ne peut plus se fonder purement et simplement sur le recours à la force brutale. Mais elle peut se justifier, tant aux yeux de ceux qui l'exercent qu'aux yeux de celles qui la subissent, par des arguments comme ceux par exemple que l'on trouve dans la Bible et qui font de l'obéissance féminine à la fois un devoir évident et une vertu désirable. (2) De même lorsque des animaux se battent les uns contre les autres, ils n'on pas besoin de proclamer, à la façon des hommes qui se font la guerre, que les dieux soutiennent leur cause, que leur lutte est dans le sens de l'Histoire, qu'ils défendent la civilisation ou la démocratie, qu'ils sont les garants du droit international et les promoteurs d'un nouvel ordre mondial, etc.

N'en tirons pas la conclusion que le travail idéologique de légitimation a pour finalité expresse et exclusive de s'assurer le consentement des dominés. (3) Ce serait un contre-sens. Les dominants en effet ont tout autant besoin que les dominés de raccrocher leur existence à des croyances et des valeurs et de justifier rationnellement leur pouvoir. Ils sont les premiers à croire à la vérité de leurs propres arguments. On peut par conséquent les tenir si l'on veut pour des mystificateurs, à condition de voir que, sauf circonstances particulières, ils sont eux-mêmes auto-mystifiés. Les constructions idéologiques telles que la religion, la philosophie, le droit, la morale et toutes les autres productions symboliques tendent toujours, là où elles sont historiquement apparues, à se développer pour elles-mêmes et à devenir une fin en soi. Elles deviennent le produit de pratiques spécifiques dans des champs relativement autonomes et la compétence qu'elles exigent devient un capital activement recherché pour lui-même par les agents qui s'investissent dans ces pratiques. Les prêtres ou les philosophes, les légistes ou les artistes, etc., se donnent consciemment et expressément pour mission de comprendre, décrire, expliquer, interpréter, prévoir la réalité, et de connaître la vérité des choses. Et c'est en quelque sorte chemin faisant, par surcroît, de façon indirecte et par la bande si l'on peut dire, que leur travail contribue à légitimer l'ordre existant (4). Il est intéressant d'examiner par quels mécanismes complexes se réalise cette logique du coup double. C'est la raison pour laquelle nous consacrerons un prochain chapitre à cette importante question (voir chapitre 5 : l'homologie structurale).

Retenons ici que, pour qu'une domination soit durable, il faut que la violence se transforme en contrat, en échange réciproque, en un consensus qui n'exclut jamais la violence de façon définitive mais qui la maintient à l'horizon des échanges sociaux, toujours prête à ressurgir en cas de besoin. On peut par conséquent dire que tout mécanisme de légitimation est à double détente dans la mesure où un acte de reconnaissance est toujours indissociablement un acte de méconnaissance, en ce sens que reconnaître des dominants comme légitimes et avoir de la reconnaissance pour eux équivaut à ignorer le caractère arbitraire de leur domination, à en méconnaître les fondements objectifs c'est-à-dire le fait que, loin de pouvoir se déduire d'un quelconque principe transcendant ( Providence, Destin, Nature, etc.), elle repose, au moins originellement, sur des situations de fait telles que passe-droits, usurpations, impostures, trahisons, chantages, mensonges, terrorisme, bref sur une violence physique et/ou psychologique mais qui n'a cessé d'être euphémisée à mesure qu'elle s'exerçait, car il est rare qu'elle s'exerce à l'état brut.

Le consentement des dominés implique donc une forme de cécité qui les empêche de percevoir ni concevoir l'arbitraire de la domination, ce qui du même coup la fait apparaître comme légitime. Mais cet aveuglement des dominés est lui-même le produit incorporé de tout un travail idéologique, d'une action pédagogique diffuse et institutionnalisée qui permet de substituer à la violence physique ou psychologique qui n'est pas socialement tolérable, une violence symbolique qui est, elle, socialement et psychologiquement acceptable par les dominés. Celle-ci en effet, est la forme de violence inhérente à tout travail pédagogique ayant pour objet de faire intérioriser des modèles, d'inculquer des significations, d'enseigner des vérités. Faire adopter certaines représentations à des agents équivaut à refouler, à censurer toutes les autres représentations possibles. Ainsi par exemple, en astronomie, il a fallu attendre le 16e siècle pour que Kepler surmonte les difficultés inextricables accumulées depuis l'Antiquité, en osant imaginer -en désespoir de cause- que les planètes suivaient des trajectoires elliptiques, ce qui avait été jusque-là impensable parce que l'enseignement scolastique, appuyé sur l'autorité des grands Anciens Aristote et Ptolémée, imposait comme allant de soi, à tous les esprits, la représentation circulaire des orbites planétaires. Comme toute affirmation enveloppe une négation, affirmer et croire que les trajectoires étaient circulaires revenait très exactement à s'interdire de penser qu'elles pouvaient être autres. La non-circularité était censurée, évacuée, niée implicitement par le seul fait de penser et de croire à la circularité. Toute action pédagogique, en même temps qu'elle fait voir quelque chose détourne de voir autre chose. Tout angle de vision implique un angle aveugle, et la vision est inséparable d'un non-vu. C'est ainsi que tout arbitraire culturel, tout système de représentations, de significations, de définitions, interdit aux agents qui l'ont intériorisé, de penser, percevoir et nommer tout ce qui ne serait pas conforme aux définitions légitimes, ou alors conduit les agents à penser les représentations et les pratiques non-conformes comme saugrenues, ridicules, scandaleuses, indécentes, etc., à la façon dont au Moyen-âge, toute pratique religieuse d'origine pré-chrétienne, apparaissait aux yeux du clergé comme de la sorcellerie.

Cette question de la définition légitime est -on l'aura compris- une question de première importance pour tout groupe social, pour tout agent, car son enjeu c'est le maintien ou le changement de l'ordre établi, c'est-à-dire le maintien ou la subversion des rapports de forces. De ce point de vue, on pourrait résumer ce qu'est la domination en disant que l'agent réellement dominant c'est celui qui parvient à faire croire aux autres ce qu'il croit lui-même, à savoir que les choses sont bien ce qu'il dit qu'elles sont. Les plus grands affrontements d'intérêts sont toujours aussi des «querelles de mots». Ce qui revient à dire que les querelles de mots sont généralement plus graves qu'il n'y paraît, car nommer les choses de telle façon plutôt que de telle autre, c'est les faire exister autrement ou même abolir leur existence, c'est donner ou ôter de la force à ceux qui ont ou n'ont pas intérêt à ce que les choses soient ce qu'on dit qu'elles sont. Du temps des entreprises coloniales on disait en Europe que les peuples du Tiers-monde étaient «primitifs», «arriérés», «barbares», «non-civilisés», etc. Ce qui contribuait à transfigurer le processus brutal d'expropriation colonialiste en mission civilisatrice et humanitaire. Avant l'effondrement du régime de Vichy et de l'ordre nazi, un résistant français s'appelait officiellement un «traître», et cette appellation justifiait qu'on le fusillât, en toute légalité. Après la Libération, ce furent les collaborateurs qui s'appelèrent «traîtres» et qui subirent les rigueurs de la loi. De tels exemples montrent bien à quel point les rapports de force réels sont indissociables de l'activité symbolique de légitimation qui consiste à décrire et nommer la réalité. A cet égard on peut dire que les champs sociaux sont les espaces historiquement structurés dans lesquels se sont déroulés et se déroulent des luttes pour établir des classements dominants reposant sur les définitions légitimes des choses, des personnes, des événements, des pratiques ; des espaces conflictuels dans lesquels, à un moment ou à un autre, des forces sociales diverses se sont affrontées (et parfois continuent à s'affronter encore) sur la question de savoir, par exemple, si Jeanne d'Arc était une sorcière ou une sainte, si la Révolution de 1789 a été une étape glorieuse dans la conquête des libertés ou une sanglante et inutile régression dans le totalitarisme, si l'entreprise est aujourd'hui le lieu privilégié de l'épanouissement du salarié ou celui de l'aliénation et de la négation de la citoyenneté, si le F.M.I. est une institution utile et honorable ou une «réunion d'assassins» (5), si porter le «tchador» à l'école est une innocente fantaisie vestimentaire ou une inacceptable atteinte aux principes de la laïcité, si empaqueter le Pont-Neuf dans des kilomètres de plastique est une œuvre d'art ou un canular, etc.

La censure symbolique qui a pour effet d'interdire ou de dévaloriser toute expression non conforme aux définitions dominantes (c'est-à-dire aux représentations en accord avec les intérêts du groupe dominant) s'exerce sous de multiples formes, à tous les niveaux, mais elle est à l'œuvre dans tous les rapports de domination, car un pouvoir est toujours beaucoup plus légitime quand il s'exerce sur des agents dont on croit sincèrement -et à qui on réussit à faire croire- qu'ils sont inférieurs (intellectuellement, moralement, culturellement, etc.). Toute catégorie d'agents dominés, qu'il s'agisse de groupe sexuel, de groupe d'âge, de groupe ethnique, de groupe religieux, de groupe socio-professionnel, etc., fait toujours l'objet d'un discours de dénigrement plus ou moins grossier ou subtil. Les propriétés de ces groupes (croyances, opinions, goûts, mœurs, consommations, habitudes, etc.) sont soit purement et simplement réprimées, soit présentées sous le jour le plus défavorable et stigmatisées comme puériles, risibles, stupides, anormales, barbares, sales, pornographiques, vulgaires, etc. Cette forme de racisme qu'est le racisme intellectuel, qui consiste à regarder comme des demeurés, des cancres, des débiles mentaux, ceux qui par exemple n'ont pas des performances scolaires conformes aux critères légitimes de l'excellence scolaire, est une des manifestations extrêmes de cette violence symbolique qui exclut les dominés mais avec leur consentement. Le fin du fin, en effet, en matière de domination sociale, consiste, nous l'avons dit, à faire adhérer les dominés au principe de leur propre soumission au pouvoir. Et pour obtenir ce résultat rien de tel que de culpabiliser les dominés et les rendre honteux d'être ce qu'ils sont, de penser comme ils pensent, de parler comme ils parlent, de s'habiller comme ils s'habillent, d'habiter où ils habitent, d'avoir la peau qu'il ont, le corps qu'ils ont, la vie qu'ils ont, par un effet d'auto-censure caractéristique de la violence symbolique intériorisée. Plus ils se sentiront coupables et honteux, plus ils se sentiront indignes et plus ils éprouveront de reconnaissance pour les dominants qui, en dépit de toute leur indignité, de toute leur infériorité, acceptent de s'intéresser à eux et de leur rendre service, en les éduquant, les soignant, les épousant, les dirigeant, les représentant, les colonisant, les civilisant.

Tout le secret d'une domination durable et pacifique réside dans l'art; de faire adhérer les agents dominants et dominés à des croyances communes. Croire et faire croire, faire croire aux autres en y croyant soi-même, c'est là la condition fondamentale de toute domination qui veut échapper à la violence destructrice. Partout où il y a obéissance consentie de la part d'agents dominés, il y a reconnaissance par eux de la valeur prééminente des propriétés des dominants perçues comme admirables, enviables et incontestables. Aucune propriété, quelle qu'en soit la nature, ne pourrait exister socialement ni a fortiori rapporter une plus-value si elle ne donnait pas lieu à une représentation (au double sens d'idée et de mise en scène) entraînant l'adhésion. Cela signifie que ce que l'on appelle un capital (économique, culturel ou social) ne peut remplir sa fonction de capital que si aux ressources économiques, culturelles ou relationnelles dont on dispose, vient s'ajouter quelque chose de plus : cette dimension supplémentaire, c'est la force proprement sociale que confère à ces propriétés la reconnaissance dont elles font l'objet. On donne à cette ressource supplémentaire d'origine sociale, le nom de capital symbolique, parce que sa force et son intérêt résident entièrement dans la signification que prennent les propriétés des agents en vertu de la reconnaissance dont elles font l'objet, et plus précisément en vertu de l'adhésion à une définition de ces propriétés qui ajoute à leur force nue sa propre force symbolique (sa capacité de séduire l'esprit, de convaincre, de soumettre la raison et par là-même de faire écran à toute autre définition). En d'autres termes le capital symbolique c'est l'autorité que confère à un agent (individu ou groupe) la reconnaissance par les autres de l'éminente valeur de ses propriétés, que celles-ci soient réelles ou imaginaires.

Il importe en effet de voir que, socialement parlant, une chose existe dès lors qu'on croit qu'elle existe, et inversement elle n'existe pas si on ne croit pas à sa réalité. Il ne sert rigoureusement à rien d'avoir le talent d'un Van Gogh ou d'un Modigliani si ce talent n'est pas reconnu, puisque dans ce cas il ne rapporte aucune plus-value, aucun accroissement effectif de pouvoir. Inversement, croire que quelqu'un est capable de faire lever le soleil ou de l'arrêter dans sa course, ou de faire tomber la pluie, ou de parler avec les morts, etc., lui confère un pouvoir certain.

En ce sens on peut dire que le capital symbolique est un crédit (au sens à la fois de croyance et de confiance accordée à l'avance) mis à la disposition d'un agent par l'adhésion d'autres agents qui lui reconnaissent telle ou telle propriété valorisante. L'agent qui dispose de ce crédit consenti par les autres se trouve par là-même placé en position; ; de force, quelles que soient les propriétés qu'il possède intrinsèquement ; il est mis en position d'exercer un pouvoir sur des partenaires qui d'avance se soumettent à lui en lui reconnaissant l'autorité nécessaire. L'expérience et l'Histoire montrent à l'évidence que tous ceux qui exercent un pouvoir dans un champ ou dans un autre, ne sont pas nécessairement porteurs des compétences qu'ils sont censés posséder et en vertu desquelles ils bénéficient de l'obéissance des autres agents, à l'instar du pharaon égyptien ou de l'empereur inca qui n'avaient aucune des capacités surnaturelles que leurs sujets leur prêtaient. D'une façon générale d'ailleurs, dès qu'on examine d'un regard non prévenu les propriétés et performances réelles des soi-disant élites sociales, on est plutôt frappé, sauf exception, par le décalage entre la médiocrité ou la banalité des comportements réels et la réputation élogieuse qui leur est faite. Mais si, comme le dit l'adage, «il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre», il ne pourrait pas non plus y avoir de dominants si ceux-ci n'étaient pas célébrés, glorifiés, encensés, comme étant des êtres hors du commun. Parmi les agents qui se mobilisent au service des agents au pouvoir, il y en a toujours eu qui se sont spécialisés dans la production hagiographique et la diffusion du discours de célébration indispensable à la mise en scène/mise en valeur de leur personnage (6).

Dans les sociétés démocratiques modernes, l'accès aux postes de pouvoir est censé être commandé, en principe, non par la tradition, mais par le mérite personnel. Cela n'est, dans la pratique, que très partiellement vérifié, mais cela explique qu'il soit nécessaire, aujourd'hui plus que jamais, de croire et de faire croire qu'on est digne d'occuper le poste qu'on occupe, du fait des incontestables vertus que l'on possède. En démocratie, plus encore qu'ailleurs, les agents sont ce qu'ils sont réputés être. Et une réputation est quelque chose qui doit se construire et se cultiver avec un soin incessant. Comme tous les processus d'accumulation de capital, l'accumulation du capital symbolique par un agent donné est un processus d'autant plus difficile et lent qu'il est plus récent. La phase initiale d'accumulation est généralement la plus laborieuse. Se faire une réputation, la meilleure possible, dans un domaine quel qu'il soit, exige un investissement plus ou moins important (en temps, en énergie, en argent). C'est là qu'interviennent éventuellement les autres capitaux : être riche, être instruit, avoir des relations bien placées, cela peut faciliter grandement l'accumulation de capital symbolique. L'appartenance d'un agent à des milieux influents, à de puissants réseaux de solidarité, à des clans, des églises, des partis, des écoles, des familles, capables de se mobiliser à son service, lui permet de participer dès le départ au capital symbolique déjà accumulé par le groupe d'appartenance. Toutes les noblesses tendent rapidement à devenir héréditaires.

Une fois l'accumulation initiale réalisée, les choses deviennent plus faciles, en vertu d'un mécanisme de causalité circulaire qu'on peut résumer de la façon suivante : plus les propriétés distinctives d'un agent sont reconnues (i.e plus il fait figure d'étudiant brillant, de dirigeant dynamique, d'artiste inspiré, de professionnel compétent, etc.) plus le pouvoir qu'il exerce au nom de ses qualités incontestées paraît légitime. Et plus il exerce ce pouvoir, plus il fait la démonstration de ses aptitudes à l'exercer et plus les dominés sont convaincus d'avoir affaire à un chef authentique, digne d'être obéi, admiré, envié, respecté, voire aimé. Tout dominant est un enchanteur qui fait l'objet d'une vision enchantée. A partir du moment où une domination est acceptée, dominant et dominé sont pris dans le cercle enchanté de la légitimité : non seulement le dominé autorise le dominant à (lui reconnaît l'autorité nécessaire pour) le dominer, mais encore il est heureux et fier d'avoir un tel maître et de plier le genou devant lui. Plus le dominant est grand plus il y a de profits et de bonheur dans la soumission. Et bien des hiérarchies s'établissent chez les dominés eux-mêmes à partir du prestige inégal des dominants auxquels ils obéissent respectivement. A cause de ce climat d'enchantement où baignent les rapports de domination, le monde social, là où règne un consensus, est toujours empreint d'une certaine magie, dont les rapports amoureux fournissent l'illustration archétypique. En effet au regard de la personne amoureuse, la personne aimée est généralement dotée de tous les attraits, parée de toutes les vertus. Ce phénomène de cristallisation affective (pour parler comme Stendhal) peut paraître banal. Mais il mérite qu'on s'y arrête, car il éclaire bien les mécanismes fondamentaux de la domination. Non seulement il met en évidence le renforcement circulaire du capital symbolique (plus je l'aime, plus elle est merveilleuse - plus elle est merveilleuse, plus je l'aime) mais encore il nous permet d'éclaircir le prétendu mystère du pouvoir dit charismatique.

A la différence du chef désigné par la tradition ou du chef accepté par souci d'efficacité et d'organisation rationnelle (7), le «chef charismatique» est un chef aimé pour lui-même, un individu qui semble posséder le don inexplicable de provoquer la sympathie, l'adhésion à sa personne et de susciter irrésistiblement l'obéissance, le dévouement et la fidélité inconditionnels. Les agents qui obéissent à un chef charismatique, à défaut de comprendre exactement pourquoi ils se soumettent si volontiers à sa volonté, se donnent l'impression de comprendre et de justifier leur soumission en prêtant au chef un charisme c'est-à-dire, une propriété prodigieuse, rarissime voire unique, qui ne peut s'acquérir si elle n'a pas été accordée au départ comme une grâce ineffable, un don gratuit, par les dieux, le destin, la nature ou on ne sait quel autre principe transcendant. Le prophète (religieux, politique ou autre) incarnation par excellence du chef charismatique, donne l'apparence d'être possesseur à titre personnel de ce don extraordinaire de rayonner, de séduire et convaincre, en vertu duquel il n'a qu'à ouvrir la bouche pour être cru et obéi. Ce que les dominés ne comprennent pas en l'occurrence, c'est que, quelles que soient les propriétés originelles du chef charismatique, qui peuvent être des talents, des compétences, tant réels qu'imaginaires, le véritable don, le seul charisme, c'est celui qu'ils lui ont accordé en lui consentant d'avance un crédit qui instaure un processus d'échange réciproque. Le pouvoir charismatique, comme les autres, repose sur une délégation de pouvoir des dominés au bénéfice du dominant qui ne fait qu'exercer sur eux le pouvoir qu'ils ont remis entre ses mains, parce que d'une façon ou d'une autre ils y ont un certain intérêt, même si celui-ci n'est pas explicitement formulé. Ce qui fait la force mobilisatrice du message prophétique c'est sa rencontre avec des intérêts pré-existants, des attentes, des aspirations et des désirs potentiels qui trouvent enfin leur expression adéquate et leur réponse dans le discours prophétique (du Poète, du Héros, du Leader, etc.), qui fait office de révélateur. C'est parce qu'il était attendu que le discours est entendu et les plus grands des prophètes n'ont jamais prêché que des convaincus, qui ne savaient pas encore expressément ce qu'ils attendaient, ce dont ils avaient besoin, d'où le sentiment de la découverte, de la révélation plus ou moins bouleversante, qui entre pour beaucoup dans la reconnaissance du dominé envers le dominant. Dans ces conditions, la délégation de pouvoir proprement dite reste implicite et par là-même passe inaperçue aux yeux des intéressés, de sorte que c'est la personne même du dominant qui devient le point de départ absolu du pouvoir qu'il exerce.

Mais ce qui fait la force du chef charismatique en fait aussi la fragilité. Sans même insister sur toutes les gloires seulement posthumes, preuves éclatantes que les prétendus dons miraculeux qui auraient dû provoquer inconditionnellement l'adhésion ont singulièrement manqué d'efficacité du vivant de leurs possesseurs, il suffit de considérer les exemples innombrables continûment offerts par l'histoire de toutes les sociétés, aujourd'hui comme hier, de l'effondrement à peu près inévitable des dominations charismatiques, pour comprendre avec évidence que le chef charismatique ne commande pas parce qu'il serait doté d'un mystérieux et irrésistible charisme, mais au contraire qu'on lui accorde un prétendu charisme parce qu'il commande ou plus exactement parce qu'on a consenti à lui laisser exercer un pouvoir dont on attend quelque chose en retour et qu'à partir du moment où l'intérêt des dominés change ou disparaît, où le consentement cesse par conséquent, il n'y a plus de charisme qui tienne, plus de don qui vaille, et que «le roi est nu» dès lors qu'il est dépouillé des vêtements d'emprunt que la faveur des dominés lui avait prêtés. Au demeurant, le dominant qui bénéficie de la délégation de pouvoir totale, peut fort bien posséder des propriétés réelles hors du commun, qui le distinguent tout particulièrement. Mais cela n'est pas indispensable, et d'ailleurs une connaissance précise et sans complaisance de la biographie des personnages les plus illustres de l'Histoire montre qu'en général ces Majestés, Saintetés, Eminences, Maîtres, Guides inspirés, Sauveurs suprêmes, Grands Timoniers et autres incarnations de l'excellence et de l'infaillibilité, n'étaient pas objectivement à la hauteur de la légende qui, de leur vivant même, s'est emparée d'eux pour en faire des figures surhumaines, voire carrément divines. Ce qui importe fondamentalement c'est non pas la personnalité réelle du dominant mais la représentation qui le magnifie aux yeux des autres, avec son assentiment ou non. C'est ce qui explique que d'innombrables individus, dotés au départ de talents ordinaires, mais bien servis par les circonstances et éventuellement par d'efficaces et zélés auxiliaires (8), aient pu accéder, dans un domaine ou un autre, à des positions de pouvoir sans commune mesure avec leurs compétences effectives.

S'il fallait un dernier argument pour convaincre du caractère fallacieux de la conception du charisme comme pouvoir intrinsèque et irréductible d'imposer aux autres sa propre définition («je suis un être extraordinaire») au lieu de se laisser objectiver par eux («c'est un individu comme vous et moi» ou même «il a la folie des grandeurs»), il suffirait d'évoquer les retournements de situation qui précipitent régulièrement à bas de leur piédestal les idoles apparemment les mieux boulonnées et qui ne cessent de vérifier à quel point «la roche tarpéienne p
roche du Capitole», dans tous les domaines. Si le charisme était bien ce qu'il est prétendu être, quelque chose comme le charme tout-puissant opéré par un enchanteur, on ne comprendrait pas d'une part pourquoi il y a toujours eu des agents réfractaires à l'enchantement, d'autre part et surtout pourquoi il cesse finalement d'agir sur ceux qui se sont laissé si longtemps subjuguer. Or c'est bien ce qui se produit chaque fois que, pour une raison ou une autre, un chef charismatique cesse de répondre positivement aux attentes de ses fidèles et qu'il ne leur est plus possible de s'identifier avec sa personne, c'est-à-dire de s'aimer en lui.

On aurait tort de penser que tous les chefs charismatiques sont de grands conducteurs de peuples. Dès lors qu'on a ramené la notion de charisme à sa véritable signification, il est facile de comprendre que le monde social est peuplé de personnages charismatiques. En effet tout agent social, aussi modeste soit-il, a besoin d'être reconnu pour exercer un pouvoir aussi limité soit-il, dans un domaine aussi étroit soit-il. On est toujours le dominant de quelqu'un en même temps que le dominé de quelqu'un d'autre, et comme dit le proverbe, même «charbonnier est maître chez soi». Il n'y a pas de degré zéro du capital, et même pour les damnés de la Terre, il en va comme pour les damnés de l'Enfer décrits par Dante : ils ont une hiérarchie dans la peine, la privation et la souffrance. De ce point de vue les hiérarchies dans les bidonvilles sont aussi solides et opératoires que celles des beaux quartiers (9). Un chef de famille dans sa maison, une institutrice dans sa classe, un artisan dans son atelier, un musicien rock débutant qui vient d'enregistrer son premier «45 tours», peuvent être détenteurs d'un fabuleux charisme aux yeux de ses enfants pour l'un, de ses élèves pour l'autre, de ses apprentis pour le troisième, des jeunes de sa banlieue natale pour le dernier, etc. N'importe quel adolescent qui prend de l'ascendant sur son groupe de copains parce qu'ils le trouvent «sympa», astucieux, intrépide, séduisant, instaure un rapport de domination qui, à la différence d'échelle près, ne diffère en rien du rapport de domination qui s'instaure au bénéfice des grands héros de l'histoire. Dès l'instant où l'on commence à dire d'un agent : «il est formidable... elle est super... ils sont géniaux...etc.» on amorce un processus de consécration qui tend à grandir cet agent toujours davantage. Ainsi arrive-t-il que l'on s'engage, les circonstances aidant, dans une sorte de spirale inflationniste (autre façon d'exprimer l'idée de renforcement circulaire) qui peut conduire à transfigurer les propriétés de l'«élu» jusqu'au mirage et à la fantasmagorie, c'est-à-dire jusqu'au point où les propriétés perçues n'ont plus rien à voir avec les propriétés objectives. On est alors dans cette forme extrême de soumission qu'est le culte fétichiste de l'idole. En effet ce que l'on appelle l'idolâtrie n'est que l'expression ultime du rapport de domination ou plus exactement du rapport de soumission d'un agent à un autre. Devant les débordements de fanatisme que provoque trop souvent le culte des idoles de toute nature, il arrive que l'on pose la question de savoir qui est responsable de ces excès : l'idole ou bien ses «fans» ? La question est oiseuse, puisque ces processus progressifs et circulaires d'accumulation du capital symbolique (dont on ne peut jamais savoir au départ jusqu'où ils vont aller) seraient impossibles sans la collaboration intéressée des dominants et des dominés et qu'on peut considérer qu'en règle générale les idoles et leurs fidèles se méritent réciproquement.

On aura compris, d'après tout ce qui précède, qu'être socialement c'est essentiellement être perçu, c'est-à-dire faire reconnaître aussi positivement que possible ses propriétés distinctives, par une mise en
scène/mise en valeur adéquate. Comme nous l'avons déjà souligné, une propriété qui n'est pas transmutée en capital symbolique au niveau de la représentation qu'en ont les autres, ne peut pas fonctionner comme un véritable capital. En revanche si dans un champ donné un agent réussit à donner aux autres une représentation convaincante du capital qu'il prétend posséder, il peut arriver à tirer des profits réels de propriétés elles-mêmes imaginaires. C'est très exactement ce que font tous les escrocs, simulateurs et charlatans de tout acabit, qui ne possèdent rien d'autre que le talent de la mise en scène. La difficulté commence toutefois lorsqu'on veut savoir où se situe très précisément la frontière entre mensonge et vérité en matière de représentation. Il suffit pour s'en convaincre de passer en revue quelques exemples tirés de l'expérience la plus constante. Doit-on considérer comme des gens de bonne foi ou comme des tricheurs délibérés :
— les personnes qui se comportent de façon grossière, brutale ou répugnante dans l'intimité, avec leurs proches, et qui adoptent au contraire, à l'extérieur, des manières courtoises, mesurées et raffinées ?
— les maîtresses de maison qui nettoient à fond les parties de leur intérieur susceptibles d'être exposées au regard des étrangers et qui laissent le désordre et la saleté régner dans les pièces inaccessibles aux visiteurs, ou encore les personnes coquettes qui soignent leur tenue vestimentaire extérieure mais s'accommodent facilement de porter des sous-vêtements plus que douteux ?
— les bacheliers ou les étudiants de 1er cycle désargentés qui proposent sans rire de donner indifféremment des «cours de français, anglais, espagnol, latin, mathématiques et physique, de la 6e à la terminale» ?
— les personnes dites cultivées qui parsèment leurs propos d'allusions «chics» à des œuvres célèbres qu'elles connaissent vaguement voire pas du tout, comme si ces œuvres faisaient partie de leur univers familier ?
— les hommes et les femmes sur le retour, qui s'évertuent à donner le change sur leur âge, leur poids, leur ligne, à grand renfort de cosmétiques, fards, masques de beauté, massages, gaines, etc ?
— les intellectuels «dans le vent» qui bouclent en quelques semaines des «essais» prophétiques sur des sujets et des problèmes qui demanderaient des années d'enquête à des chercheurs compétents et scrupuleux ?
— les ministres qui prononcent des discours rédigés par des conseillers spécialisés, ou les vedettes signant des livres rédigés par des «nègres» ?
— les politiciens qui prodiguent en campagne électorale des promesses impossibles à tenir ?
— les hommes d'église qui stigmatisent avec véhémence chez leurs ouailles les concupiscences auxquelles ils ont eux-mêmes succombé dans un motel proche ?
— les croyants religieux qui déclarent avoir reçu du ciel une mission à accomplir ?
— d'une façon très générale, les agents innombrables qui professent un total désintéressement au service de valeurs «supérieures» (l'Art, les droits de l'Homme, la Patrie, la Santé publique, l'Education nationale, la Justice, etc.) tout en s'efforçant de maximiser la rémunération de ce service ?

On pourrait allonger indéfiniment la liste des pratiques de mise en scène de la vie quotidienne. Parmi elles, les plus nombreuses ne sont certainement pas celles qui consistent à se faire valoir en trompant sciemment et délibérément les autres, mais celles qui consistent à créer des apparences ambiguës, à cultiver l'équivoque, le flou, le clair-obscur, à suggérer qu'on possède telle ou telle propriété rare sans aller jusqu'à affirmer explicitement qu'on la possède, en évitant de donner aux autres tous les renseignements objectifs qui leur permettraient de savoir exactement à quoi s'en tenir, en pratiquant non pas le mensonge caractérisé mais le mensonge par omission, par «oubli» et la rétention d'information, en délivrant des vérités, mais partielles, tronquées, toilettées si l'on peut dire. En l'occurrence le sens pratique de chaque agent joue un rôle essentiel en lui permettant de repérer et d'exploiter de la façon la plus spontanée les situations et les terrains où il peut le mieux se mettre en valeur, «tirer son épingle du jeu», «faire bonne impression», «s'en sortir avec les honneurs», etc., et inversement d'éviter, esquiver ou éluder, autant que faire se peut, les situations qui risquent de faire apparaître ses faiblesses et ses limites. Et cela, sans cesser d'être sincère.
Il convient de préciser ici, contre toute interprétation naturaliste, que la mise en scène de soi n'a rien à voir avec une tendance qui serait inscrite, depuis le couple originel, dans une nature humaine corrompue, dans une psychologie tortueuse et maligne viciée par quelque besoin pervers de feindre, de tromper, de mentir. La mise en scène de soi est une nécessité structurale, une propriété positionnelle inévitable chez des agents contraints d'occuper dans des structures sociales très différenciées, des positions de pouvoir très hiérarchisées, en dehors desquelles ils n'ont plus d'identité sociale distincte ni distinctive. Comprendre cette nécessité structurale c'est comprendre du même coup que le travail de construction de sa propre définition légitime (qui implique nécessairement la coopération des autres agents) est une entreprise par nature interminable. C'est un processus dans lequel, une fois engagé, on ne peut savoir a priori jusqu'où on est capable d'aller sous la pression des circonstances, dans la logique de la compétition permanente et de la distinction maximale. On peut commencer dans la peau d'Octave, petit jeune homme chétif qui avait peur du tonnerre mais que n'étouffaient pas les scrupules, et finir dans le rôle d'Auguste, vénéré à l'égal d'un dieu.

Il est toujours très difficile —pour des raisons que nous examinerons un peu plus loin— de savoir exactement dans quelle mesure tel ou tel agent particulier adhère lui-même à la représentation qu'il donne aux autres. En revanche on peut poser de façon très générale que les pratiques de mise en scène ne diffèrent les unes des autres que par le degré de conviction de leurs auteurs, le sérieux avec lequel ils
soutiennent leurs prétentions. On pourrait, à partir de ce critère subjectif de sincérité, ranger toutes les mises en scène dans une gamme qui irait, par variation continue, des représentations les plus sincères jusqu'aux plus mensongères, celles qui constituent les supercheries et les impostures caractérisées comme telles. Mais si les représentations ne diffèrent les unes des autres que par des nuances dans l'intensité de l'auto-persuasion (ou de l'auto-mystification), alors dans la pratique il devrait être extrêmement difficile, voire impossible dans bien des cas de savoir où finit la représentation véridique, honnête, et où commence la tromperie délibérée, où passe la frontière entre les représentations légitimes et les représentations illégitimes. De fait l'expérience est là pour démontrer en permanence que, lorsque les agents sont réduits à leurs seules capacités personnelles d'évaluation et de discrimination, ils mettent souvent bien du temps à comprendre -s'ils y parviennent- qu'ils se sont fait des illusions sur le compte de certains autres qui, soit les ont sciemment trompés, soit se sont montrés d'autant plus convaincants
qu'ils étaient eux-mêmes convaincus. Mais s'agissant d'évaluer leurs propres propriétés ou celles des autres, les agents sociaux ne sont pas livrés à eux-mêmes. Ils ont la possibilité de se tourner vers les
institutions et de leur demander leurs verdicts.

On touche là à un aspect essentiel de la magie sociale, et il convient d'y réfléchir un peu pour comprendre vraiment comment fonctionnent les rapports sociaux, en particulier les rapports de domination. Les institutions sont des instances de pouvoir dont le rôle, comme leur nom l'indique, est d'instituer la réalité, de faire exister officiellement des rapports sociaux, et de les consolider par là-même. Elles accomplissent ce travail avec toute l'irrésistible autorité qui leur vient du mandat massif et de l'adhésion de la plus grande partie de la population d'un champ donné ou de l'ensemble des champs. Grâce à cette délégation de pouvoir et donc à l'important capital symbolique qu'elles en retirent elles peuvent imposer, dans leurs domaines respectifs, des définitions légitimes de la réalité à des agents qui leur font d'avance un total crédit. Plus précisément le travail des institutions consiste, pour l'essentiel, à définir, c'est-à-dire à délimiter exactement les groupes sociaux, en faisant connaître et reconnaître les critères d'appartenance, en décrétant les propriétés univoques en vertu desquelles les agents doivent se ranger d'un côté ou de l'autre d'une frontière précise, comme celles par exemple qui séparent les individus majeurs des mineurs, les diplômés des non-diplômés, les mariés des célibataires, les religieux des laïcs, etc. En d'autres termes les actes d'institution ont pour effet de sectionner le continuum social en transformant les différences de degré dans les propriétés en différence de nature, des écarts très faibles en discontinuités brutales, avec toutes les conséquences sociales positives ou négatives que cela entraîne en matière de droits et de devoirs, de statuts et de rôles, et finalement dans la distribution des différents capitaux. Les institutions se servent de l'autorité qui est la leur pour accréditer ou non les prétentions des agents à la possession de telles ou telles propriétés. Elles le font en décernant (ou en refusant) des titres et des labels officiels, en nommant, baptisant, intronisant bref en consacrant formellement certains agents par des rites d'investiture plus ou moins solennels. Elles déclarent des agents «unis par les liens du mariage», «reçu énième au concours d'entrée à...», «lauréat du prix Concourt», «apte au service armé», «docteur en médecine», «chevalier de la légion d'honneur», «arbitre des élégances», etc. Ce faisant, les institutions donnent l'impression de procéder à un constat purement factuel, à une description objective de l'essence sociale des agents (l'ensemble de leurs propriétés caractéristiques). Leurs verdicts consistent, semble-t-il, à dire qui est vraiment (vere dictuni) l'agent, ou, si l'on préfère, quels sont les agents qui possèdent vraiment telles ou telles propriétés et quels sont ceux qui ne les possèdent pas. De sorte que le doute ni la confusion ne sont plus possibles. On sait qui dit vrai et qui est imposteur.

Cette vision du monde social à travers le prisme institutionnel est à la fois rassurante et commode d'un point de vue pratique (juridique et moral). Mais d'un point de vue sociologique les choses sont un peu moins simples. Les actes de nomination et d'investiture par lesquels les institutions font les groupes sociaux en les hiérarchisant, inaugurent un processus d'acquisition d'une essence sociale déterminée bien plus qu'ils ne constatent la possession effective de propriétés déjà acquises. En disant à un agent social : «voici mon verdict : je déclare urbi et orbi que tu es vraiment médecin (professeur, prêtre, soprano lyrique ou contremaître)» l'institution, plutôt qu'elle ne décrit son être, lui assigne un devoir-être et lui impose un devenir. Le discours de l'institution exprime sous forme d'une description à l'indicatif («Tu es») une véritable prescription à l'impératif («Sois, deviens ce que je dis que tu es»). La nomination qui s'adresse à la fois à l'agent et au reste du monde, enjoint à chacun de faire désormais crédit à l'agent investi et à celui-ci de s'investir en conséquence pour mériter à l'avenir de conserver le crédit ouvert par l'acte d'institution inaugural. «Je te place sur orbite, dit l'institution à l'agent. C'est moi qui ai le pouvoir de te décréter pour la première fois officier ou notaire. A charge pour toi de faire désormais ce que l'on attend de toi. Joue le jeu, et joue-le sérieusement. Prends-moi et prends-toi au sérieux. Ne te prends par pour un autre que celui que j'ai pré-dit». En dépit des apparences l'essence sociale n'est pas déjà-là. Elle est toujours à réaliser, à consolider, à confirmer. La meilleure preuve en est que les agents sociaux peuvent toujours sortir des rails sur lesquels les institutions les ont placés : l'héritier peut dilapider le capital accumulé par les générations précédentes ; l'officier peut trahir ou déserter ; le prêtre peut jeter son froc aux orties ; le juge peut devenir un assassin ; l'aristocrate peut tomber dans la roture ; le prolétaire peut s'embourgeoiser ; le fils de professeur peut devenir ouvrier et le fils d'ouvrier professeur, etc.

Certes la probabilité de voir les agents dérailler et suivre des trajectoires aberrantes est nettement moins grande que celle de les voir se conformer aux verdicts des institutions. Dans le cas contraire cela signifierait que la mobilité sociale serait massive et généralisée, que tout pourrait arriver à n'importe qui et n'importe qui arriver à tout. Ce n'est pas ce qui se passe dans la réalité et le travail des institutions est essentiel au maintien de l'ordre existant. Mais il importe de souligner que si ce travail est efficace, c'est parce qu'il s'effectue avec le concours des agents eux-mêmes qui, en règle générale, prennent effectivement très au sérieux les verdicts d'institution. Tout se passe comme si les agents investis avaient à cœur d'acquérir l'essence sociale qui leur est assignée. On peut dire à cet égard que l'autorité des institutions est si grande qu'elles ont le pouvoir de faire advenir dans l'avenir une réalité qu'elles présentent comme déjà présente. Ce pouvoir performatif du discours d'institution ne doit rien à on ne sait quelle magie du Verbe. Il repose sur un mécanisme relativement simple qu'on peut résumer ainsi : le discours performatif agit sur la réalité (et donc la transforme dans un certain sens) dans la mesure où il agit sur la représentation que les récepteurs du discours ont de la réalité. Ainsi par exemple, à partir du moment où un individu est défini par la Faculté de médecine comme étant un médecin, cette définition légitime va peser sur et modifier la représentation que les autres ont de lui. Il n'est plus seulement leur fils, leur frère, leur ami, leur voisin, ou plus simplement un quidam parmi d'autres, il est désormais un médecin, un agent doté d'un pouvoir spécifique, porteur d'un charisme d'institution. La modification de la représentation ne peut pas ne pas changer les rapports que les autres ont avec lui. Ils vont le traiter en médecin, se mettre à le prendre pour ce que l'institution dit qu'il est. Mais conjointement lui-même va changer la représentation qu'il a de lui-même. Il va se voir désormais à travers la définition officielle et tendre à se conformer à cette définition, répondant ainsi aux attentes des autres qui le tiennent pour un médecin. Alors s'instaure un rapport de domination dont la légitimité, par renforcement circulaire, va aller grandissant, justifiant toujours davantage la prédiction inaugurale. Les agents impliqués dans ce rapport jouent le rôle qui leur a été confié, selon le scénario réglé par l'institution : l'un le rôle de médecin, les autres le rôle de malade. A ce jeu éminemment sérieux le médecin va acquérir de l'expérience, du savoir, de la sûreté, un capital social croissant, des pratiques et des consommations distinctives, des talents nouveaux qui feront toujours davantage de lui (à condition bien sûr qu'il consente continûment les investissements nécessaires) aux yeux de sa clientèle et de ses concitoyens, un médecin accompli et un notable auquel on n'aura que davantage de raisons d'accorder confiance, respect, reconnaissance. Par la grâce d'un verdict d'institution, celui qui n'était peut-être au départ qu'un jeune carabin un peu présomptueux, doté d'un savoir très lacunaire, se métamorphose progressivement en une incarnation exemplaire de la médecine et de l'humanisme médical. On pourrait évidemment prendre n'importe quel autre exemple que celui du médecin pour illustrer ce processus généralisé d'acquisition d'une essence sociale pré-définie. La formule démystificatrice que Nietzsche réservait à certains «héros» de l'histoire («Cela un grand homme ? Je n'aperçois en lui que le comédien de son propre idéal.») pourrait s'appliquer à tous les agents sociaux dans la mesure où ils sont tous mis en demeure, par la voix des institutions, de jouer sur une scène sociale un rôle avec lequel ils doivent s'efforcer de faire corps pour continuer à faire autorité.

Si par conséquent on est en droit de dire que les mots agissent sur les gens, encore convient-il de garder présentes à l'esprit les deux conditions essentielles de cette efficacité symbolique. La première c'est que les agents à qui s'adresse l'institution soient préparés à entendre sa voix et à se soumettre à ses verdicts. De telles pré-dispositions à reconnaître l'autorité institutionnelle ne peuvent elles-mêmes qu'avoir été intériorisées à partir de l'action pédagogique multiforme précédemment subie par les agents. Dès lors que les dispositions à entendre un certain
discours ont été inculquées, on peut faire croire pratiquement n'importe quoi à des fidèles convaincus d'avance et qui ne demandent qu'à adhérer : qu'on peut arrêter le soleil, ressusciter un cadavre, guérir le cancer par imposition des mains, que les Martiens envahissent la Terre, que l'on est un peuple élu, que tel artiste est un génie, ou plus prosaïquement que tel enfant est un ange et tel autre un démon (10). D'une façon plus générale on peut répéter à propos du discours institutionnel ce qui a été dit, un peu plus haut, du message prophétique : il ne peut fonctionner comme une prédiction créatrice que s'il rencontre chez les agents d'une population donnée des structures internes, cognitives et affectives, prêtes à l'accueillir. Alors seulement le discours émis par l'institution peut activer et actualiser des intérêts existentiels implicites, des besoins potentiels, des désirs latents, des aspirations qui trouvent enfin la possibilité de se manifester en toute légitimité.

Mais il ne suffit pas de «prêcher des convaincus» pour leur faire croire n'importe quoi. Encore faut-il que la définition de la réalité —et c'est là la seconde condition essentielle de son efficacité— soit formulée par des agents autorisés, c'est-à-dire des agents tirant leur autorité du capital symbolique plus ou moins important qu'ils ont eux-mêmes accumulé grâce aux verdicts des institutions du champ considéré, dont ils apparaissent comme les porte-parole. C'est par exemple, le prêtre s'adressant à ses paroissiens, le chef militaire s'adressant à ses troupes, le leader politique à sa «base», l'enseignant à ses élèves, le critique littéraire aux lecteurs de sa revue, le présentateur des informations télévisées à son public, etc. Bref, il faut que l'émetteur du message soit porteur d'une légitimité conférée par un charisme d'institution. Quiconque voudrait émettre ce même message sans disposer de la délégation de pouvoir implicite ou explicite de l'institution, s'exposerait à ne pas être entendu, à «prêcher dans le désert» et même à s'attirer des ennuis sérieux comme en ont le plus souvent les prophètes que les Eglises établies (religieuses, politiques, artistiques, etc.) n'ont pas mandatés. Celles-ci ne tolèrent pas que, dans le champ qu'elles régentent, des agents auto-consacrés s'autorisent eux-mêmes à proclamer des définitions de la réalité sans attendre d'être investis dans les formes, c'est-à-dire d'être cooptés officiellement par les dominants qui contrôlent les institutions.

Ainsi par exemple, un agent qui s'auto-décréterait médecin serait aujourd'hui passible de poursuites judiciaires pour exercice illégal de la médecine, quand bien même il aurait fait des années d'études non couronnées par une thèse. Ce serait un «faux» médecin. Mais parmi les médecins officiellement titulaires d'un doctorat ou d'une agrégation de médecine, tous ne sont pas allés également loin dans l'appropriation de l'essence sociale assignée au départ ; ils ne sont pas tous devenus ces médecins suprêmement accomplis, incarnant dans leur personne à la fois la compétence scientifique de haut niveau, la sûreté du diagnostic, la rigueur éthique, le désintéressement, l'attention à la personne globale et le respect de la dignité du malade, conformément à la définition la plus légitime si volontiers célébrée par les porte-parole les plus autorisés de l'institution. Peu importe, ces médecins sont de «vrais» médecins puisqu'ils ont le label officiel et que celui-ci recouvre toutes les différences réelles d'un médecin à l'autre comme l'étiquette d'un vin recouvre les inégalités de qualité d'une bouteille à l'autre. La légitimité conférée par l'acte d'institution est telle que quiconque a reçu le label est désormais à l'abri (sauf dérogeance grave) de toute contestation : ses propriétés sont garanties par le titre et nul ne se hasarderait à traiter d'imposteur quiconque a reçu le titre, quelles que soient ses propriétés effectives.

De par l'autorité souveraine des institutions, la question de l'imposture est donc, apparemment, tranchée de la façon la plus nette : les seuls agents crédibles sont ceux que l'institution a reconnus officiellement. En fait l'obtention d'un titre par un agent n'est que le degré suprême de renforcement de la croyance privée par la croyance collective. Si un individu est seul à croire qu'il est un médecin, un poète, une femme du monde, un don Juan ou un philanthrope, à vouloir soutenir seul une telle prétention, il risque de passer pour un malade ou un imposteur, c'est-à-dire quelqu'un qui cherche à en imposer, à s'imposer à la reconnaissance des autres, telle la grenouille qui veut s'enfler à l'égal du bœuf et qui ne cesse de demander si elle y est parvenue. On lui rira au nez, ou pire encore. Mais si d'autres agents sont disposés, pour des raisons qui leur appartiennent, à le croire, alors la croyance collective s'impose irrésistiblement comme une vérité capable d'engendrer sa propre vérification. La magie sociale, comme l'a bien montré Mauss, est affaire de croyance généralisée (11). Tous les agents sociaux sont contraints de s'en «faire accroire» à eux-mêmes en en faisant accroire aux autres. Si un imposteur est quelqu'un qui cherche à «faire illusion», alors le monde social est plein d'impostures de toute envergure. Non pas parce que tout le monde serait menteur, tricheur, hypocrite et fourbe, mais pour cette raison fondamentale que l'illusion (c'est-à-dire le fait d'entrer dans le jeu, de se prendre au jeu et d'en devenir le jouet) est inhérente au fonctionnement même des champs sociaux, et que les agents les plus sincères, ceux qui se prennent le plus au sérieux, sont encore ceux qui jouent le mieux le jeu considéré.

Mais enfin, objectera-t-on encore, les geais sont des geais, les paons sont des paons, et les geais qui se parent des plumes du paon sont des imposteurs ! Cela est peut-être vrai en zoologie. Mais du point de vue anthropologique il en va tout autrement : comme les propriétés des agents n'existent et n'agissent qu'autant qu'elles sont reconnues et qu'elles prennent sens dans la représentation donnée et reçue, il n'y a ni geai ni paon en soi et par soi. On est toujours objectivement le geai d'un plus paon et le paon d'un plus geai que soi, et nul ne saurait, en toute rigueur, être sûr de savoir qui il est, où il se situe, à quelle catégorie il appartient si les institutions n'étaient là pour trancher dans le vif, nommer, catégoriser, hiérarchiser et proclamer officiellement qui sont les geais et qui sont les paons, transformant la représentation des uns en imposture illégitime et la représentation des autres en imposture légitime c'est-à-dire en imposture reconnue, donc méconnue, déniée et transfigurée.

 

 

(1) Le terme est pris ici dans l'acception limitée et élitiste qu'il a traditionnellement lorsqu'il sert à désigner les producteurs symboliques (théologiens, philosophes, juristes, écrivains, artistes, etc.) qui font profession de produire et de diffuser expressément des représentations idéologiques de la réalité, (cf. par exemple les évêques au Moyen-âge, les philosophes des Lumières au XVIIIe siècle, ou les théoriciens du socialisme et du libéralisme économique depuis le XIXe). Aujourd'hui, en vertu de la part croissante de travail intellectuel nécessaire au fonctionnement de tous les champs sociaux, l'acception du terme tend à s'élargir, jusqu'à englober, chez certains auteurs, aussi bien l'ingénieur de production que le professeur au Collège de France, le journaliste «pigiste» débutant que l'animateur socio-culturel ou le psychologue scolaire. Evidemment, selon l'extension qu'on reconnaît à la catégorie des «intellectuels», on est plus ou moins fondé à la considérer comme un groupe social homogène. Et on doit pour le moins introduire une distinction entre les fractions dominantes du champ intellectuel, détentrices des variétés les plus légitimes et les plus prestigieuses du capital culturel, très proches des fractions possédantes et dirigeantes des classes supérieures dont elles sont souvent issues, et les fractions dominées du champ intellectuel qui constituent une sorte d'intelligentsia prolétaroïde très proche des classes moyennes et populaires où elle se recrute assez largement.

(2) Voir les nombreux passages comme ce modèle de raisonnement par analogie : «Femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur, parce que le mari est le chef de la femme, de même que le Christ est le chef de l'Eglise qui est son corps et dont il est le Sauveur. Ainsi, comme l'Eglise est soumise au Christ, les femmes doivent l'être à leurs maris en toutes-choses». (Epître de Saint-Paul aux Ephésiens, 5 :23-24)

(3) N'en tirons pas davantage la conclusion que toute production idéologique est destinée à servir les intérêts des dominants. Il y a aussi en effet une production idéologique au service des dominés qui est le fait des dominés eux-mêmes (là où les cultures populaires subsistent encore et ont les moyens de se manifester) ou d'intellectuels que les luttes pour la distinction dans le champ intellectuel conduisent à se faire les chantres culturels et les hérauts politiques des groupes socialement dominés, ce qui d'ailleurs illustre bien la relative autonomie du champ intellectuel.

(4) II peut évidemment y avoir un lien plus direct entre les théories et démonstrations développées par des producteurs symboliques et les rapports de domination établis. Si au Moyen-âge, par exemple, l'Eglise a élaboré un discours très argumenté de diabolisation de la femme, il est clair que cette misogynie agressive tendait à justifier la domination masculine dans la société en général, et le monopole clérical des hommes dans l'Eglise tout particulièrement (voir Jean DELUMEAU, La peur en Occident, Fayard, 1978). Quand, en 1840, des savants, des universitaires et des juristes éminents intervenaient contre le projet de réglementation du travail des enfants, leurs arguments, même s'ils prétendaient prendre aussi en compte les intérêts des familles pauvres et de leurs enfants, visaient directement et explicitement à préserver la liberté d'action du patronat industriel (voir Régine PERNOUD, Histoire de la bourgeoisie en France, T.II, Le Seuil, 1981). Lorsque des théoriciens divers plaident aujourd'hui pour une «société duale» ce n'est pas leur faire injure que de remarquer à quel point leurs théories sont favorables au maintien, voire à l'aggravation des inégalités et des injustices de l'ordre existant.
Mais même si la production idéologique est fréquemment subordonnée, de façon étroite et évidente aux intérêts de groupes dominants, il convient de ne pas en faire une loi. Il y a bien un lien entre les rapports de domination établis et la production idéologique, mais il n'est ni mécanique ni unilatéral.

(5) C'était là la définition proclamée par des dizaines de milliers de manifestants Verts allemands, le 25 septembre 1988 à Berlin, aux abords du Centre international de congrès où se tenait la réunion du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale (cf. Le Monde, 27 septembre 1988).

(6) II va de soi que les «grands personnages» n'ont pas l'exclusivité de ce travail de mise en scène. A des degrés divers tous les agents se montrent sensibles au qu'en dira-t-on, s'inquiètent de savoir ce que l'on pense d'eux, et s'efforcent en toutes
circonstances de donner la meilleure impression d'eux-mêmes. L'interactionnisme symbolique américain s'est beaucoup intéressé à ces aspects dramaturgiques de ce que l'on peut appeler la comédie sociale de la grandeur, en insistant particulièrement sur l'opposition entre le spectacle donné sur la scène et les comportements adoptés dans les coulisses. Voir en particulier sur ce thème, le classique du sociologue E. GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Les Editions de Minuit, Le Sens commun, 1973.

(7) Nous reprenons ici la distinction classique établie par Max WEBER (cf. Le savant et le politique, Pion , 1959) concernant les trois sources de la légitimité.

(8) Aujourd'hui les auxiliaires incontestablement les plus efficaces sont les médias qui jouent un rôle décisif et irrésistible dans le travail d'imposition des définitions légitimes. Le phénomène a pris une telle ampleur qu'il pose —ou devrait poser— à tout démocrate un sérieux problème : celui de l'égal accès des citoyens aux moyens d'information et de communication que tendent actuellement à quasi-monopoliser des «élites» auto-décrétées c'est-à-dire des clans, des coteries, des chapelles, fonctionnant comme de petites sociétés d'admiration mutuelle où se cooptent, se convient, se congratulent et «se renvoient l'ascenseur» en permanence des «vedettes» des médias qui fabriquent leur propre capital symbolique en fabriquant celui des «stars» et «idoles» qu'elles imposent à la dévotion des foules, en vertu du principe de réciprocité «passe-moi le séné et je te passe la rhubarbe». Ce travail de «promotion» médiatique a pour effet (non systématiquement recherché de façon consciente par les promoteurs) d'assurer, derrière une façade d'éclectisme pluraliste, un consensus massif sur l'ordre établi qui laisse peu de place à une véritable critique sociale. Voir plus spécialement, pour les effets politiques : P. CHAMPAGNE, Faire l'opinion - Le nouveau jeu politique, Editions de Minuit, 1990.

(9) Dans les camps de concentration nazis, les prisonniers étaient en compétition pour l'accès aux tâches de gestion interne. Ceux qui arrivaient à occuper ces positions auxiliaires pouvaient en retirer de menus avantages matériels et symboliques et devenaient par là-même des dominants parmi les dominés. Lire à ce sujet : «Survivre dans un camp de concentration», Entretien avec Margareta Glas-Larsson commenté par G. Botz et M. Pollak, in Actes de la Recherche en sciences sociales, n°41, février 1982, pp. 3-28.

(10) Jean-Jacques Rousseau raconte dans ses Confessions (1ère partie, livre 1) qu'à force d'être injustement tenu pour un «fripon» et battu par le maître-graveur chez qui il était en apprentissage, il était devenu effectivement un voleur impénitent. «Je me disais : qu'en arrivera-t-il enfin ? Je serai battu. Soit : je suis fait pour l'être (souligné par nous)». Tous les dominants ont ainsi le pouvoir, grâce aux effets performatifs de tout discours autorisé, de convaincre les dominés aussi bien de leurs mérites que de leur indignité, au point de faire apparaître chez les dominés des propriétés qui justifient a posteriori le verdict prononcé au départ.

(11) Marcel MAUSS et Henri HUBERT, «Esquisse d'une théorie générale de la magie», in Sociologie et anthropologie, P.U.F., : «[...] le «faire accroire» était général et réciproque dans le groupe social tout entier, parce que la crédulité y était universelle. Dans de pareils cas, le magicien ne peut pas être conçu comme un individu agissant par intérêt, pour soi et par ses propres moyens, mais comme une sorte de fonctionnaire investi, par la société, d'une autorité à laquelle il est engagé à croire lui-même. En fait [...] le magicien était désigné par la société, ou initié par un groupe restreint, auquel celle-ci a délégué son pouvoir de créer des magiciens. Il a tout naturellement l'esprit de sa fonction, la gravité d'un magistrat ; il est sérieux, parce qu'il est pris au sérieux et il est pris au sérieux parce qu'on a besoin de lui. [...] En somme, sa croyance est sincère dans la mesure où elle est celle de tout le groupe», 8e édition, 1983, p.89, (lèreédition 1950)

 

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