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ALAIN ACCARDO

Initiation à la sociologie
L'illusionisme social.

 

 

UNE LECTURE DE BOURDIEU
Nouvelle édition refondue, Le Mascaret - 52, rue des menuts, Bordeaux

CHAPITRE 3

L'intérêt

 

Nous avons vu que le capital spécifique qui contribue à faire fonctionner un champ est inégalement réparti entre les agents, et que selon qu'un agent peut s'approprier une fraction importante de ce capital ou une faible partie seulement il se trouve placé en position dominante ou en position dominée. Bien évidemment la structure de la répartition du capital à un moment donné dans le champ n'est jamais fixée une fois pour toutes, ne serait-ce que pour la simple raison qu'elle n'est jamais totalement et définitivement acceptée et reconnue par tous les agents. Si des agents s'accommodent de leur position, d'autres au contraire cherchent à la modifier, l'améliorer ou l'empêcher de se dégrader davantage. La concurrence entre les individus et les groupes n'a de pas de fin. Et cette concurrence obéit à une sorte de loi de tendance à la monopolisation du capital spécifique. En fait, nous l'avons déjà dit. la situation de monopole absolu ne se réalise pratiquement jamais et on a le plus souvent affaire à des oligopoles. Quel que soit le rapport des forces en présence dans le champ, elles ne cessent de s'opposer à travers des luttes diverses et ces luttes ne cessent de modifier le rapport des forces, dans un sens ou dans un autre, modifiant par là même la répartition du capital spécifique entre les agents et les organisations. Les agents et les organisations réinvestissent continûment dans les luttes tout ou partie du capital accumulé grâce aux luttes antérieures. Nous examinerons plus loin comment le capital dont disposent les agents et les institutions à un moment donné commande des stratégies d'investissement différentes. Il faut insister pour l'instant sur l'aspect conflictuel qui caractérise le fonctionnement de tout champ. Il n'est généralement pas difficile à un observateur de percevoir ce caractère conflictuel qui fait de tout champ un champ de bataille, y compris, nous venons de le voir dans le précédent chapitre, de bataille symbolique. Qu'il s'agisse du champ économique, du champ politique, du champ religieux, du champ scientifique, ou de tout autre, la réalité des luttes, quelles qu'en soient la forme et l'intensité, est une donnée constante. A cet égard il est parfaitement illusoire de croire qu'il puisse y avoir dans le champ des positions objectivement neutres. Aucun agent du champ ne peut observer les luttes du point de vue de Sirius, et son action, qu'il le veuille ou non, qu'il le sache ou non, est nécessairement une contribution, ne serait-ce que par défaut, à l'une ou à l'autre des forces en présence.

N'y aurait-il pas alors une contradiction entre un tel constat et l'affirmation énoncée plus haut selon laquelle un champ, pour fonctionner, ne peut se passer d'un certain consensus, d'un accord large et profond qui va même beaucoup plus loin que les agents eux-mêmes n'en ont conscience ?

A vrai dire il n'y a là de contradiction qu'en apparence. Non seulement les luttes entre les agents n'excluent pas le consensus, mais encore à bien des égards elles le supposent. En effet le consensus est constitué par l'adhésion de l'ensemble des agents, aussi bien dominés que dominants, à ce qui fait l'intérêt propre du champ considéré, son intérêt générique, c'est-à-dire un enjeu fondamental dont la valeur est reconnue et recherchée par tous. S'il n'en était pas ainsi les agents n'auraient aucune raison de faire le moindre effort pour s'approprier cet enjeu. C'est donc dans la mesure, et dans la mesure seulement, où l'intérêt générique lie et rassemble les agents, que ceux-ci sont conduits à entrer en conflit pour la défense de leurs intérêts personnels ou de leurs intérêts de groupe, intérêts spécifiques liés à leur position dans le champ. L'acuité des conflits qui opposent les agents ne doit donc pas faire illusion, ce qui est en jeu c'est la préservation ou la modification de la position occupée dans le système et non pas l'existence même du champ dont le principe, le plus souvent, n'est pas remis en question.

L'accord des agents sur ce principe est si profond qu'il est généralement inconscient. Les agents ont surtout conscience de la divergence de leurs intérêts respectifs, sans voir qu'il existe un intérêt générique qui sert de dénominateur commun à tous les intérêts partiels. Les dissensions se manifestent sur fond de consensus. La contestation suppose de l'incontesté. Ce qui revient à dire que les affrontements qui opposent les adversaires apparemment les plus irréductibles peuvent fort bien n'opposer que des adversaires-complices obéissant à une même logique, celle des frères ennemis, qui ne se rendent pas compte que l'âpreté même de leurs querelles contribue à faire la valeur unanimement reconnue de l'enjeu de leurs querelles, et que pour s'affronter comme ils le font, il faut qu'ils soient fondamentalement d'accord a priori pour maintenir leur conflit dans les limites de la discussion légitime, imposées par la logique même du champ. Ce qui les unit est alors plus fort que ce qui les divise. Toutefois il ne faut pas totalement exclure la possibilité de voir dans certaines circonstances des agents manifester une volonté de rupture avec la logique même du système, même si cette démarche est historiquement beaucoup moins fréquente. Dans ce cas, ce qui est en question c'est l'existence même du champ et sa capacité de se reproduire en tant que système spécifique de positions. Il s'agit là de la part de certains agents d'une opposition au système et non plus une opposition dans le système. La différence, considérable, entre ces deux types d'opposition constitue un bon critère pour distinguer les luttes réformistes (réaménagement de l'intérieur du système, correction de certains effets de sa logique de fonctionnement sans toucher au principe même de ce fonctionnement) des luttes révolutionnaires qui visent à substituer une logique nouvelle à l'actuelle, et donc à supprimer le système tel qu'il existe présentement. On se doute que dans la réalité les choses sont moins schématiques et que les luttes n'ont pas forcément un contenu réformiste ou révolutionnaire absolument tranché, tant parce qu'une accumulation de changements partiels internes peut avoir à la longue des effets révolutionnaires que parce qu'une révolution ne consiste jamais, sociologiquement parlant, dans l'apparition d'une réalité radicalement nouvelle s'édifiant sur une table rase. Sans entrer plus avant dans l'analyse de cette dialectique de l'ancien et du nouveau et de la rupture dans la continuité, retenons que la structure du champ est capable d'engendrer et d'alimenter pendant bien longtemps des affrontements aussi violents que spectaculaires sans mettre son existence en péril. Pour illustrer cette capacité des structures du champ à «encaisser» de multiples ébranlements et à «récupérer» des offensives apparemment très dures, on aurait l'embarras du choix des exemples dans l'histoire du champ religieux comme du champ économique, dans celle du champ politique comme dans celle du champ artistique. Partout, à tout moment, on assiste au développement de conflits d'ampleur et d'intensité variables, mettant aux prises des fractions dominantes et des fractions dominées du champ ; des fractions dominantes qui n'hésitent pas à réprimer par tous les moyens la contestation de leurs privilèges, des fractions dominés qui poussent parfois la fureur subversive et iconoclaste jusqu'au sacrilège qui porte en négatif la reconnaissance des valeurs sacrées établies. On verrait aussi comment il suffit que l'existence du champ soit menacée de l'extérieur, par un danger réel ou supposé, pour que les frères ennemis fassent taire leurs querelles et offrent un front commun, dans le consensus ressoudé sur la base de l'intérêt générique. C'est la stratégie de l'«union sacrée» qui ne s'observe pas seulement dans le champ politique.

Dans la société qui est la nôtre, aujourd'hui, nous sommes bien placés pour savoir qu'il n'existe sans doute pas un seul domaine, pas un seul secteur d'activité, pas une seule institution, pas un seul pouvoir, à l'échelle nationale, régionale, locale ou familiale, qui n'ait ses contestataires. On pourrait même dire que nous sommes apparemment entrés dans l'ère de la contestation et de la subversion généralisées. Il n'est pourtant pas nécessaire d'être extralucide pour se convaincre que parmi les innombrables protestations, souvent véhémentes, que soulèvent les inégalités existantes, les hiérarchies établies, les dominations en place et les quasi-monopoles de toute nature, toutes ne remettent pas véritablement en question le principe même de la domination, et que très souvent elles ne visent qu'à une inversion du pouvoir en faveur des dominés selon la formule «ôte-toi de là que je m'y mette». Il existe même des champs où, comme c'est le cas dans le champ artistique, et plus largement pour le champ intellectuel, la domination est essentiellement symbolique et où la volonté de distinction conduit les agents les plus dominés, en particulier les nouveaux entrants dans le champ (jeunes artistes, intellectuels dotés de titres mineurs, de diplômes dévalués, etc.), à afficher des intentions si subversives qu'un observateur naïf finirait par croire que le système ne peut fonctionner que dans la logique de la révolution permanente. En fait il n'en est rien et les démarches les plus fracassantes (sur les thèmes «ras-le-bol de la politique», «à bas les mandarins», «dénonçons le show-biz», etc.) non seulement ne troublent pas sérieusement le système, mais d'une certaine façon contribuent à le faire fonctionner. Ne nous laissons pas, par conséquent, abuser par la virulence proclamée de certaines revendications. Elles ne sont pas incompatibles avec une acceptation en profondeur du rapport de domination, une sorte de connivence entre dominés et dominants pour continuer à jouer ensemble. Cette connivence entre les agents en lutte ne doit pas être entendue au sens habituel de complicité consciente, délibérée, avec ce que cela suppose de dissimulation volontaire et de mensonge. Il doit être bien clair que, sauf cas particulier, cette connivence reste essentiellement objective et qu'elle unit les agents à leur insu, d'autant plus solidement qu'elle est plus insoupçonnée. Du point de vue subjectif, c'est-à-dire du point de vue de ce que pensent et éprouvent consciemment les agents, il n'y a pas lieu de douter de leur sincérité. Elle est entière, et la lutte que les dominés mènent contre les dominants n'est pas une comédie destinée à donner le change. Ce qu'il faut bien comprendre c'est que les conflits qui s'instaurent sont des conflits d'intérêts particuliers, spécifiques, alors que la connivence s'établit sur la base d'un intérêt générique et général, qui est par définition plus fondamental, puisqu'il est la condition même de l'investissement et de la concurrence.

Quand nous disons que les pratiques des agents sont commandées par les intérêts à la fois génériques et spécifiques, il convient de ne pas prendre la notion d'intérêt dans un sens restrictif. L'intérêt matériel n'est pas seul capable de mettre les agents en mouvement et de les faire entrer en lutte. Comme dit l'Evangile «l'homme ne vit pas que de pain», et l'intérêt pour les «nourritures spirituelles» (la connaissance, la création artistique, les valeurs morales, etc.) est un levier au moins aussi puissant que l'appétit de richesses matérielles. On peut renoncer à une fortune pour défendre des idées, on peut vivre et mourir pour une cause qu'on croit juste, on peut sacrifier son confort et sa sécurité à un idéal, et comme le dit le proverbe, pour beaucoup de gens «bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée». S'il importe de ne pas prendre le mot intérêt dans un sens restrictif et réducteur, il importe tout autant de ne pas prendre au pied de la lettre la notion de «désintéressement», trop souvent entendue dans un sens absolu. S'agissant d'éclairer des pratiques humaines, l'angélisme idéaliste n'est pas mieux fondé que le matérialisme à courte vue. Si l'on se souvient de tout ce qui a été dit précédemment au sujet des différentes espèces de capital, il est facile de comprendre que, en toute rigueur, les agents ne sont jamais «désintéressés», en ce sens qu'ils ne peuvent pas cesser de s'intéresser aux enjeux spécifiques du champ dans lequel ils se trouvent sans courir le risque de se mettre hors-jeu. Que pourrait-on bien faire dans le champ artistique, ou dans le champ sportif, si réellement on n'était pas intéressé à y faire reconnaître telle ou telle forme d'expression artistique, telle conception esthétique ou à faire triompher telle pratique sportive, ou bien les couleurs de son club, etc. ? Tout investissement suppose une libido agissante. Il est clair par conséquent que là où on parle de désintéressement, cette notion ne peut concerner que des pratiques visant non pas des gains matériels, des profits économiques, mais des gratification symboliques (l'honneur, l'estime des autres et de soi-même, la dignité morale, etc.) qui ont toujours un certain coût matériel (en temps, en argent, en énergie). La dépense tend à masquer le gain dont elle est la condition. Comme le dit excellemment l'historien G. Duby à propos des seigneurs de la féodalité, obligés par la logique même du système féodal de redistribuer à leurs vassaux, aux pauvres, à l'Eglise, une grande part de leur butin, il y a des «générosités nécessaires», sans lesquelles le système ne pourrait plus continuer à fonctionner (1).

On aurait tort de croire pour autant que les pratiques «désintéressées» sont des calculs explicites de rentabilité, hypocritement déguisés en actes gratuits. En matière de capital symbolique, les investissement les plus rentables sont ceux qui sont effectués de la façon la plus spontanée, la moins expressément calculée, la plus sincèrement altruiste. Dans le cycle des échanges symboliques c'est ce que l'on fait, comme on dit, «pour rien», «pour le plaisir», «par amitié», «par altruisme», etc. qui peut se révéler, à terme, le plus profitable (aussi bien économiquement que symboliquement sous forme de reconnaissance, de respect, d'affection, etc.). Le don appelle toujours le contre-don. Mais la logique de cet échange (logique impérieuse puisqu'elle transforme celui qui reçoit en «obligé» de celui qui donne) n'apparaît pas avec évidence aux agents parce qu'elle est masquée par le délai qui sépare le don du contre-don. Les pratiques dites «intéressées» sont des pratiques qui visent intentionnellement un résultat défini dans un laps de temps fini. Les pratiques dites «désintéressées» sont des pratiques qui ne savent ni exactement ce qu'elles rapporteront, ni quand elles le rapporteront. Le résultat est indéterminé et le délai est indéfini. Mais entre autres certitudes et convictions fondamentales qui constituent l'impensé social partagé par les agents en deçà de leur conscience même, il y a cette conviction que comme le dit l'adage «un bienfait n'est jamais perdu» (2).

Dans les champs où le capital spécifique est essentiellement symbolique (champs culturels), la croyance au désintéressement des agents est une condition fondamentale du fonctionnement du champ. Un intellectuel ou un artiste est par définition un agent qui est convaincu (et qui s'efforce de convaincre les autres) qu'il ne travaille que pour la gloire, que pour la beauté du geste. L'idéologie de l'art pour l'art exclut la possibilité qu'on puisse faire de l'art pour l'argent (3). Les intellectuels et les artistes sont nécessairement (par propriété positionnelle) des adeptes de la pensée pure et de l'art pur, c'est-à-dire d'une pratique qui refuse la compromission avec le monde des affaires et les souillures qui viennent ternir la pureté de l'art et de la pensée. Le champ intellectuel et le champ artistique ne peuvent fonctionner qu'au prix d'un refoulement constant et collectif des intérêts économiques, qui permet aux agents d'accumuler du capital symbolique, lequel permet toujours, à terme, d'assurer des profits économiques (par exemple de vendre des tableaux plus cher, d'avoir des tirages plus importants, etc.). Cette dénégation pratique (4) de l'intérêt économique, qui s'impose comme règle du jeu dans le champ culturel, est illustrée à contrario par le fait que pour discréditer gravement un agent de ce champ il suffit qu'on puisse le soupçonner d'être uniquement motivé dans son travail par l'appât du gain matériel (cf. les jugements péjoratifs du type : «C'est de la musique - ou de la peinture, etc. - commerciale»), et donc de trahir sa véritable «vocation» d'intellectuel ou d'artiste pur.

En revanche l'agent qui réussit à convaincre, parce qu'il en est lui-même convaincu, que la seule chose qui compte pour lui, la seule valeur digne d'intérêt, c'est le capital symbolique, et qu'il est disposé à sacrifier tout intérêt économique (disposé à «manger de la vache enragée») pour le triomphe de son idéal de beauté ou de vérité, fait d'une pierre deux coups puisqu'il se donne ainsi la possibilité de combiner à terme des profits économiques avec des profits symboliques immédiats (5).


En conclusion à cette question de l'intérêt (et du désintéressement) nous dirons que tout champ produit et impose, par son fonctionnement même, une forme générique d'intérêt, et que les pratiques d'un champ (comme le champ scientifique ou artistique) ne peuvent apparaître comme désintéressées que par référence à des intérêts liés au fonctionnement spécifique d'autres champs (tels que des intérêts économiques ou politiques). De ce point de vue on peut dire qu'il n'existe pas, en toute rigueur, de pratique absolument désintéressée et que tout agent a toujours un certain intérêt à faire ce qu'il fait y compris dans bien des cas un intérêt au désintéressement (c'est la racine même de tout bénévolat).


Avant d'ouvrir un nouveau chapitre, il nous paraît utile de nous arrêter sur une objection qui pourrait se formuler ainsi : s'il est vrai que tout se passe comme nous l'avons dit jusqu'ici, alors il devient difficile de comprendre comment et pourquoi l'ordre établi dans un champ peut se modifier et pourquoi les dominants ne maintiennent pas indéfiniment leur domination sur les dominés.

En réponse à cette objection il faut commencer par souligner que, de fait, les structures sociales présentent une assez forte inertie et peuvent durer longtemps sans changement notable (après tout, la société féodale européenne a duré plus d'un demi-millénaire ; et notre structure familiale actuelle est déjà séculaire). Les choses ne changent pas très vite, même si de nos jours leur évolution tend à s'accélérer. Cela étant, il n'en demeure pas moins qu'il y a du changement, il y a de l'histoire. De nouveaux champs naissent, se développent, d'autres déclinent et disparaissent ; des pouvoirs s'établissent, des dominations s'effondrent. A quoi cela tient-il ? En fait nous avons déjà répondu pour l'essentiel à cette question au moment où nous avons souligné la permanence et l'importance des luttes dans tous les champs, y compris bien sûr dans le champ des classes sociales. Quelle que soit l'efficacité du consensus, quel que soit le degré de légitimité dont bénéficient les dominants, les potentialités de subversion restent inscrites dans la logique même de la domination. En effet, en admettant que tous les dominés sans exception adhèrent à l'ordre établi (ce qui est douteux), c'est-à-dire qu'ils soient incapables de prendre conscience dans un premier temps que leurs intérêts sont minorés, voire bafoués ou ignorés, une telle situation ne pourrait que permettre au champ de «bien» fonctionner, c'est-à-dire d'accumuler toujours plus de capital spécifique (économique par exemple). Ce capital accumulé est par lui-même générateur de changement (cf. par exemple, les effets des techniques nouvelles sur le mode de vie, sur le travail). Mais comme cette accumulation de capital va bénéficier, en bonne logique, bien plus aux dominants qu'aux dominés, il va s'ensuivre une transformation non seulement des propriétés des uns et des autres, mais encore un accroissement de l'écart entre les positions des uns et celles des autres. De telle sorte que même un enrichissement des dominés en valeur absolue peut très bien masquer un appauvrissement relatif, et donc une domination accrue des dominants sur les dominés (6). D'où une forte probabilité pour que, à terme, le mécontentement entraîne l'entrée en lutte d'un plus grand nombre de dominés, d'abord pour réduire les écarts, et peut-être ensuite pour contester le principe même des écarts. Quand des luttes se développent, il n'est pas possible de savoir à priori jusqu'où leur dynamique peut les porter. Elles aboutissent souvent à un réaménagement interne des positions, à des corrections de la logique du champ, et à l'instauration d'un nouveau consensus (de type réformiste). Elles peuvent aussi, dans certaines conditions objectives, aboutir à des ruptures, au passage de seuils qualitatifs, et à une révolution en profondeur des structures. Quoi qu'il en soit c'est dans l'opposition des intérêts et donc dans les luttes entre dominants et dominés (qui n'excluent pas mais au contraire impliquent aussi des luttes secondaires entre fractions dominantes et des luttes entre fractions dominées) qu'il faut voir la cause essentielle des transformations d'un champ, comme de la société tout entière, étant bien entendu que ces luttes incessantes se développent à tous les niveaux, dans tous les domaines et sous toutes les formes économiques, politiques, culturelles, sociales, etc.

La théorie du champ, telle que nous l'avons développée jusqu'ici, pourrait conduire à se représenter la société globale comme une collection de champs divers, juxtaposés les uns aux autres, fonctionnant chacun pour son compte, de façon indépendante des autres. N'y a-t-il pas au contraire interdépendance des champs ?

Certes il importe de se souvenir, quand on parle de champs sociaux, que la société globale n'est pas une espèce de «patchwork» mécaniquement assemblé, mais que les rapports sociaux forment un tissu continu dont toutes les parties se tiennent organiquement. Et pour répondre de façon plus précise à cette dernière interrogation, nous consacrerons un peu plus loin un chapitre à l'importante question de l'homologie des champs.

 

(1) G. DUBY, Guerriers et Paysans, Paris, Gallimard, Tel, 1978, p. 63-69.

(2) Cette logique impérieuse de l'échange, qui assure le donateur de la réciprocité en obligeant «l'obligé» à «rendre» le bienfait reçu - mais avec un délai suffisant pour que le contre-don apparaisse non pas pour ce qu'il est, c'est-à-dire une contrepartie, mais comme un nouveau don, tout aussi gratuit que le précédent -, trouve son illustration mythologique dans ces contes de fées si nombreux où l'on voit l'enchanteur ou la bonne fée récompenser royalement pour son geste de pitié celui à qui ils étaient d'abord apparus sous les traits du pauvre mendiant ou de la misérable vieille implorant un peu de compassion. Chaque fois qu'un agent agit de façon «désintéressée», il se comporte comme un héros de conte de fées qui, en faisant une bonne action, fait sans le savoir un bon placement. C'est au fond ce que soulignent des adages tels que : «Qui donne aux pauvres prête à Dieu.» Encore faut-il que le don soit dénué de toute arrière-pensée, de tout calcul.

(3) II suffit, pour s'en convaincre, d'écouter les déclarations de ces agents. Ceux à qui leur art ne rapporte pas d'argent n'ont évidemment aucune difficulté à dire qu'ils ne travaillent pas pour de l'argent. Ceux à qui il rapporte des profits estimables veulent bien concéder que cela ne leur est pas désagréable à condition que l'on admette avec eux que «là n'est pas l'essentiel» et qu'en tout état de cause ils ne travaillent pas à des fins lucratives, l'argent leur venant comme par surcroît. II est évidemment probable que certains de ces agents sont des hypocrites qui ne croient pas un mot de ce qu'ils affirment. Mais on peut être sûr que, dans le cadre de l'idéologie actuellement dominante, ils sont pour la plupart éminemment sincères dans leur soi-disant dédain du profit. Cette attitude s'explique d'autant mieux que les artistes d'aujourd'hui sont moins en rapport direct avec la réalité du marché des œuvres d'art, étant donné l'existence d'un corps de commerçants d'art (producteurs, éditeurs, propriétaires de galerie, etc.) qui font à la fois office d'intermédiaires entre les artistes et le public et d'écran entre le monde de la création «pure» et les «impuretés» des pratiques commerciales, le monde où le produit de l'artiste est une «œuvre d'art» et celui où il devient une «marchandise» et un objet de spéculation financière.

(4) On dit qu'il y a dénégation pratique lorsqu'une pratique ne peut s'accomplir et atteindre ses objectifs finaux qu'en faisant comme si elle visait d'autres objectifs, étant bien entendu que les agents ont d'autant plus de chances d'atteindre les objectifs inavoués qu'ils croient plus profondément à la réalité des objectifs avouables.

(5) On ne peut entièrement comprendre ce phénomène de dénégation pratique de l'intérêt économique chez les intellectuels si l'on oublie que ces agents constituent, dans leur ensemble, la fraction dominée de la classe dominante, c'est-à-dire la fraction qui est la moins bien pourvue en capital économique et qui, faisant de nécessité vertu, est amenée à afficher un dédain d'autant plus grand pour la richesse matérielle qu'elle a moins de chances objectives de s'en procurer.

(6) II faut se souvenir ici qu'un champ social est un système d'écarts entre des positions qui n'ont de valeur que les unes par rapport aux autres. Il peut se faire que les écarts entre les positions supérieures et inférieures se resserrent dans la mesure où les dominés sont capables d'imposer une distribution plus équitable du capital spécifique, et d'accéder à des pratiques et des consommations qui étaient jusque-là l'apanage des positions supérieures, ce qui oblige les dominants à accroître ou à modifier leurs propriétés pour maintenir l'écart distinctif. On assiste alors à une translation de toute la structure qui ne modifie pas les écarts entre les positions (un peu comme quand on transpose une mélodie à l'octave supérieur ; toutes les notes sont changées, mais la mélodie reste la même). On comprend dans ces conditions l'extrême naïveté de certains discours sur la «démocratisation» croissante de telle ou telle consommation, de telle ou telle pratique (davantage d'élèves dans les lycées, davantage de travailleurs en vacances, davantage d'autos sur les routes, de machines à laver, etc.). Avant de conclure à une réelle démocratisation (et à plus forte raison avant de prétendre que les «masses s'embourgeoisent»), il faut prendre en considération le mouvement de l'ensemble du système d'écarts, et non pas seulement le mouvement d'une position isolée. On se rend compte alors que dans une grande mesure la compétition dans laquelle sont engagés les agents du système s'apparente à une interminable course-poursuite entre des dominés et des dominants qui sous la pression des dominés ne cessent d'abandonner des positions aussitôt occupées par des poursuivants à qui il ne reste plus qu'à combler le nouvel écart qui vient de se creuser. La mode est l'illustration la plus spectaculaire de cette course-poursuite dans tous les domaines, qui permet de changer en conservant, de changer pour mieux conserver.

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