CHAPITRE
4
L'habitus
A
différentes reprises au cours des chapitres précédents
nous avons évoqué l'aptitude des agents à s'orienter
spontanément dans
l'espace social et à réagir de façon plus ou moins
adaptée aux événements et aux situations. Nous avons
vu qu'il n'y avait rien de miraculeux dans cette spontanéité
puisque tout champ exerce sur les agents une action pédagogique
multiforme ayant pour effet de leur faire acquérir les savoirs
indispensables à une insertion correcte dans les rapports sociaux
; nous avons souligné aussi que le maintien de l'ordre existant
et la reproduction des structures sociales reposaient pour une très
grande part sur ce travail éducatif, sur cette immense et incessante
entreprise d'apprentissage et d'inculcation.
Il convient maintenant de s'interroger plus précisément
sur ces processus d'apprentissage et sur leurs effets.
Il
faut pour commencer se poser la question de savoir ce qu'on fait apprendre
exactement à quelqu'un, enfant ou adulte, quand on lui apprend
quelque chose. Ce qui est immédiatement évident, c'est qu'on
lui fait faire une expérience concrète, particulière
: on lui fait faire tel geste («mouche-toi, ne renifle pas»),
dire telle phrase («si on me demande, répondez que je suis
en conférence»), manipuler tel objet («attention, doucement,
ce vase est fragile»), utiliser tel instrument («pour mettre
la machine à laver en marche, appuyer sur ce bouton»), adopter
telle position ou telle posture («tiens-toi droit et ne mets pas
tes coudes sur la table»), percevoir tel aspect d'une situation
ou d'une chose («regarde comme cette pièce est bien décorée»),
approuver ou désapprouver telle opinion ou tel sentiment («n'est-ce
pas que cette musique est très romantique», «tu ne
trouves pas qu'il a une tête sympathique»), assumer des consignes
(«ne joue pas avec les allumettes», «ferme la porte
derrière toi», « ne m'interromps pas quand je parle»),
etc. (1).
Mais il n'est pas nécessaire de réfléchir longtemps
pour comprendre qu'en apprenant à faire ce qu'on lui demande (ou
impose) de faire, l'apprenti apprend quelque chose de plus et quelque
chose d'autre qu'une bribe de savoir particulier. A mesure que les expériences
concrètes, ponctuelles, se répètent, s'accumulent,
les traces que laisse chacune d'elles se superposent, se combinent, se
renforcent en s'intériorisant
toujours plus profondément et en se transformant en dispositions
générales. C'est-à-dire qu'en répétant
une série d'expériences ou de comportements particuliers,
on acquiert progressivement une aptitude et une inclination à agir,
ou à parler, ou à sentir, ou à penser, de cette façon-là
plutôt que d'une autre, dans toutes
les situations particulières à venir qui
ressembleront aux circonstances dans lesquelles s'est effectué
l'apprentissage. Autrement dit toute inculcation consiste à faire
naître chez un agent donné, dans des conditions objectives
données, une disposition générale et fondamentale
à reproduire un certain type de pratique chaque fois que l'agent
se retrouvera dans des conditions objectives reproduisant les conditions
sociales initiales. Toute action pédagogique vise donc à
inculquer, le plus profondément possible, le plus durablement possible,
à travers des comportements précis, singuliers, une attitude,
c'est-à-dire un certain type de rapport global à autrui
et aux choses, à la vie et au monde, qui une fois inculqué
et constitué va engendrer, chaque fois que les conditions s'y prêteront,
une foule de comportements particuliers mais tous bâtis sur le même
principe, et ayant par là-même une étroite ressemblance.
Par exemple un agent auquel des parents petits épargnants auront
inculqué profondément, à travers mille circonstances
particulières de son enfance, le respect de l'argent, le souci
de dépenser avec parcimonie, le goût de la thésaurisation,
pourra par la suite conserver une disposition générale à
l'épargne qui s'extériorisera dans des comportements similaires
chaque fois que les circonstances y seront favorables. De telle sorte
que ceux qui le connaissent s'accorderont à dire «qu'il est
économe», même «un peu pingre». C'est dire
que l'agent, en apprenant un certain type de rapport à l'argent,
a acquis un véritable trait de personnalité,
profond et durable.
Il en va ainsi de l'ensemble des dispositions
constitutives de ce qu'il est convenu d'appeler notre personnalité.
Elles sont en nous le produit de tout un travail pédagogique socialement
déterminé, dont les effets, progressivement intériorisés,
ont fini par faire corps avec notre propre personne.
Cet ensemble de dispositions à agir,
penser, percevoir et sentir d'une façon déterminée
constitue ce qu'il est convenu d'appeler un habitus
(2).
Comme le terme lui-même l'indique, l'habitus (du verbe latin habere
qui signifie«avoir») est l'ensemble de traits que l'on a acquis,
des dispositions que l'on possède, ou mieux encore, des propriétés
résultant de l'appropriation de certains savoirs, de certaines
expériences. Mais ces propriétés ont ceci de remarquable
qu'elles nous possèdent tout autant que nous les possédons.
Elles sont tellement intériorisées, incorporées,
qu'elles sont devenues nous-mêmes et qu'elles ne sont pas plus dissociables
de notre être que des caractéristiques physiques telles que
la couleur de nos yeux. L'habitus est un
avoir qui s'est transformé en être. A tel
point que nous avons l'impression d'être nés avec ces dispositions,
avec ce type de sensibilité, avec cette façon d'agir et
de réagir, avec ces «manières» et ce style qui
nous caractérisent. Et pourtant ces dispositions ne sont pas innées
: on ne vient pas au monde avec le gène de l'avarice ou de la prodigalité,
avec le chromosome de la confiance ou de la méfiance, la glande
de la discipline ou de l'indiscipline, l'hormone de la pudeur ou de l'impudeur,
le réflexe de la timidité ou de l'effronterie. Au Moyen-âge
par exemple, comme l'écrit G. Duby : «Etre noble c'est gaspiller,
c'est une obligation de paraître, c'est être condamné
au luxe et à la dépense. [...] cette tendance à la
prodigalité s'est affirmée au début du XIIIe siècle
par réaction devant l'ascension sociale des nouveaux riches. Pour
se distinguer des vilains, il faut les surclasser en se montrant plus
généreux qu'ils ne le sont. Qu'est-ce qui oppose le chevalier
au parvenu ? Le deuxième est avare ; le premier est noble parce
qu'il dépense tout ce qu'il a, allègrement, et parce qu'il
est couvert de dettes». Nous retrouvons ici ce que nous affirmions
précédemment dans le premier chapitre, au sujet des propriétés
naturelles. En fait il n'y a pas plus de penchant naturel à la
prodigalité chez les nobles du XIIIe siècle qu'il n'y a
de penchant naturel à la dureté ou à la méchanceté
chez les patrons du XXe siècle. Dans tous les cas les agents sociaux
acquièrent les caractéristiques physiques, intellectuelles,
morales, en rapport avec la position qu'ils occupent dans le système,
en vertu de la logique de fonctionnement de ce système et de l'action
pédagogique qu'il exerce sur ses agents.
L'éducation imprime donc ainsi en nous un certain nombre de dispositions
qui vont ensuite fonctionner comme des principes inconscients d'action,
de perception, de réflexion, capables de produire spontanément,
dans un grand nombre de situations, des réponses plus ou moins
bien adaptées, mais exprimant toutes la même disposition
fondamentale. Par exemple si l'ambition est un trait de l'habitus inculqué
à un agent, cette ambition va s'exprimer sans doute sous des formes
différentes selon les circonstances, mais elle s'exprimera immanquablement
pour peu que les circonstances s'y prêtent. Et dans les domaines
les plus divers. Quand on est foncièrement ambitieux, on l'est
dans tout ce que l'on entreprend. On est ambitieux dans son métier
comme on l'est en sport, ou en amour. Autrement dit les dispositions de
l'habitus jouent de façon systématique
dans toutes nos pratiques. Elles sont transposables d'un domaine de la
pratique à un autre. Et c'est en systématisant ainsi toute
notre pratique que l'habitus lui confère une relative unité,
une sorte de cohérence interne, un style personnel. C'est cette
transposabilité de l'habitus d'un champ à un autre, qui
nous permet, dans nos rapports quotidiens avec les autres agents, de pressentir,
de prévoir dans une certaine mesure ce que tel agent va faire,
comment il va réagir dans une situation donnée d'après
ce que nous l'avons vu faire précédemment dans d'autres
situations. Le caractère systématique de l'habitus rend
nos diverses pratiques concordantes. Ainsi lorsqu'un agent a exprimé
par son comportement antérieur tels ou tels goûts, telles
ou telles opinions, la probabilité est assez grande qu'il exprime
aussi tels ou tels autres goûts, telles ou telles autres opinions
dans tels ou tels autres domaines. Les «choix» de toute nature
qui sont commandés par l'habitus forment un système logique.
Par exemple les catholiques qui ont une pratique religieuse régulière
votent plus à droite que les catholiques qui ont cessé de
pratiquer. C'est pourquoi on entend souvent dire d'un agent, par ceux
qui le connaissent déjà, «on ne peut pas s'attendre
à autre chose de sa part» (ou même «on ne se
serait jamais attendu à ça de sa part», ce qui signifie
a contrario qu'il aurait
été logique de le voir agir autrement en concordance avec
ce qu'il fait habituellement).
On pourrait comparer l'habitus à une sorte de programme analogue
aux programmes informatiques. Tout agent est en quelque sorte socialement
programmé pour remplir telles fonctions, assumer
tels rôles, occuper telles positions dans l'espace social. Mais
il ne faut évidemment pas pousser la comparaison trop loin. Les
agents sociaux ne sont pas des ordinateurs. Ce sont des êtres vivants
dont la programmation sociale est d'une complexité sans commune
mesure avec celle d'un robot. Ce qui explique qu'il puisse y avoir des
«ratés» de la machine, c'est-à-dire certaines
pratiques non concordantes avec les autres, des contradictions dans la
logique des choix que fait un agent. Ces contradictions sont imputables
à des causes diverses que nous préciserons ultérieurement.
Entre autres causes, il y a le fait que tout agent reçoit non pas
un mais plusieurs programmes
différents tout au long de son expérience vécue (3).
Quand on dit que l'habitus c'est toute notre expérience passée
incorporée à notre être, toute notre histoire inscrite
au plus profond de nous-même sous forme de prédispositions
à faire, dire, sentir, penser ceci ou cela, comme ceci ou comme
cela, véritable boussole interne qui nous permet de nous orienter
dans l'espace social, il faut se demander si toutes nos expériences
passées, tous nos apprentissages pèsent d'un même
poids dans la constitution des structures de notre personnalité.
Sans doute n'est-il pas faux de considérer, comme on aime à
le dire, qu'on «apprend toute sa vie». On s'accorde pourtant
à reconnaître aujourd'hui que parmi toutes les actions pédagogiques
que nous subissons, les plus décisives sont les plus précoces,
celles que nous avons subies au cours de notre enfance, et qui ont pour
résultat de nous inculquer un habitus
primaire. L'habitus primaire est constitué des
dispositions les plus anciennement acquises et donc les plus
durables. Ce sont celles d'ailleurs qui nous donnent le
plus fortement l'impression de posséder des dons innés,
des traits de personnalité qui ne devraient rien à l'expérience
sociale. Cela n'est pas étonnant, puisque nous avons perdu pratiquement
tout souvenir des conditions sociales dans lesquelles s'est réalisée
cette acquisition. Il y a une véritable amnésie de la genèse
historique de notre habitus. Et donc du même coup naturalisation
(transformation en données«naturelles» et natives,
de nos caractéristiques sociales) (4).
L'habitus primaire est le plus décisif pour la constitution de
notre personnalité, et cela se comprend aisément puisqu'il
est le produit des premières inculcations, celles qui vont laisser
leurs traces sur un terrain vierge en quelque sorte, là où
il n'y a eu encore aucune empreinte. Mais à mesure que le premier
programme est inscrit chez un agent, celui-ci tend à percevoir
de plus en plus les expériences nouvelles en fonction de son habitus
primaire. De telle sorte que les dispositions
déjà acquises conditionnent l'acquisition ultérieure
de nouvelles dispositions.
Et c'est ainsi que sur l'habitus primaire on va voir se greffer, au fil
du vécu de l'agent, des habitus secondaires
parmi lesquels il faut souligner l'importance particulière de l'habitus
scolaire qui vient relayer et redoubler l'habitus familial, en règle
générale. Sur la base complexe de l'habitus familial et
de l'habitus scolaire viendra se constituer l'habitus professionnel, etc.
Cette présentation des différents habitus pourrait donner
à penser que notre personnalité est constituée par
le dépôt de couches successives à la façon
d'un mille-feuilles. En fait s'il est vrai que les acquisitions les plus
anciennes conditionnent les plus récentes, chaque acquisition nouvelle
s'intègre à l'ensemble, en un seul habitus qui ne cesse
de s'adapter, de s'ajuster en fonction des nécessités inhérentes
aux situations nouvelles et inattendues. L'habitus
est une structure interne toujours en voie de restructuration.
Notre personnalité évolue, comme on dit, en fonction de
l'expérience. Et il peut arriver qu'elle subisse des modifications
profondes. En toute rigueur on ne peut jamais considérer que les
structures de l'habitus sont figées, fixées une fois pour
toutes. Il est clair cependant que notre système de dispositions
n'est pas quelque chose qui se forme et se déforme sans cesse au
gré des circonstances. Nos dispositions sont d'autant plus durables
qu'elles sont plus anciennes, et passé un certain seuil, il devient
très peu probable qu'elles se modifient sensiblement. Comme on
le dit souvent «on ne se refait pas. C'est dans ma nature».
Bien que cette prétendue «nature» n'ait pas existé
à l'origine et qu'elle se soit constituée dans les conditions
sociales, il est vrai que nos dispositions finissent par être si
bien installées qu'elles deviennent une sorte de «seconde
nature», qui tend à persister
bien au-delà des conditions objectives dans lesquelles elle s'est
formée. On peut dire à cet égard
que tout habitus présente une forte inertie. Tant que les conditions
objectives de formation de l'habitus persistent, l'habitus reste adapté
à ces conditions et il permet à l'agent d'adopter des pratiques
correctement ajustées aux différentes situations qu'il peut
rencontrer dans les champs où il fonctionne habituellement. Mais
si les conditions objectives viennent à se modifier, le
mouvement inertiel de l'habitus l'empêche de se
modifier de la même façon (5)
; il se produit un déphasage de l'habitus ancien par rapport aux
conditions nouvelles, et ce déphasage se traduit chez l'agent par
des pratiques peu ou pas adaptées : il commet des «maladresses»,
des «bourdes», des «impairs» ; il fait ou dit
des choses «déplacées», c'est-à-dire
qu'il adopte des pratiques qui correspondaient antérieurement à
la place qu'il occupait dans le système de positions où
s'est constitué son habitus, mais qui ne correspondent plus à
la place qu'il occupe maintenant dans un système nouveau ou modifié.
Une bonne illustration de ce retard pris par l'habitus sur l'évolution
des conditions objectives peut nous être fournie par le comportement
des «déclassés», c'est-à-dire de ces
agents que des circonstances heureuses (réussite scolaire, réussite
financière, promotion, etc.) ou malheureuses (ruine, déchéance,
etc. ) amènent à vivre dans un milieu social supérieur
ou inférieur à leur milieu habituel, et à changer
de classe ou de fraction de classe. C'est le cas entre autres, du parvenu,
dont le modèle comique nous est offert par
Le Bourgeois gentilhomme de Molière. La condition
de parvenu est souvent dans la réalité moins comique que
celle de M. Jourdain. C'est le cas par exemple pour les parvenus culturels
que sont les intellectuels de première génération,
ceux qui sont issus d'un milieu dépourvu des formes dominantes
du capital culturel (enfants d'ouvriers, de paysans, de petits commerçants)
; ou bien pour les colonisés qui accèdent grâce aux
études scolaires à la culture du colonisateur.
Il serait en effet naïf de croire que tous les agents détenteurs
d'un même diplôme et parvenus à un égal niveau
d'instruction sont devenus égaux en toute chose. Il faudrait en
réalité bien plus qu'un diplôme pour effacer, pour
raboter les différences originelles inscrites sous forme d'habitus,
c'est-à-dire sous forme de structures de la sensibilité,
de l'entendement, de l'activité chez les agents. Certes les apprentissages
et les inculcations nécessaires pour accéder à la
fonction et au statut d'intellectuel entraînent eux aussi la greffe
de nouvelles dispositions. Le résultat sera un habitus composite,
contradictoire, qui selon toute vraisemblance se traduira chez l'agent
concerné par un certain malaise (il ne se sentira «pas très
bien dans sa peau» d'intellectuel). Cela ne se verra pas forcément
de l'extérieur d'ailleurs, car en se cultivant l'agent aura pour
le moins acquis un «vernis» de surface qui peut faire illusion
si on n'y regarde pas de trop près.
La persistance de l'habitus au-delà des conditions sociales qui
l'ont engendré explique ces «retours de flamme», ces
«rechutes», ces «régressions», ces «retours
du refoulé» qui se traduisent par la réapparition
soudaine dans les pratiques d'un agent de comportements abandonnés
depuis longtemps (6).
C'est aussi par ce mouvement inertiel de l'habitus qu'on peut expliquer,
pour une grande part, ce que l'on appelle le «fossé des générations»,
c'est-à-dire le décalage croissant qui s'instaure entre
l'habitus des parents, de plus en plus en retard sur certaines évolutions
structurelles (conditions de vie, mœurs, mentalités, etc.),
et l'habitus des enfants qui, tout en reproduisant largement l'habitus
parental, intègre aussi les effets pédagogiques de toutes
les nouveautés, de tous les changements liés à l'époque.
L'expérience de chacun pourrait fournir des exemples de ces situations
où notre «moi» passé et apparemment dépassé
fait irruption en force dans notre «moi» d'aujourd'hui, pour
peu que des circonstances inattendues s'y prêtent. C'est là
la preuve que l'ancien habitus n'est pas facile à évacuer.
Et sans doute n'y parvient-on jamais radicalement: Ce qui a peut-être
donné naissance au dicton «chassez le naturel, il revient
au galop». (Ce fameux «naturel» n'étant en fait,
comme nous l'avons vu, qu'une «seconde nature»).
Dire que l'habitus est le produit de l'intériorisation (par le
biais d'un travail pédagogique multiforme) des conditions objectives
d'existence, c'est, en termes plus explicites, dire qu'il est la reproduction
sous forme de structures internes (de la personnalité) des structures
sociales externes. Ce qui est intériorisé c'est la logique
de fonctionnement du système d'écarts qu'est le champ, et
fondamentalement le champ des classes sociales. Recevoir une éducation,
c'est recevoir en règle générale une éducation
liée à une position de classe ; c'est acquérir des
dispositions à reproduire spontanément, dans et par ses
pensées, ses paroles, ses actions, les rapports sociaux existants
au moment de l'apprentissage. C'est là l'une des raisons essentielles
pour lesquelles l'ordre établi se maintient aussi longtemps et
aussi facilement. Un seigneur de l'époque féodale recevait
une éducation de seigneur, tout comme le serf recevait une éducation
de serf. Tout l'habitus du seigneur le prédisposait à se
comporter, partout, en toutes circonstances, comme un seigneur, qui commandait
aux serfs. Tout l'habitus du serf le prédisposait à se comporter,
partout, en toutes circonstances, comme un serf, qui obéissait
aux seigneurs. Ils n'avaient besoin ni les uns ni les autres de réfléchir
à ce qu'ils devaient faire, de s'interroger sur le bien-fondé
ou les modalités ou les objectifs de leurs pratiques. Leur habitus
agissait, pensait, sentait et percevait pour eux et dictait immédiatement
la bonne façon de se comporter. La position de l'agent dans la
structure des classes sociales entraîne la constitution d'un habitus
de classe (ou de fraction de classe) qui, à son tour, contribue
à la reproduction du système des rapports de classes en
orientant continûment les pratiques de l'agent et la perception
qu'il a des pratiques des autres agents.
C'est à travers l'habitus de classe
que se réalise l'homologie structurale entre les
différents champs dont nous approfondirons l'analyse dans le prochain
chapitre. Bornons-nous ici à souligner que quel que soit le champ
considéré, les déterminations liées à
l'opposition fondamentale entre classes (et fractions de classes) dominantes
et dominées vont se faire sentir, non pas directement, mais par
l'intermédiaire de dispositions inscrites dans l'habitus des agents,
et qui vont contribuer à déterminer le type de rapport que
les agents ont avec les classements et les hiérarchies spécifiques
du champ (rapport d'adhésion, de contestation, de refus, etc.).
L'habitus de classe est le dénominateur commun des différentes
pratiques d'un même agent, mais il est aussi la matrice commune
des pratiques de tous les agents qui ont vécu dans (et par conséquent
ont intériorisé) les mêmes conditions d'existence
du fait de leur appartenance à la même classe ou fraction
de classe sociale.
Les agents porteurs du même habitus n'ont pas besoin de se concerter
pour agir de la même façon, qu'il s'agisse du choix d'un
conjoint, du choix d'un métier, du choix d'un député,
du choix d'un mobilier. Chacun en obéissant à son «goût
personnel», en réalisant son projet individuel, s'accorde
spontanément et sans le savoir avec des milliers d'autres qui pensent,
sentent et choisissent comme lui. D'où cette impression d'harmonie
préétablie que donne à l'observateur le fonctionnement
de toute société (harmonie au moins relative). En fait,
les structures sociales n'ont besoin pour fonctionner ni d'une providentielle
harmonie préétablie, ni d'une concertation de tous les instants
entre les agents d'un même groupe ou d'une même classe. Il
suffit de laisser faire l'habitus pour voir s'instaurer une véritable
orchestration des pratiques sans chef d'orchestre,
ou si l'on préfère avec un chef d'orchestre invisible qui
s'appelle l'habitus. Celui-ci est le principe générateur
de pratiques concertantes bien réglées sous une apparence
d'improvisation spontanée. Portés par un même habitus
de classe, les agents agissent comme des musiciens qui improvisent sur
un même thème, chacun jouant quelque chose de différent
qui s'accorde pourtant harmonieusement avec ce que joue chacun des autres
(7).
Bien entendu la pratique collective est aussi pour une part guidée
et systématisée par des projets communs explicites, des
consignes consciemment données et reçues, des mots d'ordre,
des décisions élaborées de façon concertée.
Mais pour l'essentiel la pratique collective doit sa cohérence
et son unité à l'effet de l'habitus. Celui-ci constitue
pour les agents de même condition sociale à la fois un principe
générateur de pratiques spontanées classantes et
classées et un principe de classement des pratiques des autres.
C'est là le fondement objectif de ce qu'il est convenu d'appeler
les styles de vie, c'est-à-dire
de ces ensembles de goûts et de pratiques systématiques caractéristiques
d'une classe ou d'une fraction de classe donnée. Les styles de
vie sont un peu comme ces automobiles que leurs propriétaires s'efforcent
de «personnaliser» en multipliant les décorations et
les enjoliveurs ; mais on a beau faire, toutes les adjonctions de «gadgets»
possibles ne changent rien aux caractéristiques essentielles du
véhicule et à ses performances : sur la route une 2 CV ne
passera jamais pour une 9 CV et celle-ci ne se confondra jamais avec une
19 CV. Les autos sont d'ailleurs, comme les maisons, les vêtements,
les aliments, les lieux fréquentés, la façon de s'exprimer,
etc. , des indicateurs du style de vie. En fait le style de vie englobe
la totalité des pratiques et des œuvres d'un agent, y compris
les pratiques sexuelles, les opinions politiques, les croyances philosophiques,
les convictions morales, les préférences esthétiques,
etc. Il n'est pas un seul domaine de notre pratique, pas un seul aspect
de notre personne qui ne soit éloquemment révélateur
de ce que nous sommes pour qui sait le déchiffrer, en particulier
les aspects qui échappent le plus à notre contrôle
conscient parce qu'ils sont les plus familiers, et les plus naturalisés
(8). C'est le cas des acquisitions les plus
incorporées, au sens propre de ce mot, c'est-à-dire les
déterminations sociales qui se sont inscrites dans la forme même
de notre corps, dans notre façon de nous tenir, de nous mouvoir,
de déplacer notre corps dans l'espace, de le présenter,
de le percevoir, de le soigner, bref dans notre rapport
au corps, ou hexis corporelle,
qui est l'une des dimensions essentielles de notre habitus. L'habitus
d'un paysan ou d'un ouvrier implique un rapport au corps tout différent
de celui d'un officier de carrière ou d'un cadre supérieur
du commerce ou de la banque. Tout s'inscrit dans notre corps, dans ses
réactions, ses gestes, ses postures : la facilité ou la
difficulté de l'existence, les privation et l'abondance, l'austérité
et le luxe, le labeur et le farniente, la sévérité
de l'éducation ou son laxisme, l'apprentissage de la pudeur et
de l'aisance, du commandement et de l'obéissance, la superbe et
l'humilité, l'arrogance et la timidité, etc., tout peut
se lire dans le corps, dans l'usage que nous en faisons, dans sa façon
de se poser, de s'imposer ou de passer inaperçu. Intérioriser
des conditions d'existence, une appartenance sociale, c'est acquérir
une silhouette, une ligne, une façon de marcher, une façon
de parler, de rire, de regarder, de s'asseoir, de se tenir à table,
une certaine qualité de l'épidémie (lisse ou rugueux,
blanchâtre ou bronzé, tendu ou relâché, etc.),
ou de la voix ; c'est acquérir des réflexes qui ne sont
rien d'autre que des réactions morales devenues automatiques en
s'incorporant et qui témoignent que le corps perçoit (en
rougissant, en pâlissant, en tremblant, en se contractant, etc.)
comme honteux, outrageants, indignes, menaçants, etc., des situations
et des événements qui n'auraient pas nécessairement
la même signification ailleurs, pour d'autres agents, à une
autre époque. Les réflexes de la pudeur sont très
significatifs à cet égard. Rien ne semble plus «naturel»
que la réaction physiologique qui consiste à rougir par
exemple en entendant certains propos ou en voyant certains gestes. Et
pourtant les jeunes d'aujourd'hui ne rougissent plus d'entendre ou de
voir ce qui aurait mis leurs grands-parents en émoi. On ne ressent
plus comme honteux le fait de dénuder largement son corps, ou d'accomplir
en public des actes naguère soigneusement dissimulés (9).
Au fond, quand on y réfléchit, on se rend compte que toutes
les influences sociales passent par le corps, et qu'il est le grand médiateur
entre le collectif et l'individuel. L'individuel c'est du collectif incarné,
du social incorporé.
Il n'est pas étonnant de constater qu'à toutes les époques,
le rapport au corps (et à ses besoins) est, implicitement ou explicitement,
au centre des préoccupations éducatives. Et l'imposition
par les dominants d'une image légitime du corps, d'un corps
légitime (celui par exemple qui est défini
aujourd'hui par les modélistes, les diététiciens,
les esthéticiennes, les médecins et les publicistes de la
nouvelle bourgeoisie dans les revues, les magazines, les émissions
et les campagnes publicitaires), est une contribution efficace au maintien
de l'ordre symbolique. En effet cette image du corps légitime,
d'un corps triomphalement harmonieux, beau, jeune, vigoureux, séduisant,
est fort éloignée du corps réel de la plupart des
agents. Et ceux qui n'ont ni le temps ni les moyens de supprimer la discordance
entre corps réel et corps légitime par des soins, des exercices,
des artifices, c'est-à-dire les agents des classes populaires tout
particulièrement, se sentent ainsi confirmés dans leur indignité,
dans leur infériorité, et dans le sentiment que cette infériorité
est naturelle, irrémédiable, puisque beauté physique
et laideur sont censées être des caractéristiques
purement naturelles et innées, alors qu'elles ne sont que des définitions
sociales, et donc des acquisitions.
En parlant de l'habitus nous avons jusqu'ici insisté sur le fait
que tout habitus est le produit de l'inculcation exercée par les
conditions objectives d'existence liées à l'appartenance
de classe des agents.
Mais les conditions d'existence ne sont pas seules en cause. Il faut aussi
tenir compte de la trajectoire sociale parcourue par l'agent, c'est-à-dire
l'expérience vécue intériorisée de l'ascension
sociale, ou de la stagnation sociale, ou du déclin social ; cette
expérience vécue pouvant être envisagée du
double point de vue de la classe (ou fraction) dans son ensemble, et de
l'agent individuel. En effet, un habitus se structure différemment
selon qu'il se constitue dans une dynamique différente, c'est-à-dire
dans une évolution vers le haut ou vers le bas, dans le changement
des conditions d'existence ou dans la stabilité des conditions
d'existence. Comme on l'imagine aisément, les conditions d'existence
sont dans l'ensemble plus favorables pour les agents d'une classe (ou
d'une fraction) en ascension sociale (c'est-à-dire qui accroît
son importance, sa force, son pouvoir économique, politique, culturel,
etc.) que pour les agents d'une classe ou fraction de classe en déclin.
Ainsi par exemple, du XVIe au XVIIIe et au-delà, la noblesse rurale
n'a cessé de décliner alors que la bourgeoisie n'a cessé
de grandir. Les nobles ont vécu de plus en plus les yeux tournés
vers le passé, pleins de nostalgie, de désenchantement et
de rancœur ; les bourgeois les yeux tournés vers l'avenir,
pleins d'espérance, d'ambition et d'optimisme. Aujourd'hui dans
la petite bourgeoisie nous pouvons observer le contraste entre les pratiques
d'une fraction en déclin comme les petits commerçants et
artisans de type traditionnel et les pratiques d'une fraction en ascension
comme les membres des professions nouvelles ou rénovées
(vente de biens et services symboliques, publicité, journalisme,
animation culturelle, assistance médico-sociale, décoration,
mode, etc.) (10).
On comprend par conséquent pourquoi il est important de savoir
quelle est la trajectoire de la classe (ou de la fraction) à laquelle
appartiennent tels ou tels agents, et plus précisément de
savoir quelle est la pente de cette trajectoire (ascendante, descendante,
en palier). Car si l'on a bien compris tout ce qui précède,
on peut dire que la pente objective de la trajectoire de classe est intériorisée
par les agent sous forme de penchants
à penser, sentir, agir d'une certaine façon. Il faut donc
pour comprendre et éventuellement prévoir le comportement
des agents, non seulement connaître la position qu'ils occupent
présentement dans tel ou tel champ (et tout spécialement
dans le champ des classes sociales), mais encore connaître la trajectoire
qui les a conduits à occuper cette position. Par exemple on peut
prévoir raisonnablement qu'une fille d'ouvrier qui parvient à
entrer dans l'enseignement supérieur ira s'inscrire dans une faculté
de lettres plutôt que dans une faculté de droit ou de médecine.
Evidemment, ce qui est vérifié au niveau statistique, peut
fort bien ne pas se vérifier au niveau du cas particulier. Il n'est
jamais exclu que des concours de circonstances, même peu probables,
se produisent néanmoins dans la vie de tel ou tel individu et qu'ils
lui fassent suivre une trajectoire individuelle qui s'écarte sensiblement
de la trajectoire modale
(c'est-à-dire la trajectoire qui a la plus grande probabilité
d'être suivie par des agents issus de la même classe ou fraction
de classe). Ainsi il n'est pas inconcevable de trouver un enfant de salariés
agricoles parmi des professeurs agrégés de médecine,
ou un enfant d'ouvrier parmi les diplômés de l'E.N.A. Et
dans une fraction de classe ou une classe déclinante on pourra
toujours trouver des agents individuels en ascension et vice versa. Ces
phénomènes de mobilité
sociale ont une amplitude bien trop faible pour modifier
sérieusement les rapports sociaux de domination dans le court terme.
Mais ils existent et il faut en tenir compte. En somme il en va des agents
sociaux comme des voyageurs à l'intérieur d'un train. La
plupart restent assis à la même place et vont à la
même vitesse que le convoi. D'autres vont plus vite ou plus lentement
que le train selon qu'ils se déplacent pour des raisons particulières
vers l'avant ou l'arrière.
Mais d'une façon générale on peut considérer
que l'histoire d'un individu s'inscrit dans l'histoire collective de sa
classe ou de son groupe et que les différents habitus individuels
sont autant de variantes structurales
de l'habitus de classe ou de fraction de classe. Quoi qu'en pensent les
individus, toujours portés à s'exagérer leur originalité
personnelle, le «style personnel» peut toujours se définir
comme un cas particulier du style de vie propre à une classe et
à une époque. Les aristocrates qui menaient la brillante
vie de cour autour de François Ier ou de Louis XIV croyaient sans
doute se distinguer les uns des autres en rivalisant de prodigalité,
d'élégance et d'esprit. Avec le recul historique, ce qui
apparaît avec évidence c'est le style commun, caractéristique
de la condition de noble courtisan qui contraste radicalement avec celui
de la noblesse rurale par exemple.
L'existence d'un habitus de classe, dont chaque habitus individuel n'est
qu'une incarnation particulière, explique tous les phénomènes
d'harmonisation spontanée des pratiques entre les agents d'une
même catégorie sociale. Parmi ces manifestations de concordance
immédiate il en est une, importante, sur laquelle il convient de
s'arrêter un peu. Il s'agit de cette forme d'accord (ou de désaccord)
affectif plus ou moins intense que désignent des termes comme sympathie
(antipathie), attrait (répulsion, dégoût), amitié
(inimitié, hostilité), amour (haine), etc. L'idéologie
littéraire, philosophique, religieuse a toujours entretenu sur
ces mouvements du cœur un discours proprement mythologique qui consiste
à considérer la sympathie, l'amitié, etc., comme
des phénomènes mystérieux, «ineffables»,
inexplicables, «transcendants irréductibles («parce
que c'était lui, parce c'était moi», comme dis; Montaigne
à propos de son amitié avec La Boétie), discours
qui revienl dire qu'on ne sait que dire pour expliquer rationnellement
les relatio électives (11).
Avec le concept d'habitus on peut proposer un commenceme d'explication
à la façon dont s'instaure ce type d'interaction qu'est
relation de sympathie, d'amitié, etc. Et pour bien le comprendre,
il convient de partir d'une observation fondamentale, largement vérifiable
par tout un chacun : c'est que, sauf cas particulier, les agents sociaux
ne vont pas «choisir» leurs relations, surtout les plus intimes,
parmi les agents extérieurs à leur classe, ou fraction,
ou groupe. On peut s'en convaincre plus précisément en examinant
les données relatives aux mariages. Le choix d'un conjoint (que,
par définition, on «aime») est étroitement circonscrit
(12). Au point que les sociologues ont pu
parler d'une véritable endogamie de classe (endogamie = mariage
avec un conjoint qui se trouve à l'intérieur
du même groupe), qui contribue puissamment à la reproduction
des classes et des rapports entre les classes. Comme le dit crûment
le langage populaire, «les chiens ne font pas des chats» (ou
encore, «on ne mélange pas les torchons avec les serviettes»).
Et s'il arrive qu'une vendeuse de grand magasin épouse un brillant
et dynamique P.D.G. de la finance ou de l'industrie, il faut bien avouer
que cela se produit plutôt dans les feuilletons télévisés,
nos modernes contes de fées, que dans la réalité.
En principe n'importe qui est censé pouvoir avoir du goût
pour n'importe qui ou n'importe quoi. Dans les rapports réels il
n'en est rien. Et on observe une concordance assez systématique
des caractéristiques respectives des agents qui entrent en relations
électives. Cela tient entre autres raisons fondamentales, au fait
que l'habitus de chacun lui permet de percevoir et d'apprécier
spontanément d'un point de vue de classe la personne de l'autre.
De telle sorte que tout interlocuteur, tout partenaire, tout agent avec
lequel on se trouve en interaction est immédiatement et intuitivement
classé, non pas certes dans des catégories sociologiques
précises, rationnelles, explicites, mais dans des rubriques qui,
si on les formulait consciemment, pourraient s'expliciter ainsi : «cette
personne n'est pas du même monde que moi» ou au contraire
«nous sommes du même bord». Ce classement intuitif et
qui peut atteindre un grand degré de finesse, s'effectue sans le
secours de la réflexion, à partir des indices variés
par lesquels se révèle la personnalité de nos interlocuteurs
: allure, démarche, postures, tenue vestimentaire, image du corps
et rapport au corps, élocution, vocabulaire, style, etc. (13).
Bref on pourrait dire que l'identité sociale de l'autre est ressentie,
vécue, plutôt que clairement conçue. Le
rapport à autrui est d'abord essentiellement une communication
d'habitus à habitus, un rapport pratique plutôt
qu'un rapport
intellectuellement appréhendé (14).
C'est là ce qui lui donne son petit côté mystérieux
et ineffable. Il n'est difficile d'expliquer pourquoi on aime ou on hait
que parce qu'amour et haine sont une affaire d'habitus et se décident
au niveau de nos structures profondes, en deçà de toute
réflexion théorique. Ce n'est qu'après coup que l'intelligence
se met au travail pour trouver des «raisons» socialement acceptables,
des justifications à des «choix» qui ont d'abord été
tranchés par les structures socialement acquises de notre sensibilité.
Faute de pouvoir saisir consciemment les réactions de l'habitus,
l'agent qui ressent une inclination vers tel ou tel autre agent est conduit
à mettre les effets de l'habitus sur le compte de causes mystérieuses
(«un je ne sais quel charme encor vers vous m'emporte» comme
dit le poète) et il attribue à un Destin transcendant, surnaturel,
un phénomène qui n'exprime rien d'autre qu'une prédestination
socialement déterminée. La formule classique des amoureux
«nous sommes faits l'un pour l'autre» est tout à fait
juste si on veut bien convenir que les partenaires sont généralement«faits»
par les mêmes conditions sociales. Le fameux «coup de foudre»
que la mythologie amoureuse présente comme le point de départ
absolu de la relation élective n'est en fait que la manifestation
à l'état patent de dispositions qui existaient jusque-là
à l'état latent, implicite, et qui trouvent dans la rencontre
avec un agent doté des caractéristiques appropriées,
l'occasion de se déclarer explicitement. «Tu ne me chercherais
pas si tu ne m'avais déjà trouvé».
Ce
qui est vrai des choix sentimentaux est tout aussi vrai de tous les autres
types de choix, quel que soit le domaine de la pratique où ils
s'exercent. Tout choix, tout goût (pour un partenaire sexuel comme
pour une œuvre d'art, pour une nourriture comme pour un mobilier,
pour un enseignement comme pour un travail, etc.), est une rencontre entre
deux états de l'histoire qui sont en concordance : de
l'histoire à l'état incorporé sous
forme d'un habitus et de l'histoire à
l'état objectivé sous forme de lieux, d'objets,
d'appareils, d'institutions, de pratiques rituelles, etc. Ce qui montre
bien, au demeurant, que dans la perspective où nous nous situons,
non seulement l'analyse sociologique et l'explication historique ne sont
pas incompatibles, mais encore qu'il est impossible de comprendre vraiment
un fait social quel qu'il soit, sans voir qu'il doit ses caractéristiques
essentielles à toute une histoire individuelle et/ou collective.
Le social est toujours de l'histoire cristallisée et l'histoire
du social en marche.
Il convient toutefois de souligner ici que la concordance entre les dispositions
de l'habitus et la réalité extérieure peut avoir
des «ratés», sous forme de ce qu'il est convenu d'appeler
des effets d'allodoxie. L'allodoxie
est une erreur d'identification, une forme défausse reconnaissance.
Faute de connaître vraiment les pratiques et les produits les plus
légitimes (qu'ils n'ont qu'une faible probabilité de rencontrer
dans leur univers social) les agents dominés, démunis, sont
réduits à s'imaginer
ce que sont ces produits et ces pratiques. Il y a bien sûr un écart
entre la réalité des choses et l'image qu'ils s'en donnent.
Comment un illettré pourrait-il se représenter exactement
en quoi consistent les pratiques du champ universitaire par exemple ?
Comment un ouvrier, ou un paysan, pourrait-il se représenter exactement
en quoi consistent les mœurs du monde des affaires et de la finance
internationale ? Comment des marins-pêcheurs bretons pourraient-ils
se représenter exactement ce qu'est la vie quotidienne dans l'establishment
parisien ? Et pourtant les dominés sont, par position, toujours
disposés à reconnaître la supériorité
de produits et de pratiques qu'ils n'ont pratiquement aucune chance de
connaître de près (15). Cet
écart entre la reconnaissance et la connaissance est à l'origine
de ces erreurs d'identification, ces «bévues», qui
font parfois croire aux dominés que l'opérette c'est la
grande musique, que les revues de vulgarisation sont la science, que les
produits en simili sont de l'authentique et d'une façon générale
prendre pour des pratiques distinguées, rares, raffinées,
propres aux dominants, des pratiques qui en fait, aux yeux des dominants,
sont encore et toujours des pratiques vulgaires, communes, grossières-,
propres à des dominés. Ces erreurs trahissent l'incompétence
des dominés, c'est-à-dire leur incapacité à
mettre en œuvre des critères de goût, des principes
d'évaluation qu'ils n'ont jamais intériorisés puisqu'ils
n'appartiennent pas à leur monde.

(1)
Les apprentissages auxquels nous faisons allusion sont aussi bien ceux
qui font l'objet d'actions pédagogiques formelles, explicitement
codifiées, que ceux qui font l'objet d'une action pédagogique
diffuse et non intentionnelle provenant du milieu dans lequel l'agent
est immergé et où il apprend, sans effort particulier,
jour après jour, par familiarisation et appropriation progressives,
les modèles et les normes en vigueur.
2) Par souci de simplicité nous utiliserons essentiellement le
terme d'habitus, qui est le plus général, et exceptionnellement
celui d'ethos, qui sert à désigner plutôt l'ensemble
des dispositions morales qui font partie de l'habitus.
(3)
Toutes les circonstances de la vie, banales ou hors du commun, contribuent
à ce processus de programmation continue. Il va de soi que toutes
les traces laissées par l'expérience ne seront pas aussi
profondes ni durables, et que tous les programmes n'obéiront
pas forcément à la même logique (des valeurs inculquées
par la famille peuvent entrer en contradiction avec des valeurs inculquées
par l'école ou par la profession, ou par l'évolution des
mœurs, etc.)
(4)
II est à noter que cette naturalisation est aussi une psychologisation
du social : celui qui a oublié, si tant est qu'il l'ait jamais
su, comment et pourquoi il a intériorisé ses dispositions
à la modestie, ou à l'ambition, son goût du risque
ou du confort, son penchant à la issimulation ou à la
franchise, etc., finit par s'imaginer qu'il est venu au monde avec sa
«psychologie» personnelle et que par conséquent celle-ci
est indépendante de son appartenance sociale (milieu familial,
conditions de vie, etc.).
(5) Pour exprimer
ce phénomène d'inertie, la sociologie a emprunté
au vocabulaire de la physique le terme d'hystérésis qui
sert à désigner un effet physique qui se prolonge après
que sa cause a cessé d'agir.
(6)
C'est ce qui arrive à Jean Barois, le héros d'un roman
de R. Martin du Gard ; après avoir passé son enfance dans
une famille très croyante et pratiquante qui lui a donné
une forte éducation religieuse, Jean Barois devient, du fait
de ses études, des influences nouvelles qu'il subit, du contexte
culturel et politique dans lequel il évolue et des circonstances
historiques, un incroyant qui professe un athéisme militant,
un ardent libre-penseur. Il croit avoir définitivement rompu
avec la religion de son enfance, jusqu'au jour où pris dans un
terrible accident de la circulation qui manque de lui coûter la
vie, sa seule réaction spontanée devant le danger mortel
est d'invoquer avec ferveur la protection de la Vierge Marie.
(7) C'est sur le
compte de cette harmonisation spontanée des pratiques par un
même habitus qu'on peut mettre la plupart de ces phénomènes
d'accord, d'attirance, de compréhension mutuelle, réfléchie
ou intuitive, que désigne traditionnellement l'expression de
«communication des consciences». En fait de communication,
la part de la communication consciente entre les agents est non seulement
moindre que la part de la communication inconsciente (qui se réalise
à travers des comportements et des traits non intentionnels mais
révélateurs de l'habitus), mais encore cette communication
consciente n'est possible que parce qu'il y a fondamentalement communauté
des structures inconscientes de l'habitus. Et là où les
agents n'ont pas en commun un même habitus, le risque est grand
de voir se manifester une incommunicabilité foncière et
insurmontable, du fait que ce qui est perçu comme évident
par l'habitus des uns est ressenti comme incompréhensible ou
inadmissible par l'habitus des autres. On peut dire à cet égard
que dans les rapports de communication, la présence ou l'absence
d'un même habitus chez les agents émetteurs et chez les
agents récepteurs conduit les émetteurs soit à
«prêcher des convertis» soit à «prêcher
dans le désert».
(8) Lire, par exemple,
sur ce sujet, l'étude de Claude et Christiane GRIGNON : «Consommations
alimentaires et styles de vie. Contribution à l'étude
du goût populaire», I.N.R.A.-C.N.R.S., septembre 1980 ;
«Styles d'alimentation et goûts populaires», Revue
française de Sociologie, octobre-décembre 1980.
(9) Sur les variations
historiques des normes de la pudeur, de la politesse, etc., voir l'ouvrage
de N. ELIAS, La Civilisation des mœurs, Paris, Le Livre de Poche,
«Pluriel», 1977.
(10) Voir, en annexe, le tableau des fractions de la petite bourgeoisie.
(11)
Si ce discours idéologique est si vivace, si tenace, c'est que,
comme tous 1 discours idéologiques, il est utile en pratique,
même s'il est vide du point de vi théorique proprement
dit. En l'occurrence ce discours est indispensable l'établissement
et au bon fonctionnement des échanges symboliques (et pas seuleme
symboliques) qui s'instaurent sous la forme des relations électives.
Les relatio amoureuses ou amicales reposent sur la croyance au désintéressement,
à la gratuité, ; don sans retour. A partir du moment où
on est convaincu que personne n'attend rien i échange de ce qu'il
donne, alors bien sûr la relation élective devient un véritable
pe miracle qui défie l'entendement. On a là en fait encore
une illustration de ce qu'est dénégation pratique de l'intérêt.
(12) Lire, par exemple, sur ce sujet, l'ouvrage d'A. GIRARD, Le Choix
du conjoii Paris, P.U.F., 1964.
(13)
Tous ces indices, souvent extrêmement subtils et ténus,
sont pour la plupart l'objet d'une perception infraliminaire, c'est-à-dire
située en dessous du seuil de la conscience lucide. On enregistre
de la sorte, sans en avoir vraiment conscience, une foule de caractéristiques
auxquelles on ne fait pas expressément attention. Bien que ce
type de perception se situe à la limite de l'inconscience, il
contribue de façon efficace et souvent prépondérante
à nous donner une «impression» bonne ou mauvaise
des autres agents, à nous faire évaluer un événement,
à nous faire ressentir une ambiance, sans même, à
la limite, que nous soyons capables d'exprimer verbalement ce que nous
ressentons.
(14) Cette communication fondamentale et implicite joue certainement
un rôle décisif dans toutes les formes de cooptation par
lesquelles les groupes s'adjoignent de nouveaux membres (cf. par exemple,
les entretiens de recrutement) conformément au principe «qui
se ressemble s'assemble». Nous n'introduirions vraisemblablement
personne dans notre cercle d'amis, notre association, notre église,
etc., si le nouvel élu ne nous faisait pas «bonne impression»,
s'il ne nous donnait pas par toute sa personne le sentiment d'être
«des nôtres». Evidemment, la mise en scène
aidant, un habitus peut toujours se tromper sur un autre et «introduire
le loup dans la bergerie».
(15) Et c'est précisément cette reconnaissance qui caractérise
l'allodoxie. On pourrait en effet, à juste raison, souligner
le fait que bien des agents des classes supérieures ignorent
à peu près tout de l'univers réel des classes populaires.
La différence c'est que les dominants n'accordent généralement
guère de reconnaissance aux pratiques et aux consommations des
dominés, sauf dans le cas très particulier du populisme
(voir au chapitre suivant la description des stratégies de pouvoir
symbolique).
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