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ALAIN ACCARDO

Initiation à la sociologie
L'illusionisme social.

 

 

UNE LECTURE DE BOURDIEU
Nouvelle édition refondue, Le Mascaret - 52, rue des menuts, Bordeaux

CHAPITRE 4

L'habitus

A différentes reprises au cours des chapitres précédents nous avons évoqué l'aptitude des agents à s'orienter spontanément dans l'espace social et à réagir de façon plus ou moins adaptée aux événements et aux situations. Nous avons vu qu'il n'y avait rien de miraculeux dans cette spontanéité puisque tout champ exerce sur les agents une action pédagogique multiforme ayant pour effet de leur faire acquérir les savoirs indispensables à une insertion correcte dans les rapports sociaux ; nous avons souligné aussi que le maintien de l'ordre existant et la reproduction des structures sociales reposaient pour une très grande part sur ce travail éducatif, sur cette immense et incessante entreprise d'apprentissage et d'inculcation.

Il convient maintenant de s'interroger plus précisément sur ces processus d'apprentissage et sur leurs effets.

Il faut pour commencer se poser la question de savoir ce qu'on fait apprendre exactement à quelqu'un, enfant ou adulte, quand on lui apprend quelque chose. Ce qui est immédiatement évident, c'est qu'on lui fait faire une expérience concrète, particulière : on lui fait faire tel geste («mouche-toi, ne renifle pas»), dire telle phrase («si on me demande, répondez que je suis en conférence»), manipuler tel objet («attention, doucement, ce vase est fragile»), utiliser tel instrument («pour mettre la machine à laver en marche, appuyer sur ce bouton»), adopter telle position ou telle posture («tiens-toi droit et ne mets pas tes coudes sur la table»), percevoir tel aspect d'une situation ou d'une chose («regarde comme cette pièce est bien décorée»), approuver ou désapprouver telle opinion ou tel sentiment («n'est-ce pas que cette musique est très romantique», «tu ne trouves pas qu'il a une tête sympathique»), assumer des consignes («ne joue pas avec les allumettes», «ferme la porte derrière toi», « ne m'interromps pas quand je parle»), etc. (1).

Mais il n'est pas nécessaire de réfléchir longtemps pour comprendre qu'en apprenant à faire ce qu'on lui demande (ou impose) de faire, l'apprenti apprend quelque chose de plus et quelque chose d'autre qu'une bribe de savoir particulier. A mesure que les expériences concrètes, ponctuelles, se répètent, s'accumulent, les traces que laisse chacune d'elles se superposent, se combinent, se renforcent en s'intériorisant toujours plus profondément et en se transformant en dispositions générales. C'est-à-dire qu'en répétant une série d'expériences ou de comportements particuliers, on acquiert progressivement une aptitude et une inclination à agir, ou à parler, ou à sentir, ou à penser, de cette façon-là plutôt que d'une autre, dans toutes les situations particulières à venir qui ressembleront aux circonstances dans lesquelles s'est effectué l'apprentissage. Autrement dit toute inculcation consiste à faire naître chez un agent donné, dans des conditions objectives données, une disposition générale et fondamentale à reproduire un certain type de pratique chaque fois que l'agent se retrouvera dans des conditions objectives reproduisant les conditions sociales initiales. Toute action pédagogique vise donc à inculquer, le plus profondément possible, le plus durablement possible, à travers des comportements précis, singuliers, une attitude, c'est-à-dire un certain type de rapport global à autrui et aux choses, à la vie et au monde, qui une fois inculqué et constitué va engendrer, chaque fois que les conditions s'y prêteront, une foule de comportements particuliers mais tous bâtis sur le même principe, et ayant par là-même une étroite ressemblance. Par exemple un agent auquel des parents petits épargnants auront inculqué profondément, à travers mille circonstances particulières de son enfance, le respect de l'argent, le souci de dépenser avec parcimonie, le goût de la thésaurisation, pourra par la suite conserver une disposition générale à l'épargne qui s'extériorisera dans des comportements similaires chaque fois que les circonstances y seront favorables. De telle sorte que ceux qui le connaissent s'accorderont à dire «qu'il est économe», même «un peu pingre». C'est dire que l'agent, en apprenant un certain type de rapport à l'argent, a acquis un véritable trait de personnalité, profond et durable.

Il en va ainsi de l'ensemble des dispositions constitutives de ce qu'il est convenu d'appeler notre personnalité. Elles sont en nous le produit de tout un travail pédagogique socialement déterminé, dont les effets, progressivement intériorisés, ont fini par faire corps avec notre propre personne.

Cet ensemble de dispositions à agir, penser, percevoir et sentir d'une façon déterminée constitue ce qu'il est convenu d'appeler un habitus (2).

Comme le terme lui-même l'indique, l'habitus (du verbe latin habere qui signifie«avoir») est l'ensemble de traits que l'on a acquis, des dispositions que l'on possède, ou mieux encore, des propriétés résultant de l'appropriation de certains savoirs, de certaines expériences. Mais ces propriétés ont ceci de remarquable qu'elles nous possèdent tout autant que nous les possédons. Elles sont tellement intériorisées, incorporées, qu'elles sont devenues nous-mêmes et qu'elles ne sont pas plus dissociables de notre être que des caractéristiques physiques telles que la couleur de nos yeux. L'habitus est un avoir qui s'est transformé en être. A tel point que nous avons l'impression d'être nés avec ces dispositions, avec ce type de sensibilité, avec cette façon d'agir et de réagir, avec ces «manières» et ce style qui nous caractérisent. Et pourtant ces dispositions ne sont pas innées : on ne vient pas au monde avec le gène de l'avarice ou de la prodigalité, avec le chromosome de la confiance ou de la méfiance, la glande de la discipline ou de l'indiscipline, l'hormone de la pudeur ou de l'impudeur, le réflexe de la timidité ou de l'effronterie. Au Moyen-âge par exemple, comme l'écrit G. Duby : «Etre noble c'est gaspiller, c'est une obligation de paraître, c'est être condamné au luxe et à la dépense. [...] cette tendance à la prodigalité s'est affirmée au début du XIIIe siècle par réaction devant l'ascension sociale des nouveaux riches. Pour se distinguer des vilains, il faut les surclasser en se montrant plus généreux qu'ils ne le sont. Qu'est-ce qui oppose le chevalier au parvenu ? Le deuxième est avare ; le premier est noble parce qu'il dépense tout ce qu'il a, allègrement, et parce qu'il est couvert de dettes». Nous retrouvons ici ce que nous affirmions précédemment dans le premier chapitre, au sujet des propriétés naturelles. En fait il n'y a pas plus de penchant naturel à la prodigalité chez les nobles du XIIIe siècle qu'il n'y a de penchant naturel à la dureté ou à la méchanceté chez les patrons du XXe siècle. Dans tous les cas les agents sociaux acquièrent les caractéristiques physiques, intellectuelles, morales, en rapport avec la position qu'ils occupent dans le système, en vertu de la logique de fonctionnement de ce système et de l'action pédagogique qu'il exerce sur ses agents.

L'éducation imprime donc ainsi en nous un certain nombre de dispositions qui vont ensuite fonctionner comme des principes inconscients d'action, de perception, de réflexion, capables de produire spontanément, dans un grand nombre de situations, des réponses plus ou moins bien adaptées, mais exprimant toutes la même disposition fondamentale. Par exemple si l'ambition est un trait de l'habitus inculqué à un agent, cette ambition va s'exprimer sans doute sous des formes différentes selon les circonstances, mais elle s'exprimera immanquablement pour peu que les circonstances s'y prêtent. Et dans les domaines les plus divers. Quand on est foncièrement ambitieux, on l'est dans tout ce que l'on entreprend. On est ambitieux dans son métier comme on l'est en sport, ou en amour. Autrement dit les dispositions de l'habitus jouent de façon systématique dans toutes nos pratiques. Elles sont transposables d'un domaine de la pratique à un autre. Et c'est en systématisant ainsi toute notre pratique que l'habitus lui confère une relative unité, une sorte de cohérence interne, un style personnel. C'est cette transposabilité de l'habitus d'un champ à un autre, qui nous permet, dans nos rapports quotidiens avec les autres agents, de pressentir, de prévoir dans une certaine mesure ce que tel agent va faire, comment il va réagir dans une situation donnée d'après ce que nous l'avons vu faire précédemment dans d'autres situations. Le caractère systématique de l'habitus rend nos diverses pratiques concordantes. Ainsi lorsqu'un agent a exprimé par son comportement antérieur tels ou tels goûts, telles ou telles opinions, la probabilité est assez grande qu'il exprime aussi tels ou tels autres goûts, telles ou telles autres opinions dans tels ou tels autres domaines. Les «choix» de toute nature qui sont commandés par l'habitus forment un système logique. Par exemple les catholiques qui ont une pratique religieuse régulière votent plus à droite que les catholiques qui ont cessé de pratiquer. C'est pourquoi on entend souvent dire d'un agent, par ceux qui le connaissent déjà, «on ne peut pas s'attendre à autre chose de sa part» (ou même «on ne se serait jamais attendu à ça de sa part», ce qui signifie a contrario qu'il aurait été logique de le voir agir autrement en concordance avec ce qu'il fait habituellement).

On pourrait comparer l'habitus à une sorte de programme analogue aux programmes informatiques. Tout agent est en quelque sorte socialement programmé pour remplir telles fonctions, assumer tels rôles, occuper telles positions dans l'espace social. Mais il ne faut évidemment pas pousser la comparaison trop loin. Les agents sociaux ne sont pas des ordinateurs. Ce sont des êtres vivants dont la programmation sociale est d'une complexité sans commune mesure avec celle d'un robot. Ce qui explique qu'il puisse y avoir des «ratés» de la machine, c'est-à-dire certaines pratiques non concordantes avec les autres, des contradictions dans la logique des choix que fait un agent. Ces contradictions sont imputables à des causes diverses que nous préciserons ultérieurement. Entre autres causes, il y a le fait que tout agent reçoit non pas un mais plusieurs programmes différents tout au long de son expérience vécue (3).

Quand on dit que l'habitus c'est toute notre expérience passée incorporée à notre être, toute notre histoire inscrite au plus profond de nous-même sous forme de prédispositions à faire, dire, sentir, penser ceci ou cela, comme ceci ou comme cela, véritable boussole interne qui nous permet de nous orienter dans l'espace social, il faut se demander si toutes nos expériences passées, tous nos apprentissages pèsent d'un même poids dans la constitution des structures de notre personnalité. Sans doute n'est-il pas faux de considérer, comme on aime à le dire, qu'on «apprend toute sa vie». On s'accorde pourtant à reconnaître aujourd'hui que parmi toutes les actions pédagogiques que nous subissons, les plus décisives sont les plus précoces, celles que nous avons subies au cours de notre enfance, et qui ont pour résultat de nous inculquer un habitus primaire. L'habitus primaire est constitué des dispositions les plus anciennement acquises et donc les plus durables. Ce sont celles d'ailleurs qui nous donnent le plus fortement l'impression de posséder des dons innés, des traits de personnalité qui ne devraient rien à l'expérience sociale. Cela n'est pas étonnant, puisque nous avons perdu pratiquement tout souvenir des conditions sociales dans lesquelles s'est réalisée cette acquisition. Il y a une véritable amnésie de la genèse historique de notre habitus. Et donc du même coup naturalisation (transformation en données«naturelles» et natives, de nos caractéristiques sociales) (4). L'habitus primaire est le plus décisif pour la constitution de notre personnalité, et cela se comprend aisément puisqu'il est le produit des premières inculcations, celles qui vont laisser leurs traces sur un terrain vierge en quelque sorte, là où il n'y a eu encore aucune empreinte. Mais à mesure que le premier programme est inscrit chez un agent, celui-ci tend à percevoir de plus en plus les expériences nouvelles en fonction de son habitus primaire. De telle sorte que les dispositions déjà acquises conditionnent l'acquisition ultérieure de nouvelles dispositions.

Et c'est ainsi que sur l'habitus primaire on va voir se greffer, au fil du vécu de l'agent, des habitus secondaires parmi lesquels il faut souligner l'importance particulière de l'habitus scolaire qui vient relayer et redoubler l'habitus familial, en règle générale. Sur la base complexe de l'habitus familial et de l'habitus scolaire viendra se constituer l'habitus professionnel, etc. Cette présentation des différents habitus pourrait donner à penser que notre personnalité est constituée par le dépôt de couches successives à la façon d'un mille-feuilles. En fait s'il est vrai que les acquisitions les plus anciennes conditionnent les plus récentes, chaque acquisition nouvelle s'intègre à l'ensemble, en un seul habitus qui ne cesse de s'adapter, de s'ajuster en fonction des nécessités inhérentes aux situations nouvelles et inattendues. L'habitus est une structure interne toujours en voie de restructuration. Notre personnalité évolue, comme on dit, en fonction de l'expérience. Et il peut arriver qu'elle subisse des modifications profondes. En toute rigueur on ne peut jamais considérer que les structures de l'habitus sont figées, fixées une fois pour toutes. Il est clair cependant que notre système de dispositions n'est pas quelque chose qui se forme et se déforme sans cesse au gré des circonstances. Nos dispositions sont d'autant plus durables qu'elles sont plus anciennes, et passé un certain seuil, il devient très peu probable qu'elles se modifient sensiblement. Comme on le dit souvent «on ne se refait pas. C'est dans ma nature». Bien que cette prétendue «nature» n'ait pas existé à l'origine et qu'elle se soit constituée dans les conditions sociales, il est vrai que nos dispositions finissent par être si bien installées qu'elles deviennent une sorte de «seconde nature», qui tend à persister bien au-delà des conditions objectives dans lesquelles elle s'est formée. On peut dire à cet égard que tout habitus présente une forte inertie. Tant que les conditions objectives de formation de l'habitus persistent, l'habitus reste adapté à ces conditions et il permet à l'agent d'adopter des pratiques correctement ajustées aux différentes situations qu'il peut rencontrer dans les champs où il fonctionne habituellement. Mais si les conditions objectives viennent à se modifier, le mouvement inertiel de l'habitus l'empêche de se modifier de la même façon (5) ; il se produit un déphasage de l'habitus ancien par rapport aux conditions nouvelles, et ce déphasage se traduit chez l'agent par des pratiques peu ou pas adaptées : il commet des «maladresses», des «bourdes», des «impairs» ; il fait ou dit des choses «déplacées», c'est-à-dire qu'il adopte des pratiques qui correspondaient antérieurement à la place qu'il occupait dans le système de positions où s'est constitué son habitus, mais qui ne correspondent plus à la place qu'il occupe maintenant dans un système nouveau ou modifié.

Une bonne illustration de ce retard pris par l'habitus sur l'évolution des conditions objectives peut nous être fournie par le comportement des «déclassés», c'est-à-dire de ces agents que des circonstances heureuses (réussite scolaire, réussite financière, promotion, etc.) ou malheureuses (ruine, déchéance, etc. ) amènent à vivre dans un milieu social supérieur ou inférieur à leur milieu habituel, et à changer de classe ou de fraction de classe. C'est le cas entre autres, du parvenu, dont le modèle comique nous est offert par Le Bourgeois gentilhomme de Molière. La condition de parvenu est souvent dans la réalité moins comique que celle de M. Jourdain. C'est le cas par exemple pour les parvenus culturels que sont les intellectuels de première génération, ceux qui sont issus d'un milieu dépourvu des formes dominantes du capital culturel (enfants d'ouvriers, de paysans, de petits commerçants) ; ou bien pour les colonisés qui accèdent grâce aux études scolaires à la culture du colonisateur.

Il serait en effet naïf de croire que tous les agents détenteurs d'un même diplôme et parvenus à un égal niveau d'instruction sont devenus égaux en toute chose. Il faudrait en réalité bien plus qu'un diplôme pour effacer, pour raboter les différences originelles inscrites sous forme d'habitus, c'est-à-dire sous forme de structures de la sensibilité, de l'entendement, de l'activité chez les agents. Certes les apprentissages et les inculcations nécessaires pour accéder à la fonction et au statut d'intellectuel entraînent eux aussi la greffe de nouvelles dispositions. Le résultat sera un habitus composite, contradictoire, qui selon toute vraisemblance se traduira chez l'agent concerné par un certain malaise (il ne se sentira «pas très bien dans sa peau» d'intellectuel). Cela ne se verra pas forcément de l'extérieur d'ailleurs, car en se cultivant l'agent aura pour le moins acquis un «vernis» de surface qui peut faire illusion si on n'y regarde pas de trop près.

La persistance de l'habitus au-delà des conditions sociales qui l'ont engendré explique ces «retours de flamme», ces «rechutes», ces «régressions», ces «retours du refoulé» qui se traduisent par la réapparition soudaine dans les pratiques d'un agent de comportements abandonnés depuis longtemps (6).

C'est aussi par ce mouvement inertiel de l'habitus qu'on peut expliquer, pour une grande part, ce que l'on appelle le «fossé des générations», c'est-à-dire le décalage croissant qui s'instaure entre l'habitus des parents, de plus en plus en retard sur certaines évolutions structurelles (conditions de vie, mœurs, mentalités, etc.), et l'habitus des enfants qui, tout en reproduisant largement l'habitus parental, intègre aussi les effets pédagogiques de toutes les nouveautés, de tous les changements liés à l'époque.

L'expérience de chacun pourrait fournir des exemples de ces situations où notre «moi» passé et apparemment dépassé fait irruption en force dans notre «moi» d'aujourd'hui, pour peu que des circonstances inattendues s'y prêtent. C'est là la preuve que l'ancien habitus n'est pas facile à évacuer. Et sans doute n'y parvient-on jamais radicalement: Ce qui a peut-être donné naissance au dicton «chassez le naturel, il revient au galop». (Ce fameux «naturel» n'étant en fait, comme nous l'avons vu, qu'une «seconde nature»).

Dire que l'habitus est le produit de l'intériorisation (par le biais d'un travail pédagogique multiforme) des conditions objectives d'existence, c'est, en termes plus explicites, dire qu'il est la reproduction sous forme de structures internes (de la personnalité) des structures sociales externes. Ce qui est intériorisé c'est la logique de fonctionnement du système d'écarts qu'est le champ, et fondamentalement le champ des classes sociales. Recevoir une éducation, c'est recevoir en règle générale une éducation liée à une position de classe ; c'est acquérir des dispositions à reproduire spontanément, dans et par ses pensées, ses paroles, ses actions, les rapports sociaux existants au moment de l'apprentissage. C'est là l'une des raisons essentielles pour lesquelles l'ordre établi se maintient aussi longtemps et aussi facilement. Un seigneur de l'époque féodale recevait une éducation de seigneur, tout comme le serf recevait une éducation de serf. Tout l'habitus du seigneur le prédisposait à se comporter, partout, en toutes circonstances, comme un seigneur, qui commandait aux serfs. Tout l'habitus du serf le prédisposait à se comporter, partout, en toutes circonstances, comme un serf, qui obéissait aux seigneurs. Ils n'avaient besoin ni les uns ni les autres de réfléchir à ce qu'ils devaient faire, de s'interroger sur le bien-fondé ou les modalités ou les objectifs de leurs pratiques. Leur habitus agissait, pensait, sentait et percevait pour eux et dictait immédiatement la bonne façon de se comporter. La position de l'agent dans la structure des classes sociales entraîne la constitution d'un habitus de classe (ou de fraction de classe) qui, à son tour, contribue à la reproduction du système des rapports de classes en orientant continûment les pratiques de l'agent et la perception qu'il a des pratiques des autres agents.

C'est à travers l'habitus de classe que se réalise l'homologie structurale entre les différents champs dont nous approfondirons l'analyse dans le prochain chapitre. Bornons-nous ici à souligner que quel que soit le champ considéré, les déterminations liées à l'opposition fondamentale entre classes (et fractions de classes) dominantes et dominées vont se faire sentir, non pas directement, mais par l'intermédiaire de dispositions inscrites dans l'habitus des agents, et qui vont contribuer à déterminer le type de rapport que les agents ont avec les classements et les hiérarchies spécifiques du champ (rapport d'adhésion, de contestation, de refus, etc.).

L'habitus de classe est le dénominateur commun des différentes pratiques d'un même agent, mais il est aussi la matrice commune des pratiques de tous les agents qui ont vécu dans (et par conséquent ont intériorisé) les mêmes conditions d'existence du fait de leur appartenance à la même classe ou fraction de classe sociale.

Les agents porteurs du même habitus n'ont pas besoin de se concerter pour agir de la même façon, qu'il s'agisse du choix d'un conjoint, du choix d'un métier, du choix d'un député, du choix d'un mobilier. Chacun en obéissant à son «goût personnel», en réalisant son projet individuel, s'accorde spontanément et sans le savoir avec des milliers d'autres qui pensent, sentent et choisissent comme lui. D'où cette impression d'harmonie préétablie que donne à l'observateur le fonctionnement de toute société (harmonie au moins relative). En fait, les structures sociales n'ont besoin pour fonctionner ni d'une providentielle harmonie préétablie, ni d'une concertation de tous les instants entre les agents d'un même groupe ou d'une même classe. Il suffit de laisser faire l'habitus pour voir s'instaurer une véritable orchestration des pratiques sans chef d'orchestre, ou si l'on préfère avec un chef d'orchestre invisible qui s'appelle l'habitus. Celui-ci est le principe générateur de pratiques concertantes bien réglées sous une apparence d'improvisation spontanée. Portés par un même habitus de classe, les agents agissent comme des musiciens qui improvisent sur un même thème, chacun jouant quelque chose de différent qui s'accorde pourtant harmonieusement avec ce que joue chacun des autres (7).

Bien entendu la pratique collective est aussi pour une part guidée et systématisée par des projets communs explicites, des consignes consciemment données et reçues, des mots d'ordre, des décisions élaborées de façon concertée. Mais pour l'essentiel la pratique collective doit sa cohérence et son unité à l'effet de l'habitus. Celui-ci constitue pour les agents de même condition sociale à la fois un principe générateur de pratiques spontanées classantes et classées et un principe de classement des pratiques des autres. C'est là le fondement objectif de ce qu'il est convenu d'appeler les styles de vie, c'est-à-dire de ces ensembles de goûts et de pratiques systématiques caractéristiques d'une classe ou d'une fraction de classe donnée. Les styles de vie sont un peu comme ces automobiles que leurs propriétaires s'efforcent de «personnaliser» en multipliant les décorations et les enjoliveurs ; mais on a beau faire, toutes les adjonctions de «gadgets» possibles ne changent rien aux caractéristiques essentielles du véhicule et à ses performances : sur la route une 2 CV ne passera jamais pour une 9 CV et celle-ci ne se confondra jamais avec une 19 CV. Les autos sont d'ailleurs, comme les maisons, les vêtements, les aliments, les lieux fréquentés, la façon de s'exprimer, etc. , des indicateurs du style de vie. En fait le style de vie englobe la totalité des pratiques et des œuvres d'un agent, y compris les pratiques sexuelles, les opinions politiques, les croyances philosophiques, les convictions morales, les préférences esthétiques, etc. Il n'est pas un seul domaine de notre pratique, pas un seul aspect de notre personne qui ne soit éloquemment révélateur de ce que nous sommes pour qui sait le déchiffrer, en particulier les aspects qui échappent le plus à notre contrôle conscient parce qu'ils sont les plus familiers, et les plus naturalisés (8). C'est le cas des acquisitions les plus incorporées, au sens propre de ce mot, c'est-à-dire les déterminations sociales qui se sont inscrites dans la forme même de notre corps, dans notre façon de nous tenir, de nous mouvoir, de déplacer notre corps dans l'espace, de le présenter, de le percevoir, de le soigner, bref dans notre rapport au corps, ou hexis corporelle, qui est l'une des dimensions essentielles de notre habitus. L'habitus d'un paysan ou d'un ouvrier implique un rapport au corps tout différent de celui d'un officier de carrière ou d'un cadre supérieur du commerce ou de la banque. Tout s'inscrit dans notre corps, dans ses réactions, ses gestes, ses postures : la facilité ou la difficulté de l'existence, les privation et l'abondance, l'austérité et le luxe, le labeur et le farniente, la sévérité de l'éducation ou son laxisme, l'apprentissage de la pudeur et de l'aisance, du commandement et de l'obéissance, la superbe et l'humilité, l'arrogance et la timidité, etc., tout peut se lire dans le corps, dans l'usage que nous en faisons, dans sa façon de se poser, de s'imposer ou de passer inaperçu. Intérioriser des conditions d'existence, une appartenance sociale, c'est acquérir une silhouette, une ligne, une façon de marcher, une façon de parler, de rire, de regarder, de s'asseoir, de se tenir à table, une certaine qualité de l'épidémie (lisse ou rugueux, blanchâtre ou bronzé, tendu ou relâché, etc.), ou de la voix ; c'est acquérir des réflexes qui ne sont rien d'autre que des réactions morales devenues automatiques en s'incorporant et qui témoignent que le corps perçoit (en rougissant, en pâlissant, en tremblant, en se contractant, etc.) comme honteux, outrageants, indignes, menaçants, etc., des situations et des événements qui n'auraient pas nécessairement la même signification ailleurs, pour d'autres agents, à une autre époque. Les réflexes de la pudeur sont très significatifs à cet égard. Rien ne semble plus «naturel» que la réaction physiologique qui consiste à rougir par exemple en entendant certains propos ou en voyant certains gestes. Et pourtant les jeunes d'aujourd'hui ne rougissent plus d'entendre ou de voir ce qui aurait mis leurs grands-parents en émoi. On ne ressent plus comme honteux le fait de dénuder largement son corps, ou d'accomplir en public des actes naguère soigneusement dissimulés (9).

Au fond, quand on y réfléchit, on se rend compte que toutes les influences sociales passent par le corps, et qu'il est le grand médiateur entre le collectif et l'individuel. L'individuel c'est du collectif incarné, du social incorporé.

Il n'est pas étonnant de constater qu'à toutes les époques, le rapport au corps (et à ses besoins) est, implicitement ou explicitement, au centre des préoccupations éducatives. Et l'imposition par les dominants d'une image légitime du corps, d'un corps légitime (celui par exemple qui est défini aujourd'hui par les modélistes, les diététiciens, les esthéticiennes, les médecins et les publicistes de la nouvelle bourgeoisie dans les revues, les magazines, les émissions et les campagnes publicitaires), est une contribution efficace au maintien de l'ordre symbolique. En effet cette image du corps légitime, d'un corps triomphalement harmonieux, beau, jeune, vigoureux, séduisant, est fort éloignée du corps réel de la plupart des agents. Et ceux qui n'ont ni le temps ni les moyens de supprimer la discordance entre corps réel et corps légitime par des soins, des exercices, des artifices, c'est-à-dire les agents des classes populaires tout particulièrement, se sentent ainsi confirmés dans leur indignité, dans leur infériorité, et dans le sentiment que cette infériorité est naturelle, irrémédiable, puisque beauté physique et laideur sont censées être des caractéristiques purement naturelles et innées, alors qu'elles ne sont que des définitions sociales, et donc des acquisitions.

En parlant de l'habitus nous avons jusqu'ici insisté sur le fait que tout habitus est le produit de l'inculcation exercée par les conditions objectives d'existence liées à l'appartenance de classe des agents.

Mais les conditions d'existence ne sont pas seules en cause. Il faut aussi tenir compte de la trajectoire sociale parcourue par l'agent, c'est-à-dire l'expérience vécue intériorisée de l'ascension sociale, ou de la stagnation sociale, ou du déclin social ; cette expérience vécue pouvant être envisagée du double point de vue de la classe (ou fraction) dans son ensemble, et de l'agent individuel. En effet, un habitus se structure différemment selon qu'il se constitue dans une dynamique différente, c'est-à-dire dans une évolution vers le haut ou vers le bas, dans le changement des conditions d'existence ou dans la stabilité des conditions d'existence. Comme on l'imagine aisément, les conditions d'existence sont dans l'ensemble plus favorables pour les agents d'une classe (ou d'une fraction) en ascension sociale (c'est-à-dire qui accroît son importance, sa force, son pouvoir économique, politique, culturel, etc.) que pour les agents d'une classe ou fraction de classe en déclin. Ainsi par exemple, du XVIe au XVIIIe et au-delà, la noblesse rurale n'a cessé de décliner alors que la bourgeoisie n'a cessé de grandir. Les nobles ont vécu de plus en plus les yeux tournés vers le passé, pleins de nostalgie, de désenchantement et de rancœur ; les bourgeois les yeux tournés vers l'avenir, pleins d'espérance, d'ambition et d'optimisme. Aujourd'hui dans la petite bourgeoisie nous pouvons observer le contraste entre les pratiques d'une fraction en déclin comme les petits commerçants et
artisans de type traditionnel et les pratiques d'une fraction en ascension comme les membres des professions nouvelles ou rénovées (vente de biens et services symboliques, publicité, journalisme, animation culturelle, assistance médico-sociale, décoration, mode, etc.) (10).

On comprend par conséquent pourquoi il est important de savoir quelle est la trajectoire de la classe (ou de la fraction) à laquelle appartiennent tels ou tels agents, et plus précisément de savoir quelle est la pente de cette trajectoire (ascendante, descendante, en palier). Car si l'on a bien compris tout ce qui précède, on peut dire que la pente objective de la trajectoire de classe est intériorisée par les agent sous forme de penchants à penser, sentir, agir d'une certaine façon. Il faut donc pour comprendre et éventuellement prévoir le comportement des agents, non seulement connaître la position qu'ils occupent présentement dans tel ou tel champ (et tout spécialement dans le champ des classes sociales), mais encore connaître la trajectoire qui les a conduits à occuper cette position. Par exemple on peut prévoir raisonnablement qu'une fille d'ouvrier qui parvient à entrer dans l'enseignement supérieur ira s'inscrire dans une faculté de lettres plutôt que dans une faculté de droit ou de médecine. Evidemment, ce qui est vérifié au niveau statistique, peut fort bien ne pas se vérifier au niveau du cas particulier. Il n'est jamais exclu que des concours de circonstances, même peu probables, se produisent néanmoins dans la vie de tel ou tel individu et qu'ils lui fassent suivre une trajectoire individuelle qui s'écarte sensiblement de la trajectoire modale (c'est-à-dire la trajectoire qui a la plus grande probabilité d'être suivie par des agents issus de la même classe ou fraction de classe). Ainsi il n'est pas inconcevable de trouver un enfant de salariés agricoles parmi des professeurs agrégés de médecine, ou un enfant d'ouvrier parmi les diplômés de l'E.N.A. Et dans une fraction de classe ou une classe déclinante on pourra toujours trouver des agents individuels en ascension et vice versa. Ces phénomènes de mobilité sociale ont une amplitude bien trop faible pour modifier sérieusement les rapports sociaux de domination dans le court terme. Mais ils existent et il faut en tenir compte. En somme il en va des agents sociaux comme des voyageurs à l'intérieur d'un train. La plupart restent assis à la même place et vont à la même vitesse que le convoi. D'autres vont plus vite ou plus lentement que le train selon qu'ils se déplacent pour des raisons particulières vers l'avant ou l'arrière.

Mais d'une façon générale on peut considérer que l'histoire d'un individu s'inscrit dans l'histoire collective de sa classe ou de son groupe et que les différents habitus individuels sont autant de variantes structurales de l'habitus de classe ou de fraction de classe. Quoi qu'en pensent les individus, toujours portés à s'exagérer leur originalité personnelle, le «style personnel» peut toujours se définir comme un cas particulier du style de vie propre à une classe et à une époque. Les aristocrates qui menaient la brillante vie de cour autour de François Ier ou de Louis XIV croyaient sans doute se distinguer les uns des autres en rivalisant de prodigalité, d'élégance et d'esprit. Avec le recul historique, ce qui apparaît avec évidence c'est le style commun, caractéristique de la condition de noble courtisan qui contraste radicalement avec celui de la noblesse rurale par exemple.

L'existence d'un habitus de classe, dont chaque habitus individuel n'est qu'une incarnation particulière, explique tous les phénomènes d'harmonisation spontanée des pratiques entre les agents d'une même catégorie sociale. Parmi ces manifestations de concordance immédiate il en est une, importante, sur laquelle il convient de s'arrêter un peu. Il s'agit de cette forme d'accord (ou de désaccord) affectif plus ou moins intense que désignent des termes comme sympathie (antipathie), attrait (répulsion, dégoût), amitié (inimitié, hostilité), amour (haine), etc. L'idéologie littéraire, philosophique, religieuse a toujours entretenu sur ces mouvements du cœur un discours proprement mythologique qui consiste à considérer la sympathie, l'amitié, etc., comme des phénomènes mystérieux, «ineffables», inexplicables, «transcendants irréductibles («parce que c'était lui, parce c'était moi», comme dis; Montaigne à propos de son amitié avec La Boétie), discours qui revienl dire qu'on ne sait que dire pour expliquer rationnellement les relatio électives (11).

Avec le concept d'habitus on peut proposer un commenceme d'explication à la façon dont s'instaure ce type d'interaction qu'est relation de sympathie, d'amitié, etc. Et pour bien le comprendre, il convient de partir d'une observation fondamentale, largement vérifiable par tout un chacun : c'est que, sauf cas particulier, les agents sociaux ne vont pas «choisir» leurs relations, surtout les plus intimes, parmi les agents extérieurs à leur classe, ou fraction, ou groupe. On peut s'en convaincre plus précisément en examinant les données relatives aux mariages. Le choix d'un conjoint (que, par définition, on «aime») est étroitement circonscrit (12). Au point que les sociologues ont pu parler d'une véritable endogamie de classe (endogamie = mariage avec un conjoint qui se trouve à l'intérieur du même groupe), qui contribue puissamment à la reproduction des classes et des rapports entre les classes. Comme le dit crûment le langage populaire, «les chiens ne font pas des chats» (ou encore, «on ne mélange pas les torchons avec les serviettes»). Et s'il arrive qu'une vendeuse de grand magasin épouse un brillant et dynamique P.D.G. de la finance ou de l'industrie, il faut bien avouer que cela se produit plutôt dans les feuilletons télévisés, nos modernes contes de fées, que dans la réalité.

En principe n'importe qui est censé pouvoir avoir du goût pour n'importe qui ou n'importe quoi. Dans les rapports réels il n'en est rien. Et on observe une concordance assez systématique des caractéristiques respectives des agents qui entrent en relations électives. Cela tient entre autres raisons fondamentales, au fait que l'habitus de chacun lui permet de percevoir et d'apprécier spontanément d'un point de vue de classe la personne de l'autre. De telle sorte que tout interlocuteur, tout partenaire, tout agent avec lequel on se trouve en interaction est immédiatement et intuitivement classé, non pas certes dans des catégories sociologiques précises, rationnelles, explicites, mais dans des rubriques qui, si on les formulait consciemment, pourraient s'expliciter ainsi : «cette personne n'est pas du même monde que moi» ou au contraire «nous sommes du même bord». Ce classement intuitif et qui peut atteindre un grand degré de finesse, s'effectue sans le secours de la réflexion, à partir des indices variés par lesquels se révèle la personnalité de nos interlocuteurs : allure, démarche, postures, tenue vestimentaire, image du corps et rapport au corps, élocution, vocabulaire, style, etc. (13). Bref on pourrait dire que l'identité sociale de l'autre est ressentie, vécue, plutôt que clairement conçue. Le rapport à autrui est d'abord essentiellement une communication d'habitus à habitus, un rapport pratique plutôt qu'un rapport intellectuellement appréhendé (14). C'est là ce qui lui donne son petit côté mystérieux et ineffable. Il n'est difficile d'expliquer pourquoi on aime ou on hait que parce qu'amour et haine sont une affaire d'habitus et se décident au niveau de nos structures profondes, en deçà de toute réflexion théorique. Ce n'est qu'après coup que l'intelligence se met au travail pour trouver des «raisons» socialement acceptables, des justifications à des «choix» qui ont d'abord été tranchés par les structures socialement acquises de notre sensibilité. Faute de pouvoir saisir consciemment les réactions de l'habitus, l'agent qui ressent une inclination vers tel ou tel autre agent est conduit à mettre les effets de l'habitus sur le compte de causes mystérieuses («un je ne sais quel charme encor vers vous m'emporte» comme dit le poète) et il attribue à un Destin transcendant, surnaturel, un phénomène qui n'exprime rien d'autre qu'une prédestination socialement déterminée. La formule classique des amoureux «nous sommes faits l'un pour l'autre» est tout à fait juste si on veut bien convenir que les partenaires sont généralement«faits» par les mêmes conditions sociales. Le fameux «coup de foudre» que la mythologie amoureuse présente comme le point de départ absolu de la relation élective n'est en fait que la manifestation à l'état patent de dispositions qui existaient jusque-là à l'état latent, implicite, et qui trouvent dans la rencontre avec un agent doté des caractéristiques appropriées, l'occasion de se déclarer explicitement. «Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé».

Ce qui est vrai des choix sentimentaux est tout aussi vrai de tous les autres types de choix, quel que soit le domaine de la pratique où ils s'exercent. Tout choix, tout goût (pour un partenaire sexuel comme pour une œuvre d'art, pour une nourriture comme pour un mobilier, pour un enseignement comme pour un travail, etc.), est une rencontre entre deux états de l'histoire qui sont en concordance : de l'histoire à l'état incorporé sous forme d'un habitus et de l'histoire à l'état objectivé sous forme de lieux, d'objets, d'appareils, d'institutions, de pratiques rituelles, etc. Ce qui montre bien, au demeurant, que dans la perspective où nous nous situons, non seulement l'analyse sociologique et l'explication historique ne sont pas incompatibles, mais encore qu'il est impossible de comprendre vraiment un fait social quel qu'il soit, sans voir qu'il doit ses caractéristiques essentielles à toute une histoire individuelle et/ou collective. Le social est toujours de l'histoire cristallisée et l'histoire du social en marche.

Il convient toutefois de souligner ici que la concordance entre les dispositions de l'habitus et la réalité extérieure peut avoir des «ratés», sous forme de ce qu'il est convenu d'appeler des effets d'allodoxie. L'allodoxie est une erreur d'identification, une forme défausse reconnaissance. Faute de connaître vraiment les pratiques et les produits les plus légitimes (qu'ils n'ont qu'une faible probabilité de rencontrer dans leur univers social) les agents dominés, démunis, sont réduits à s'imaginer ce que sont ces produits et ces pratiques. Il y a bien sûr un écart entre la réalité des choses et l'image qu'ils s'en donnent. Comment un illettré pourrait-il se représenter exactement en quoi consistent les pratiques du champ universitaire par exemple ? Comment un ouvrier, ou un paysan, pourrait-il se représenter exactement en quoi consistent les mœurs du monde des affaires et de la finance internationale ? Comment des marins-pêcheurs bretons pourraient-ils se représenter exactement ce qu'est la vie quotidienne dans l'establishment parisien ? Et pourtant les dominés sont, par position, toujours disposés à reconnaître la supériorité de produits et de pratiques qu'ils n'ont pratiquement aucune chance de connaître de près (15). Cet écart entre la reconnaissance et la connaissance est à l'origine de ces erreurs d'identification, ces «bévues», qui font parfois croire aux dominés que l'opérette c'est la grande musique, que les revues de vulgarisation sont la science, que les produits en simili sont de l'authentique et d'une façon générale prendre pour des pratiques distinguées, rares, raffinées, propres aux dominants, des pratiques qui en fait, aux yeux des dominants, sont encore et toujours des pratiques vulgaires, communes, grossières-, propres à des dominés. Ces erreurs trahissent l'incompétence des dominés, c'est-à-dire leur incapacité à mettre en œuvre des critères de goût, des principes d'évaluation qu'ils n'ont jamais intériorisés puisqu'ils n'appartiennent pas à leur monde.

 

(1) Les apprentissages auxquels nous faisons allusion sont aussi bien ceux qui font l'objet d'actions pédagogiques formelles, explicitement codifiées, que ceux qui font l'objet d'une action pédagogique diffuse et non intentionnelle provenant du milieu dans lequel l'agent est immergé et où il apprend, sans effort particulier, jour après jour, par familiarisation et appropriation progressives, les modèles et les normes en vigueur.

2) Par souci de simplicité nous utiliserons essentiellement le terme d'habitus, qui est le plus général, et exceptionnellement celui d'ethos, qui sert à désigner plutôt l'ensemble des dispositions morales qui font partie de l'habitus.


(3) Toutes les circonstances de la vie, banales ou hors du commun, contribuent à ce processus de programmation continue. Il va de soi que toutes les traces laissées par l'expérience ne seront pas aussi profondes ni durables, et que tous les programmes n'obéiront pas forcément à la même logique (des valeurs inculquées par la famille peuvent entrer en contradiction avec des valeurs inculquées par l'école ou par la profession, ou par l'évolution des mœurs, etc.)

(4) II est à noter que cette naturalisation est aussi une psychologisation du social : celui qui a oublié, si tant est qu'il l'ait jamais su, comment et pourquoi il a intériorisé ses dispositions à la modestie, ou à l'ambition, son goût du risque ou du confort, son penchant à la issimulation ou à la franchise, etc., finit par s'imaginer qu'il est venu au monde avec sa «psychologie» personnelle et que par conséquent celle-ci est indépendante de son appartenance sociale (milieu familial, conditions de vie, etc.).

(5) Pour exprimer ce phénomène d'inertie, la sociologie a emprunté au vocabulaire de la physique le terme d'hystérésis qui sert à désigner un effet physique qui se prolonge après que sa cause a cessé d'agir.

(6) C'est ce qui arrive à Jean Barois, le héros d'un roman de R. Martin du Gard ; après avoir passé son enfance dans une famille très croyante et pratiquante qui lui a donné une forte éducation religieuse, Jean Barois devient, du fait de ses études, des influences nouvelles qu'il subit, du contexte culturel et politique dans lequel il évolue et des circonstances historiques, un incroyant qui professe un athéisme militant, un ardent libre-penseur. Il croit avoir définitivement rompu avec la religion de son enfance, jusqu'au jour où pris dans un terrible accident de la circulation qui manque de lui coûter la vie, sa seule réaction spontanée devant le danger mortel est d'invoquer avec ferveur la protection de la Vierge Marie.

(7) C'est sur le compte de cette harmonisation spontanée des pratiques par un même habitus qu'on peut mettre la plupart de ces phénomènes d'accord, d'attirance, de compréhension mutuelle, réfléchie ou intuitive, que désigne traditionnellement l'expression de «communication des consciences». En fait de communication, la part de la communication consciente entre les agents est non seulement moindre que la part de la communication inconsciente (qui se réalise à travers des comportements et des traits non intentionnels mais révélateurs de l'habitus), mais encore cette communication consciente n'est possible que parce qu'il y a fondamentalement communauté des structures inconscientes de l'habitus. Et là où les agents n'ont pas en commun un même habitus, le risque est grand de voir se manifester une incommunicabilité foncière et insurmontable, du fait que ce qui est perçu comme évident par l'habitus des uns est ressenti comme incompréhensible ou inadmissible par l'habitus des autres. On peut dire à cet égard que dans les rapports de communication, la présence ou l'absence d'un même habitus chez les agents émetteurs et chez les agents récepteurs conduit les émetteurs soit à «prêcher des convertis» soit à «prêcher dans le désert».

(8) Lire, par exemple, sur ce sujet, l'étude de Claude et Christiane GRIGNON : «Consommations alimentaires et styles de vie. Contribution à l'étude du goût populaire», I.N.R.A.-C.N.R.S., septembre 1980 ; «Styles d'alimentation et goûts populaires», Revue française de Sociologie, octobre-décembre 1980.

(9) Sur les variations historiques des normes de la pudeur, de la politesse, etc., voir l'ouvrage de N. ELIAS, La Civilisation des mœurs, Paris, Le Livre de Poche, «Pluriel», 1977.

(10) Voir, en annexe, le tableau des fractions de la petite bourgeoisie.

(11) Si ce discours idéologique est si vivace, si tenace, c'est que, comme tous 1 discours idéologiques, il est utile en pratique, même s'il est vide du point de vi théorique proprement dit. En l'occurrence ce discours est indispensable l'établissement et au bon fonctionnement des échanges symboliques (et pas seuleme symboliques) qui s'instaurent sous la forme des relations électives. Les relatio amoureuses ou amicales reposent sur la croyance au désintéressement, à la gratuité, ; don sans retour. A partir du moment où on est convaincu que personne n'attend rien i échange de ce qu'il donne, alors bien sûr la relation élective devient un véritable pe miracle qui défie l'entendement. On a là en fait encore une illustration de ce qu'est dénégation pratique de l'intérêt.
(12) Lire, par exemple, sur ce sujet, l'ouvrage d'A. GIRARD, Le Choix du conjoii Paris, P.U.F., 1964.

(13) Tous ces indices, souvent extrêmement subtils et ténus, sont pour la plupart l'objet d'une perception infraliminaire, c'est-à-dire située en dessous du seuil de la conscience lucide. On enregistre de la sorte, sans en avoir vraiment conscience, une foule de caractéristiques auxquelles on ne fait pas expressément attention. Bien que ce type de perception se situe à la limite de l'inconscience, il contribue de façon efficace et souvent prépondérante à nous donner une «impression» bonne ou mauvaise des autres agents, à nous faire évaluer un événement, à nous faire ressentir une ambiance, sans même, à la limite, que nous soyons capables d'exprimer verbalement ce que nous ressentons.

(14) Cette communication fondamentale et implicite joue certainement un rôle décisif dans toutes les formes de cooptation par lesquelles les groupes s'adjoignent de nouveaux membres (cf. par exemple, les entretiens de recrutement) conformément au principe «qui se ressemble s'assemble». Nous n'introduirions vraisemblablement personne dans notre cercle d'amis, notre association, notre église, etc., si le nouvel élu ne nous faisait pas «bonne impression», s'il ne nous donnait pas par toute sa personne le sentiment d'être «des nôtres». Evidemment, la mise en scène aidant, un habitus peut toujours se tromper sur un autre et «introduire le loup dans la bergerie».

(15) Et c'est précisément cette reconnaissance qui caractérise l'allodoxie. On pourrait en effet, à juste raison, souligner le fait que bien des agents des classes supérieures ignorent à peu près tout de l'univers réel des classes populaires. La différence c'est que les dominants n'accordent généralement guère de reconnaissance aux pratiques et aux consommations des dominés, sauf dans le cas très particulier du populisme (voir au chapitre suivant la description des stratégies de pouvoir symbolique).

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