CHAPITRE
5
L'homologie
Les
champs sociaux qui fonctionnent actuellement dans notre société
sont tous des constructions impliquant une certaine genèse historique.
C'est dire qu'ils n'ont pas existé toujours ni partout et qu'avant
leur apparition, les pratiques qui s'y organisent et s'y développent
aujourd'hui n'avaient pas d'existence autonome ni distincte. En règle
générale moins une formation sociale est développée,
moins les besoins y sont spécifiés, moins la division du
travail y est poussée et moins les pratiques y sont différenciées
les unes des autres. Ainsi, selon les cultures et les époques,
les pratiques économiques ou politiques peuvent être immergées
dans les rapports religieux, ou au contraire les pratiques religieuses
peuvent être fondues dans les rapports de parenté, etc.,
à la façon dont, chez nous, avant la Renaissance, les pratiques
définies depuis comme artistiques étaient absorbées
dans, confondues avec les pratiques artisanales, techniciennes et manuelles
des différents corps de métier. (Il n'y avait que de l'artisanat
plus ou moins raffiné là où nous faisons une distinction
essentielle entre art et artisanat).
Dire qu'un champ se constitue historiquement c'est dire que, pour des
raisons variables liées au développement d'une formation
sociale donnée, un ensemble de pratiques existant précédemment
à l'état pratique et indifférencié, s'est
autonomisé en se donnant des structures et un mode de fonctionnement
spécifiques. Des compétences qui étaient précédemment
assez uniformément répandues dans l'ensemble du groupe et
qui permettaient à chacun de satisfaire un même besoin tout
aussi uniformément ressenti, voient leur niveau s'élever
à mesure que le besoin se diversifie et se complique du fait de
l'apparition de hiérarchies sociales nouvelles et de la multiplication
corrélative des stratégies de distinction. Par exemple le
rapport avec les puissances surnaturelles, l'au-delà, le sacré,
évolue en fonction du niveau de développement et du capital
culturel des agents, etc. Il arrive un moment où un même
message religieux ne peut plus répondre à tous les besoins
spirituels, à toutes les attentes de tous les groupes sociaux.
On voit alors se développer un clergé, un corps sacerdotal
au sein duquel s'opère une division du travail religieux de production
et de gestion des biens sacrés en fonction des différentes
clientèles qu'une Eglise veut fidéliser : on ne peut en
effet parler de Dieu de la même façon dans les châteaux
et dans les chaumières, à des maîtres et à
des serviteurs, à des savants et à des ignorants, à
des ouvriers et à des paysans, etc. Les compétences théologiques
vont se spécialisant toujours davantage de sorte que leur acquisition
demande un investissement croissant, en même temps qu'elle devient
une fin en soi. Ainsi se constitue progressivement un univers social où
tout gravite autour du rapport spécifique entre besoins spirituels
et offre de biens de salut : un champ ou marché religieux, avec
son capital propre (le pouvoir de définir et d'imposer les pratiques
religieuses légitimes), qui tend à rationaliser et à
systématiser de plus en plus explicitement les messages, les interprétations,
les rites et les liturgies, les formations, les postes, les carrières,
les grades et les hiérarchies, etc.
Dès lors que des pratiques de plus en plus élaborées
deviennent une activité sociale à part entière, on
voit des agents toujours plus nombreux s'investir et entrer en concurrence
dans le nouveau champ et contribuer par leurs initiatives propres à
la poursuite du travail de rationalisation-systématisation qui
lui a permis d'acquérir sa spécificité et sa légitimité,
celle-ci étant toujours à défendre et si possible
à augmenter. Le moteur essentiel de l'activité d'un champ,
ce qui assure sa dynamique propre, c'est l'intérêt
spécifique qu'il présente pour ceux qui s'y investissent
et qui retirent, à proportion de leur investissement, des rémunérations
et des gratifications de toute sorte, la gratification la plus fondamentale
étant sans doute de donner aux agents qui jouent à fond
le jeu social considéré, une raison d'être au monde
et la satisfaction d'être ce qu'ils sont, comme ils sont. Un agent
social —individu ou groupe— qui n'aurait aucun objectif à
atteindre, aucune fin à poursuivre, aucun investissement à
opérer dans aucune activité, aurait sans doute un sentiment
d'absurdité incoercible et perdrait la raison faute de se trouver
des raisons de vivre. En ce sens la devise sociale par excellence pourrait
être : «ça m'intéresse, donc j'existe».
On conçoit dans cette perspective que le fonctionnement d'un champ
social ait pour condition —entre autres— une adhésion
sincère de ses membres au jeu social qui leur est proposé,
à ses enjeux et à ses règles. C'est cette adhésion
sincère, continûment alimentée
par le fonctionnement même du champ, qui est le moteur psychologique
de la tendance à l'autarcie qui peut se manifester chez les agents.
Plus l'agent s'investit, plus il joue et plus il se prend au jeu. Cette
illusio (i-e le fait de
devenir le jouet du jeu que l'on joue), à la fois cause et effet
de l'investissement, tend à transformer toujours davantage la pratique
spécifique en une source de profits divers, de gratifications plus
ou moins intenses en dehors desquelles peu de choses conservent de l'importance
(«c'est une véritable passion... en dehors de ça,
plus rien ne l'intéresse... elle s'est vouée corps et âme
à ce travail... c'est devenu un vrai sacerdoce... le monde peut
bien s'écrouler, du moment qu'il fait ce qu'il aime... etc.»).
D'où la sévérité vindicative et intolérante
avec laquelle sont stigmatisés les doutes et les hésitations,
les manifestations de tiédeur, et a fortiori les trahisons et les
reniements dont peuvent se rendre «coupables» certains membres
du champ («traîtres» et «renégats»)
amenés à placer leur intérêt ailleurs. D'où
aussi les réactions de refus, de rejet, plus ou moins euphémisées,
qui accueillent toute intrusion étrangère, le soin jaloux
avec lequel sont surveillées les limites du champ et le recours
à des mécanismes divers de sélection, de cooptation
explicite ou déguisée (sous forme d'examens, concours, parrainages,
cautions, etc.) pour en contrôler le recrutement. Qu'ils fassent
des affaires, des études, du sport, de la littérature ou
de la musique, les agents d'un champ autonome n'admettent généralement
pas de voir des autorités extérieures, politiques, religieuses,
ou autres, s'immiscer dans le fonctionnement du champ pour tenter d'y
imposer une logique étrangère (un autre type de classement
interne par exemple, reposant sur d'autres critères que ceux reconnus
dans le champ). Et chaque fois que ces ingérences, ces «pressions»
se produisent, elles soulèvent des mouvements de protestation,
voire de révolte, et mobilisent la plupart des agents dans une
sorte d'union sacrée contre les puissances qui veulent régenter
le champ de l'extérieur. Pour les agents d'un champ, l'autonomie
signifie que tout ce qui s'y produit doit obéir à la logique
interne de ce champ, ou en d'autres termes ne doit pas obéir à
un autre pouvoir que celui donné par le capital spécifique,
objet et moyen des stratégies d'appropriation des agents qui veulent
bien jouer ce jeu-là mais pas un autre, ni autrement. Cette recherche
subjective de l'autarcie par les agents est une dimension psychologique
importante pour le développement de l'autonomie d'un champ. Plus
l'espace social
considéré tend à fonctionner comme un champ
clos où s'affrontent pour des intérêts
spécifiques des agents communiant dans le même intérêt
générique, plus le champ tend à devenir objectivement
indépendant des forces sociales extérieures, et plus il
se donne à lui-même ses propres règles et ses propres
instances de légitimation, renforçant par là-même
la propension autarcique de ses membres à faire de leur univers
spécifique «un Etat dans l'Etat», comme le sont ou
l'ont été, chez nous ou ailleurs, le champ religieux (l'Eglise),
le champ militaire (l'Armée), le champ économique (le Patronat,
la Banque, etc.), le champ scolaire et universitaire, etc., dont la puissance
tentaculaire parvient, parfois, à s'annexer ou se subordonner d'autres
champs. Mais si de tels rapports peuvent se produire entre champs différents,
cela revient à dire qu'en dépit des efforts des agents pour
rendre leur univers étanche et inviolable, celui-ci ne saurait
toutefois se soustraire radicalement à toute influence ou ingérence
de l'extérieur. Pour être une citadelle bien protégée,
le champ n'en est pas moins toujours assiégé, et cela pour
une raison fondamentale : un champ est un
énorme réservoir d'énergie sociale
et la tentation est permanente pour les autres champs de capter cette
énergie et d'y puiser un supplément de force, cette captation
pouvant, à l'occasion, être réciproque. Il s'ensuit
en permanence des interférences, des fusions partielles et momentanées,
des interpénétrations et des alliances stratégiques
à géométrie variable du type alliance du trône
et de l'autel, du sabre et du goupillon, de la faucille et du marteau,
du prolétariat et des intellectuels révolutionnaires, etc.
On voit que l'autonomie d'un champ, aussi réelle et grande soit-elle,
n'est jamais que relative.
Encore convient-il de bien appréhender les raisons profondes des
insurmontables limites que les champs sociaux rencontrent dans leur recherche
de l'autonomie. Certains analystes ont cru en trouver l'explication dans
le fait que «tout est politique», comme on l'entend encore
répéter à l'occasion. Bien qu'une telle affirmation
procède d'une intuition fondamentalement juste, elle ne peut malheureusement,
sous cette forme tranchée et radicale, qu'engendrer de regrettables
méprises à la fois sur la nature du politique, réduit
à la dimension politicienne, et sur la nature et le fonctionnement
des champs sociaux, réduits à des annexes du champ politique.
Certes le pouvoir politique n'étant rien de moins que le pouvoir
de faire la loi et de la
faire appliquer dans tous les domaines, il ne s'agit pas de sous-estimer
sa force et sa portée. Et on n'en finirait pas de faire la liste
de ses ingérences et immixtions dans tous les champs. Parmi ces
ingérences, les unes sont légales, constitutionnellement
fondées (par exemple, en France, l'Etat a le droit d'imposer une
certaine politique dans les domaines de la Culture, de la Santé,
de l'Education, etc.) ; les autres, généralement masquées,
sournoises, visent sciemment mais sans le dire, à mettre sous la
coupe d'une force politique tel ou tel secteur d'activité en plaçant
des hommes-liges aux postes-clés, en contrôlant l'octroi
des crédits et subventions, en instaurant des liens personnels
et des échanges informels entre responsables, entre appareils,
etc. (cf. par exemple les manœuvres incessantes des forces politiques
pour assurer leur emprise sur le champ de l'information). Au demeurant
ces empiétements se réalisent souvent en connivence avec
des agents des champs concernés qui, allant à l'encontre
des règles du jeu en vigueur dans le champ et s'exposant du même
coup à la réprobation éventuelle de leurs partenaires,
cèdent par intérêt matériel ou symbolique,
à la tentation de «politiser», explicitement ou de
façon déguisée, leurs pratiques spécifiques,
c'est-à-dire d'accroître leurs chances de profit spécifique
en faisant jouer dans le champ un capital non-spécifique (par exemple
en faisant intervenir leurs «amitiés» politiques pour
obtenir une promotion dans le champ, au lieu de faire jouer leurs seules
compétences spécifiques), ou inversement de mettre leur
capital spécifique au service d'intérêts non-spécifiques
liés à leur position dans le champ politique (par exemple
le prêtre qui se sert de son autorité religieuse pour faire
voter ses ouailles en faveur de tel ou tel candidat).
Cependant, quelles que soient la fréquence et l'ampleur de ces
phénomènes de politisation volontaire, que celle-ci soit
déclarée ou dissimulée, ce n'est pas là, en
toute rigueur, un raison suffisante pour affirmer que «tout est
politique». Tout au plus pourrait-on dire que tout est «politisable»,
ce qui reviendrait à dire que le politique ne s'introduirait dans
les champs sociaux que par accident,
d'une façon parasitaire, étrangère à leur
véritable logique de fonctionnement. C'est là un contresens
induit par une conception restrictive du
politique. Pour éviter ce contresens, il faut s'aviser
que le champ politique lui-même n'est, en dépit de son importance,
qu'un champ parmi les autres, où se sont spécifiées
et spécialisées des pratiques ayant pour enjeu le «pouvoir»
d'organiser les rapports sociaux. Bien évidemment ce pouvoir tend
à devenir une fin en soi et sa fétichisation est en relation
de causalité circulaire avec le développement d'un personnel
nombreux, diversifié en cohortes d'experts professionnels qui font
carrière dans «la» politique et qui finissent souvent
par être obnubilés par leurs investissements personnels et
leurs intérêts particuliers ou partisans. D'où la
dégénérescence fréquente du jeu politique
en jeux politiciens. Mais d'où vient qu'on reproche aux professionnels
de la politique ce qu'il ne viendrait pas à l'esprit de reprocher
à des professionnels de l'art ou du sport ? Ne sont-ils pas les
uns et les autres également passionnés par le jeu, intéressés
à obtenir la meilleure position dans les classements internes de
leurs champs respectifs, à faire triompher les couleurs de leur
clan, de leur courant, de leur chapelle, de leur club, etc. ? La réponse
la plus immédiatement évidente, c'est que les politiciens
ne sont à la place qu'ils occupent que parce qu'ils sont des représentants
de groupes sociaux qui leur ont donné expressément mandat
de défendre les intérêts du groupe. Plus précisément
les politiciens professionnels et les partisans qui militent pour eux
se voient reprocher d'oublier qu'ils sont d'abord et avant tout en charge
des intérêts d'une classe ou d'une fraction de classe sociale
pour ne plus penser qu'à leurs propres investissements dans des
stratégies électoralistes de reproduction de la position
personnelle, de l'appareil, du corps professionnel. Marx fut sans doute
le premier à souligner, sous l'appellation plutôt cruelle
de «crétinisme parlementaire» cette propension du personnel
politique à se prendre trop au sérieux, à se prendre
lui-même pour sa propre fin et à perdre ainsi le sens des
réalités, c'est-à-dire à perdre de vue la
réalité des intérêts de classe. Du moins les
politiciens savent-ils au départ qu'ils entrent dans la compétition
en vertu d'une délégation de
pouvoir. Tandis que les agents sociaux qui s'investissent
dans les autres jeux de pouvoir croient n'y engager qu'eux-mêmes,
ce qui les autorise, pensent-ils, à réclamer pour eux-mêmes
les profits éventuels que rapporte le jeu, en toute bonne conscience
et en toute légitimité. Mais cette illusion individualiste
ne change rien au fait objectif qu'en s'engageant personnellement les
agents engagent aussi, qu'ils le sachent ou non, leur capital social,
c'est-à-dire leur groupe d'appartenance. La solidarité entre
le groupe et chacun de ses membres joue dans les deux sens, et il n'est
nullement besoin d'une délégation expresse, d'un mandat
explicite, pour être institué représentant, pour le
meilleur et pour le pire : la gloire ou l'opprobre qui va à l'un
des membres rejaillit sur le groupe tout entier et inversement l'image
valorisante ou dévalorisante du groupe reste attachée à
chacun de ses membres. Cela étant, il importe de rappeler que de
tous les groupes d'appartenance, le plus fondamental est la classe sociale.
Quoi qu'en pensent les agents à titre personnel, avant d'entrer
dans la compétition de tel ou tel champ social, chacun d'eux était,
nécessairement, déjà situé quelque part dans
le champ des champs, celui des classes sociales. Tout agent, depuis sa
naissance, n'a cessé de suivre une certaine trajectoire dans la
structure des classes sociales où il occupe une position plus ou
moins dominante ou dominée. Il serait parfaitement irréaliste
de considérer que l'investissement dans un champ quel qu'il soit
puisse se réaliser indépendamment de cette appartenance
au champ des classes sociales. La matérialité et la modalité
de nos pratiques, le fait
et la façon de faire du sport, des études, de la politique,
de la philosophie, de la musique, etc., ne sont jamais sans rapport avec
la condition de classe et les déterminations qui en découlent.
Quel que soit le champ dans lequel ils s'investissent, un grand bourgeois,
un petit bourgeois, un ouvrier, un paysan ne cessent pas d'être
ce qu'ils sont fondamentalement. Cela ne signifie pas pour autant que
les déterminations de classe jouent de façon directe et
mécanique. Si elles se font sentir dans les pratiques spécifiques
d'un agent, c'est essentiellement à travers son habitus personnel
qui est nécessairement, comme nous le savons déjà,
une variante individuelle d'un habitus de classe. En France, n'importe
qui peut, en droit, pratiquer n'importe quel sport. En fait, selon qu'on
est ouvrier ou cadre supérieur on ne pratique pas les mêmes
sports et on n'a pas le même rapport à l'activité
sportive.
En d'autres termes, les pratiques des agents sont toujours le produit
de la composition de variables à la fois
intrinsèques et extrinsèques. Si l'on veut
comprendre pourquoi des agents font ce qu'ils font comme ils le font,
c'est d'abord dans le champ lui-même et dans son histoire qu'il
convient de chercher la raison de leurs pratiques. Un universitaire par
exemple, c'est d'abord quelqu'un qui joue le jeu universitaire, conformément
aux règles en vigueur dans ce jeu. Ainsi on ne peut prétendre
faire une carrière universitaire, s'approprier les profits spécifiques
qui font l'intérêt de ce type d'activité, uniquement
en se prévalant de sa naissance, de sa religion, de sa fortune,
de son appartenance politique, de son ethnie, ni de toute autre propriété
étrangère aux compétences spécifiquement universitaires
reconnues et exigées dans le champ par le groupe des pairs/concurrents
(les autres universitaires), les autorités légitimes, les
jurys, les conseils scientifiques, etc. Il faut donc reconstituer la constellation
des facteurs internes (variables intrinsèques) qui explique la
pratique considérée. L'universitaire en question est-il
passé ou non par une grande école ? Est-il spécialiste
d'une discipline théorique «pure» ou d'une discipline
appliquée ? A-t-il des activités de recherche effectives
? Dans quel cycle enseigne-t-il ? A-t-il publié ? Dans quelles
revues ? Ses travaux sont-ils cités par d'autres auteurs ? A-t-il
des activités d'administration ou de gestion universitaire ? A-t-il
des fonctions annexes dans l'édition, le journalisme, etc. ? Mais
une analyse scientifique ne saurait en rester là. Après
tout, les champs sociaux ne sont pas des îlots de déterminisme
entourés d'un océan d'indétermination. Ils sont partie
intégrante de la société globale. Il s'ensuit que
les pratiques analysées doivent aussi pour une part leurs caractéristiques
à des déterminations provenant de l'extérieur du
champ et parmi elles bien sûr, à celles qui, par la médiation
de l'habitus, sont en rapport avec l'appartenance de classe comme celles
qui, par exemple, en 1968, poussaient les assistants et les maîtres-assistants
de Lettres, Sciences humaines et Sciences, à témoigner,
dans l'ensemble, plus de compréhension et de sympathie envers les
étudiants contestataires que les «mandarins». On peut
résumer cela en disant que toutes nos pratiques sont sur-déterminées
parce qu'elles sont doublement déterminées, à la
fois de façon directe et immédiate par les facteurs intrinsèques
du champ considéré et de façon indirecte et médiate
par tous les facteurs liés à la position dans la structure
des classes sociales.
Ce n'est donc pas un effet du hasard si, dans le champ universitaire,
on trouve à Normale Supérieure une forte proportion d'enfants
de professeurs, ou d'enfants de patrons de l'industrie et du commerce
en H.E.C., ou si les rescapés des classes populaires parvenus dans
le supérieur se dirigent principalement vers l'I.U.T., la Faculté
des sciences et la Faculté des Lettres (surtout si ce sont des
filles). On pourrait faire exactement le même type de constat avec
les «choix» des agents en matière de consommations
et de pratiques alimentaires, culturelles, sportives, politiques, etc.
Leur habitus de classe confère un caractère assez systématique
à l'ensemble de leurs prises de position à l'intérieur
des classements spécifiques des différents champs, ce qui
explique qu'il
y ait des modes de vie, des styles de vie distincts et reconnaissables
dont chaque style personnel n'est qu'une variante structurale. De sorte
que, quel que soit le champ considéré, on y constate à
tout moment un classement dominant des pratiques. Celles-ci étant
classées sont par là-même classantes et selon les
pratiques qu'ils adoptent (1), les agents
se classent, schématiquement, soit dans une élite sociale,
une aristocratie où chacun est «distingué»,
«brillant», «important», «hors du commun»,
soit parmi une masse d'agents indistincts, «obscurs», «humbles»,
«ternes», «moutonniers», «vulgaires».
En règle générale les pratiques les plus distinguées,
les plus emblématiques, sont celles des agents appartenant aux
classes (ou fractions) supérieures, tandis que les pratiques les
moins valorisantes sont celles des agents appartenant aux classes (ou
fractions) inférieures. Autrement dit, la structure des différents
champs spécifiques reproduit la structure du champ des classes
sociales. Cela ne signifie pas qu'on trouve dans la population de chaque
champ social des agents de toutes les classes ni dans les mêmes
proportions que dans la société globale. C'est ainsi que
les classes populaires par exemple sont pratiquement absentes ou seulement
présentes par procuration dans les champs où le droit d'entrée
suppose un important capital économique, culturel ou symbolique
(le champ politique n'y faisant pas exception, même dans les sociétés
qui se disent «démocratiques»). Ce que l'on retrouve,
en revanche, dans tous les champs, c'est le même
rapport entre un pôle dominant et un pôle
dominé, celui-ci étant généralement occupé
par des agents d'une condition sociale inférieure à celle
des occupants du pôle dominant. On peut en ce sens parler d'une
véritable homologie structurale
entre champs spécifiques et champ des classes sociales.
Il faut évidemment se garder de croire qu'il existe une correspondance
mécanique entre position de classe et position dans les classements
d'un champ, pas plus qu'il n'y a similitude rigoureuse entre toutes les
positions d'un même agent dans des champs différents. A la
suite de la crise de mai 1968 on a vu des étudiants exaltés,
issus de familles bourgeoises, se faire embaucher comme O.S. dans des
usines, allant ainsi à rebours de leur destin social le plus probable,
de même qu'on a vu des intellectuels parisiens sortir de leur trajectoire
modale pour se convertir à l'élevage des chèvres
en Corrèze. Ces pratiques, ou d'autres analogues, peuvent toujours
se produire. Mais leur probabilité demeure assez faible et les
rend aberrantes (statistiquement parlant). Pour les voir apparaître
il faut des concours de circonstances assez exceptionnels dans la vie
d'un individu ou d'un groupe (une situation de crise par exemple). Habituellement,
à grande échelle, les pratiques sociales se distribuent
à l'intérieur des différents champs sociaux de façon
harmonique et compatible avec la domination de classe (ou fraction) établie
dans le champ des classes sociales.
On aura compris que l'homologie structurale est la clé essentielle
d'une domination durable et généralisée. Que serait
en effet la domination d'une classe (ou d'une fraction) si elle ne disposait
pour l'assurer que des seuls moyens du pouvoir politique au sens étroit
du mot ? Il ne suffit pas d'avoir en main les leviers du gouvernement
pour dominer. Encore faut-il établir son hégémonie,
c'est-à-dire devenir manifestement la classe ou la fraction qui
a non seulement la force mais aussi la légitimité, qui est
justifiée d'être ce qu'elle est, d'exister comme
elle existe, c'est-à-dire d'être excellente et donc exemplaire,
à la fois inimitable et toujours à imiter. D'où la
nécessité d'assurer cette hégémonie partout,
dans chaque champ social si possible et le plus durablement possible.
A défaut de quoi il est facile d'imaginer ce que deviendrait la
domination d'une classe : cessant d'être le modèle sur lequel
se réalise le consensus le plus large, et d'avoir les pratiques
les plus valorisantes et les plus distinctives, sa domination serait réduite
au monopole du recours à la violence physique et elle serait constamment
obligée de réduire des opposants plutôt que de séduire
une clientèle, casser des têtes plutôt que de les compter.
On réalise mieux, dans ces conditions, pourquoi les classements
internes d'un champ ne sont jamais tout à fait indifférents
d'un point de vue politique au sens large. Pour l'observateur naïf
dont le regard s'arrête aux comportements individuels et isolés,
il peut sembler anodin qu'un agent, parmi des millions d'autres, fasse
ceci plutôt que cela, ainsi plutôt qu'autrement, par exemple
qu'un agent pratique le golf, le squash, le polo ou l'équitation,
plutôt que l'escalade, le judo, le marathon ou plutôt que
le cyclisme, le football et la boxe. Mais si on cesse de considérer
isolément de tels choix, si on les resitue dans le système
homogène des goûts de l'agent, et si on considère
l'agrégation statistique de tous les agents ayant à peu
près le même système de goûts, alors on doit
convenir qu'aucune pratique individuelle n'est totalement insignifiante
du point de vue de la lutte que se livrent sous de multiples formes les
classes (et les fractions) pour le pouvoir de contrôler l'ensemble
de la société, c'est-à-dire, en dernière analyse,
pour occuper les meilleures places et les meilleurs postes partout où
il y a quelque profit matériel et/ou symbolique à retirer
du jeu social. Sans même que cela fasse nécessairement l'objet
d'un calcul rationnel ni a fortiori d'une conspiration organisée,
les agents font dans chaque champ social des investissements stratégiques
qui, parce qu'ils sont guidés par leur habitus de classe, tendent
objectivement à consolider ou à accroître les chances
de profit qu'ils ont en commun avec leurs pairs. On voit ainsi s'instaurer
entre les élites dirigeantes des différents champs, qui
font elles-mêmes partie, ou aspirent à faire partie, des
classes dominantes, une sorte de pacte tacite,
de solidarité de classe fondée sur une convergence profonde
d'intérêts, qui les fait se ménager et s'avantager
mutuellement en toutes circonstances, dans un échange incessant
et informel de services rendus avant même d'être sollicités,
de faveurs, de passe-droit, de témoignages de considération
qui constituent de précieux adjuvants dans les luttes spécifiques
et qui font que, par exemple, dans le champ judiciaire, les tribunaux
sont plus spontanément
enclins à la mansuétude envers les membres de la «bonne
société» qu'envers les petites gens, comme le soulignait
déjà La Fontaine, sans avoir lu encore les statistiques
de l'INSEE.
Il va de soi que les agents de la classe dominante sont intéressés
plus que tous autres à la reproduction de leur position dominante.
Mais pour assurer la reproduction de la structure des classes sociales
et des rapports de domination qu'elles entretiennent, il faut que tous
les agents, y compris les dominés,
travaillent ensemble à établir les conditions économiques
et sociales de cette reproduction sociale. Il faut que tous les agents,
dominés compris, unis dans un consensus massif, acceptent librement,
voire avec enthousiasme et ferveur de s'investir dans des compétitions
sociales apparemment loyales, où les concurrents sont censés
partir à égalité et où les seules inégalités
admises sont les inégalités naturelles ou plutôt celles
qui sont baptisées naturelles et qui ne sont en fait le plus souvent
que des propriétés acquises socialement mais naturalisées
(Hier, le «sang», la «race», par exemple ; aujourd'hui
Inintelligence», le «dynamisme», l'«esprit d'entreprise»,
l'«ambition», etc.). Cette naturalisation permet de légitimer
les inégalités des distributions d'un point de vue méritocratique
(«il a bien mérité d'accéder au poste qu'il
occupe, d'en retirer les profits qu'il en retire, c'est le meilleur»).
Les différents champs sociaux se prêtent à merveille
à l'instauration de ces compétitions sociales, puisque chaque
champ constitue un jeu social bien délimité, bien codifié,
en la valeur duquel les agents communient avec une foi aveugle autant
qu'inébranlable, un jeu où en apparence tous les concurrents
sont «logés à la même enseigne» et où
la règle est «que le meilleur gagne».
C'est donc dans et par leurs luttes internes
—qui par leur seule existence ne cessent d'alimenter
et de réactiver la foi des agents dans la valeur du jeu et des
enjeux— que les agents des différents champs, et tout particulièrement
ceux des champs symboliques, produisent des stratégies qui, en
assurant l'appropriation du capital spécifique, contribuent à
l'insu même des agents à assurer
les conditions économiques et sociales de leur propre reproduction
et donc de la reproduction de la structure des classes sociales.
L'homologie structurale des champs, ou ce qui revient au même leur
autonomie relative, impose ce que l'on pourrait appeler une logique
du coup double aux pratiques doublement déterminées
des agents, logique qui fait qu'en se battant pour le triomphe de leurs
intérêts spécifiques dans le champ ils se battent
inévitablement aussi, sans toujours s'en rendre compte, pour les
intérêts d'une classe ou d'une fraction. En se servant, inévitablement
on sert et en servant, inévitablement, on se sert.
Un agent du champ artistique, ou du champ scolaire, ou du champ de l'information,
etc., fait ce qu'il fait (peint, compose, écrit, parle) en fonction
de sa position dans le champ. Il fait ce qu'il fait comme il le fait pour
se distinguer de ce que font les autres agents du champ qui le dominent
ou qu'il domine, et avec lesquels il est en concurrence pour l'appropriation
du capital spécifique. Et c'est précisément en se
préoccupant de rentabiliser ses investissements dans le champ autonome,
et en se préoccupant uniquement de cela, que par surcroît
et sans le vouloir expressément, il va répondre aux attentes
de tel ou tel public qui occupe dans le champ des classes sociales une
position qui a toute probabilité d'être en homologie avec
la position occupée par l'agent dans le champ autonome (le public
du Monde n'est pas celui
de l'Humanité ; le
public de Gérard Oury n'est pas celui de Godard ; le public de
Mireille Mathieu n'est pas celui de Teresa Stich-Randall ; le public du
Salon des Cheminots de la S.N.C.F peintres amateurs, n'est pas celui des
galeries d'avant-garde parisiennes ; etc.). Ainsi, par sa seule activité
spécifique, l'agent va confirmer, conforter telle classe ou telle
fraction ou telle catégorie sociale dans son être social,
dans l'affirmation de son identité, de ses aspirations ou revendications,
il va contribuer à donner des idées à certaines forces
sociales et de la force sociale à certaines idées, et sans
cesser à aucun moment de faire du droit, de la philosophie, du
théâtre, de l'architecture ou de la cuisine gastronomique,
il ne va pas cesser ce faisant, de faire de la politique, au sens large
du terme, c'est-à-dire de contribuer aux luttes par lesquelles
les groupes sociaux s'efforcent de conserver ou de conquérir le
pouvoir de diriger l'ensemble de la société pour leur plus
grand profit.
En vertu de la logique du coup double, toute pratique spécifique,
même la plus étrangère en apparence au jeu politique
(au sens politicien) peut ainsi être «récupérée»
objectivement par celui-ci,
alors même que l'agent impliqué dans cette pratique est en
droit de dire : «mais je n'ai pas voulu donner cette signification-là
à mes actes». Tout succès ou tout échec, que
ce soit celui d'un livre, d'un spectacle, d'une équipe sportive,
d'une mode, d'un style, d'un homme, d'une émission, d'un magazine
littéraire, d'une méthode pédagogique, etc., apporte
ou retire de l'eau au moulin de la domination de classe (2).
Depuis la Renaissance, les classes dominantes européennes (aristocratie
de cour puis bourgeoisie) ont peut- être beaucoup mieux assuré
leur domination hégémonique par l'imposition douce de leurs
«bonnes manières» (de table, de lit, et autres règles
de politesse) et la reconnaissance par les dominés, convaincus
de grossièreté, de l'excellence du style de vie dominant,
que par le recours aux méthodes brutales de la répression.
La fourchette et le mouchoir, instruments apparemment anodins, dépourvus
de signification politique, ont sans doute plus fait pour la propagation
et la consolidation de l'ordre bourgeois que les exactions et les persécutions
patronales et policières, car bien au-delà de leur usage
strictement technique, la fourchette a d'abord été un sceptre
et le mouchoir un fanion, c'est-à-dire des objets hautement symboliques,
des emblèmes, des signes de ralliement (qui font des ralliés),
des marqueurs de la puissance sociale, qu'ils n'ont d'ailleurs pas absolument
cessé d'être, au moins dans la modalité de leur usage,
malgré leur extrême vulgarisation. Pour donner un exemple
de surdétermination qui, avec le recul historique, a pris une signification
particulièrement nette, on peut évoquer la querelle apparemment
littéraire qui s'est déclarée dans le champ culturel,
en Allemagne, vers la fin du XVIIIe siècle (3)
: lorsque les intellectuels de l'époque (Gœthe, Schiller,
Lessing, etc.) expriment avec vigueur leur goût enthousiaste pour
le théâtre shakespearien, ils font quelque chose de plus
et quelque chose d'autre qu'un choix purement esthétique, même
si dans leur esprit il n'est question que de porter un jugement de goût
littéraire. Comme le montre N. Elias, il s'agit en dernière
analyse, d'une prise de position politique euphémisée, transfigurée
en prise de position esthétique, qui s'inscrit dans la lutte que
la bourgeoisie allemande montante (dont fait partie l'intelligentsia mentionnée),
nationaliste et germanophone, livre dès cette époque à
la classe dominante, la noblesse de cour allemande, francophone, grande
admiratrice et consommatrice de modèles culturels français,
qui n'aime que la tragédie classique de Corneille et Racine, et
qui considère le théâtre shakespearien comme «un
divertissement pour basses classes». De sorte que, en exprimant
un jugement de goût, chaque classe exprime son dégoût
du goût de la classe opposée, le mépris
affiché pour tel ou tel type de consommation culturelle n'étant
qu'une manifestation, socialement avouable, du mépris ou de la
haine de classe. A travers ce qui, à première vue, pourrait
apparaître comme une «simple» querelle esthétique,
s'actualisent d'un côté une volonté de domination
hégémonique, de l'autre la contestation de cette domination.
Contestation qu'on peut donc qualifier de politique, au sens large du
terme et qui peut toujours s'exprimer dans les formes spécifiques
d'un champ culturel, lorsqu'elle ne peut emprunter le registre spécifique
du champ politique (ce qui était le cas en l'absence d'un champ
politique unifié dans l'Allemagne de l'époque, encore morcelée
en une mosaïque de petits états princiers indépendants).
L'exemple qui précède illustre bien le fait que la relation
entre deux pratiques sociales spécifiques
(aimer ou détester Shakespeare - envoyer ses enfants à l'école
laïque ou à l'école confessionnelle - lire le
Figaro ou l' Humanité
- jouer au bridge ou à la belote - boire du whisky ou du pastis
— etc.) est toujours dominée
par la relation entre les groupes sociaux qui adoptent ces pratiques.
Ce qui revient à dire que la lutte entre classes (et entre fractions)
pour l'hégémonie ne se présente pas exclusivement
sous forme d'affrontements déclarés entre dominants et dominés
dans le champ des classes sociales. Certes, l'histoire et l'actualité
sont riches d'exemples de conflits inter-classiques qui ont parfois atteint
un degré de violence extrême. Une forme de romantisme révolutionnaire
dans les classes dominées s'accorde avec une forme de vindicte
réactionnaire dans les classes dominantes, pour focaliser l'attention
sur les moments les plus explosifs, les plus furieux et les plus sanglants,
de ces affrontements séculaires entre «gros» et «maigres»
de tous les temps, plébéiens et patriciens, paysans pauvres
et grands seigneurs, prolétaires et patrons, «versaillais»
et «communards», sur lesquels plane le souvenir de figures
réelles ou imaginaires, exaltantes pour les uns, haïssables
pour les autres, comme celles de Spartacus, de Jacquou-le-croquant ou
de Monsieur Thiers. Mais on aurait tort de réduire la lutte des
classes à ces épisodes de guerre civile qui, en dépit
de leur relative fréquence à l'échelle historique
—au demeurant très significative— ne constituent que
des temps forts et explicites d'une lutte qui, habituellement, se poursuit
aussi, et peut-être surtout de nos jours, sous forme de luttes pour
imposer ou abattre des hiérarchies spécifiques dans des
champs autonomes. Bref, la lutte des classes
au quotidien et prosaïquement se présente
le plus souvent sous la forme transformée, méconnaissable,
hautement euphémisée et par là-même socialement
acceptable, de la lutte pour la hiérarchisation légitime
des diverses pratiques (ou variantes d'une même pratique), c'est-à-dire
de la lutte pour les classements sociaux.
Lutte inégale que les dominants ont d'autant plus de chances de
remporter que ses enjeux sont moins évidemment et explicitement
en rapport avec leurs intérêts spécifiques et qu'ils
se présentent davantage sous la forme d'un intérêt
général et de valeurs universelles auxquels les dominés
ne peuvent faire sérieusement objection sans insulte au «bon
sens», au «bon goût» et au «bon droit».
On peut, grâce au concept d'homologie structurale, jeter un peu
plus de lumière sur les questions liées à l'identité
sociale des agents individuels et collectifs. On sait qu'aux analyses
d'inspiration essentialiste/substantialiste, qui ont tendance à
définir les groupes et les personnes de façon tranchée
et univoque, en se fondant sur des critères objectifs ou supposés
tels, il est facile d'opposer les fluctuations, les changements voire
les contradictions que tout observateur peut relever dans les comportements
d'un même agent et qui témoignent pour le moins d'une cohérence
limitée entre les différents «moi» (ou «nous»)
qui s'actualisent concrètement dans les rapports réels,
en situation. Telle la chauve-souris de la fable, l'agent social est en
mesure de dire : «je suis oiseau : voyez mes ailes ; je suis souris
: vivent les rats». Ces sautes d'identité trouvent leur principe
explicatif dans la relative autonomie des champs sociaux. Chaque jeu social,
en se développant pour lui-même, crée un univers ayant
sa rationalité (sa logique propre) qui s'impose à quiconque
veut jouer le jeu. Changer de champ, c'est modifier plus ou moins radicalement
le registre dans lequel on interagit avec les autres agents. La spécificité
des différents espaces et donc des différents investissements
exerce une action pédagogique sur les agents, qui contribue à
provoquer des clivages internes de la sensibilité et de la réflexion,
et d'une façon générale à «éclater»
les structures conscientes et inconscientes de la subjectivité
chez les agents qui, à la limite, peuvent acquérir autant
de «personnalités» qu'ils coiffent de casquettes et
jouent de personnages. Ce qui s'énonce à l'occasion de façon
très explicite dans des préceptes comme, par exemple, «ne
mélangeons pas les affaires et les sentiments», préceptes
commodes qui permettent à un agent de passer sans transition mais
avec une égale sincérité, de la recherche des bénéfices
de l'amour à l'amour des bénéfices et inversement.
Ces passages soudains d'une logique à une autre, loin d'être
l'expression d'une essence a priori, ne sont que la manifestation au plan
subjectif des logiques objectives intériorisées par les
agents du fait de leur appartenance multiple à des champs différents.
C'est en effet au travers de ces investissements obéissant à
des logiques spécifiques, dans l'affrontement et la négociation
avec d'autres agents, que se construit l'identité sociale d'un
agent, identité forcément multiple, plurielle, qui ne va
pas sans discordances ni parfois sans douloureux déchirements.
Il n'en reste pas moins que la construction de l'identité sociale,
comme tout processus dialectique, combine des forces contradictoires.
Si des facteurs centrifuges, liés à la multiplicité
des investissements spécifiques dans des champs relativement autonomes,
ont des effets évidents de fission identitaire si l'on peut dire,
inversement des facteurs centripètes non moins réels agissent
dans le sens d'une intégration des différentes dimensions
du «moi» (ou du «nous»). Cette action unificatrice
qui tend à accroître la cohérence des structures internes
à l'agent, a pour fondement objectif essentiel l'ensemble relativement
stable des propriétés inhérentes à la condition
et à la position de classe, qui font corps avec l'agent et qu'il
transporte partout avec lui. De sorte que l'identité qui se construit
dans la pratique n'est jamais qu'un compromis entre les déterminations
par l'appartenance à des champs spécifiques et les déterminations
par l'appartenance au champ des classes sociales.

(1)
La publicité exploite systématiquement les propriété
classées-classantes des diverses pratiques avec des slogans du
type : «Consommez le produit X..., vous ferez partie de l'élite».
Comme tous les dominés n'ont pas les moyens de payer le coût
de l'appropriation de tous les biens qui sont des marqueurs sociaux
de l'appartenance à la classe ou aux fractions dominantes, ils
sont contraints de rabattre de leurs prétentions et de se rabattre
sur des succédanés, des ersatz. Cette inadéquation
entre le coût réel de l'appropriation et les moyens réels
d'y faire face est à l'origine du développement du marché
du simili, c'est-à-dire du marché des produits de faux
luxe donnant l'illusion du vrai luxe (faux bois, faux cuir, fausse fourrure,
fausse croisière, fausse culture légitime, etc.) qui,
avec l'accroissement des classes moyennes en particulier, est devenu
de nos jours un phénomène de grande envergure, de même
que le développement corollaire du crédit à la
consommation.
(2)
On a un exemple, minuscule mais qui a l'avantage d'être parfaitement
explicite, de cette «récupération» permanente,
par le jeu politique, des classements instaurés dans d'autres
champs, avec cet incident rapporté par la presse :
«Au terme de la séance des questions, le Président
de l'Assemblée nationale, M. Laurent Fabius, qui entendait rassembler
l'ensemble des députés dans un hommage à M. Maurice
Allais, prix Nobel d'économie, s'attira cette réplique
sur les bancs de l'opposition : «Prix Nobel d'économie
libérale !». (Le Monde, 21 octobre, 1988, p. 8)
(3)
Voir à ce sujet : Norbert Elias, La civilisation des mœurs,
Calmann-Lévy, 1973.
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