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ALAIN ACCARDO

Initiation à la sociologie
L'illusionisme social.

 

 

UNE LECTURE DE BOURDIEU
Nouvelle édition refondue, Le Mascaret - 52, rue des menuts, Bordeaux

CHAPITRE 6

Les stratégies

Le terme de «stratégie» exprime habituellement (conformément à son origine militaire) l'idée d'un plan réfléchi, d'un calcul rationnel mettant explicitement en rapport des objectifs définis et des moyens précis pour atteindre ces objectifs.

Si l'on s'en tenait à cette définition usuelle de la stratégie, il faudrait logiquement en déduire que toutes les stratégies par lesquelles un agent cherche à accroître son capital, en s'appropriant les profits spécifiques que produit l'activité d'un champ, sont des calculs délibérés et totalement conscients. En fait, d'un point de vue psychosociologique, il faut donner une autre acception au terme de stratégie. Non pas que les agents sociaux ne fassent jamais de calculs, de plans explicites et mûrement réfléchis. Mais cela ne constitue qu'une partie, et pas la plus grande, de nos pratiques. Comme nous l'avons déjà dit, grâce à notre habitus, à notre système complexe et transposable de prédispositions durables, nous possédons tout un potentiel de pratiques adaptées d'avance à un grand nombre de situations capables de nous assurer un rendement satisfaisant de nos investissements en capital dans tel ou tel champ. En somme, l'habitus est un opérateur de calcul inconscient qui nous permet de nous orienter correctement dans l'espace social sans avoir besoin d'y réfléchir. Les actions pédagogiques multiples auxquelles nous sommes soumis nous permettent d'acquérir les compétences indispensables pour tenir convenablement notre place dans le jeu social (1). Mais à la différence des rôles de théâtre, les rôles sociaux ne sont pas appris par cœur dans les moindres détails. Ce sont des rôles largement improvisés à partir du canevas constitué par la rencontre entre notre habitus et la situation concrète dans laquelle nous nous trouvons. Il suffit d'avoir bien intériorisé les règles du jeu, la logique du champ, pour jouer correctement et ramasser les gains correspondant à nos mises, c'est-à-dire à nos investissements. On peut dire à cet égard que tout agent possède un certain niveau de maîtrise de la pratique dans laquelle il est engagé. Mais il doit être bien clair que cette maîtrise est d'abord essentiellement une maîtrise pratique de la pratique, c'est-à-dire une aptitude à adopter les stratégies conformes (à la logique du champ, à la position occupée dans le système) sans le secours de la pensée réfléchie et explicite. Il y a ainsi une foule innombrable de choses que nous savons faire parce que nous avons appris à les faire, et au sujet desquelles nous n'avons jamais eu à nous interroger. Pourquoi faire ceci plutôt que cela, pourquoi le faire ainsi et pas autrement, comment pourrait-on faire autrement, pourquoi faire cela plutôt que rien du tout, etc. ? Ces questions ne nous ont jamais effleurés. Et on le comprend bien. S'il fallait en effet réfléchir au moindre de nos actes, à la moindre parole, à la moindre réaction, nous serions bien embarrassés et bien limités dans nos comportements. Tant que nos pratiques spontanées sont adaptées noui n'avons pas de raison majeure d'y réfléchir. En revanche lorsqu'une situation nouvelle exige une réponse qui n'est pas déjà inscrite dam notre habitus, nous sommes bien obligés de réfléchir au problème qui se pose. C'est alors que nous quittons le plan du vécu, celui de la maîtrise pratique de la pratique, pour nous situer au plan du conçu, celui de la maîtrise symbolique de la pratique. Maîtriser symboliquement la pratique c'est devenir capable d'engendrer des pratiques non spontanées qui obéissent à des règles explicites, à des raisonnements formels. Ce sont les insuffisances, les lacunes, les échecs de la maîtrise pratique de la pratique qui suscitent le passage à la maîtrise symbolique et rationalisée. Autrement dit c'est là où les stratégies inconscientes et automatiques d' l'habitus sont mises en échec qu'il faut leur substituer des stratégies; conscientes et délibérées. Ainsi toutes nos pratiques peuvent se distribuer à des degrés divers entre deux pôles opposés : à une extrémité les pratiques qui nous donnent le sentiment d'agir de façon totalement libre parce qu'elles sont en fait commandées par une logique qui nous échappe, celle de l'habitus, à l'autre extrémité les pratiques consciemment et expressément réglées, codifiées par des règles grammaticales, techniques, morales, juridiques, etc. D'un côté des pratiques qui vont de soi, tellement évidentes qu'on n'a pas besoin de les expliquer ou de les justifier. De l'autre des pratiques que seule la raison et la règle peuvent imposer. Par exemple pour un enfant élevé dans une cité ouvrière la pratique langagière spontanée consiste à parler le français comme on le parle dans son milieu, dans sa bande, dans sa famille. Cela ne lui pose aucun problème tant qu'il s'agit de communiquer avec ses parents ou ses copains. Mais à l'école ses stratégies de communication automatiques sont mises en échec par la nécessité de parler et écrire une langue académique qui est pour lui presque l'équivalent d'une langue étrangère. Et comme son habitus linguistique est incapable de lui faire maîtriser spontanément cette langue scolaire, l'enfant est obligé de fournir des efforts considérables et parfois insurmontables pour maîtriser une nouvelle stratégie conforme aux impératifs de la logique scolaire.

Cet exemple nous permet d'ailleurs de souligner au passage à quel point la rencontre avec des situations nouvelles, des milieux nouveaux, des mœurs nouvelles, des univers sociaux différents est propice à la prise de conscience par les agents du caractère arbitraire du système de croyances et de mœurs dont ils avaient jusque-là la maîtrise pratique. Tant que je n'ai pas rencontré de pratiques différentes des miennes je peux m'imaginer que mes pratiques sont nécessaires, c'est-à-dire qu'elles sont «naturelles» et ne peuvent pas être autres que ce qu'elles sont. Je peux continuer à croire que ma façon de parler ou de manger, de me réjouir ou de m'attrister, de travailler ou de me divertir, d'aimer ou d'envisager le temps et l'espace, que tout cela est évident, normal, inévitable. Jusqu'au jour où, me trouvant dans des conditions objectives nouvelles, mon habitus continue à fournir des réponses spontanées manifestement désaccordées par rapport aux conditions nouvelles. Il est temps alors de réfléchir et de remplacer, si possible, la stratégie automatique par la stratégie rationnelle, qui finira peut-être par tomber elle-même, à la longue, au rang de stratégie automatique, puisque, comme nous l'avons vu un peu plus haut, l'habitus ne cesse de subir et d'intégrer les effets pédagogiques de l'expérience.

Ce n'est donc pas par hasard que les agents obtiennent les résultats qu'ils obtiennent. Qu'il s'agisse de métier, de salaire, d'établissement scolaire, de diplôme, de résidence, de vacances, de mariage, d'activités culturelles ou sportives, etc., tout se passe comme si la maîtrise pratique des agents leur permettait de connaître intuitivement les probabilités objectives d'appropriation de telle ou telle variété de capital. La maîtrise pratique du champ se traduit chez l'agent par des attentes, des espérances subjectives en concordance avec la position occupée (et avec la trajectoire suivie jusque-là). Les aspirations sont spontanément ajustées au capital possédé, de telle sorte que les agents n'obtiennent rien qu'ils n'aient raisonnablement voulu et ne veulent raisonnablement que ce qu'ils peuvent obtenir. Il peut paraître surprenant de voir à quel point les agents savent se limiter et s'accommoder de ce que les conditions objectives les autorisent à revendiquer et de ce qu'elles leur refusent. Le vieil adage légué par les anciens («cordonnier, ne regarde pas plus haut que la chaussure») semble être la règle de l'immense majorité des agents. Sans avoir le sentiment de se contraindre, de s'imposer un renoncement, chacun est conduit à adopter la stratégie compatible avec sa position dans le champ. Cela ne signifie pas que les agents s'abstiennent de nourrir des aspirations ou de formuler des revendications ; cela signifie seulement que ces aspirations et ces revendications sont dans l'ensemble «convenables», «raisonnables», non exorbitantes par rapport à la position occupée, et que sans effort particulier les agents évitent d'avoir «les yeux plus gros que le ventre», ou de vouloir «péter plus haut que leur derrière», ou de «vouloir décrocher la lune», conformément au «bon sens», c'est-à-dire au sens pratique qui leur a été inculqué.

Si les agents s'accommodent aussi facilement des limitations de leur condition, c'est évidemment parce que ces limitations sont inscrites dans leur habitus et que celui-ci ne leur dicte en conséquence que des choix socialement acceptables. Les agents vivent ces choix comme l'expression même de leur volonté personnelle, et ils n'ont absolument pas conscience que tout choix est en même temps une censure, un refoulement, la négation de toutes les autres possibilités. Le choix est vécu positivement comme une réalisation effective, un accomplissement, et non pas négativement comme une impossibilité de faire autrement, comme une mutilation. Bref, chacun a appris à faire de nécessité vertu. Semblables au renard de la fable qui ne pouvant atteindre les raisins d'une treille trop haute décrète que ces raisins après tout «sont verts et bons pour des goujats», transformant ainsi son échec en marque de dédain et de supériorité, nous excellons habituellement à tourner à notre avantage et à percevoir comme des vertus les nécessités qui nous sont imposées par la position objective que nous occupons. On peut, de ce point de vue, dire que les goûts sont le produit de l'intériorisation de la nécessité. Plus exactement ils sont le produit incorporé et naturalisé de conditions sociales d'existence qui se définissent par leur distance à la nécessité (et tout d'abord à la forme la plus contraignante de la nécessité : la nécessité économique). La distance à la nécessité et donc le degré de liberté dans le choix sont évidemment plus grands pour les agents pourvus d'un capital important que pour ceux qui en sont dépourvus. On aime forcément la viande de porc et les haricots secs quand on ne peut pas s'offrir du bifteck et des haricots verts frais. Pascal faisait à juste raison remarquer que personne n'est malheureux de n'être pas roi, sauf un roi dépossédé de son pouvoir parce que justement la condition normale d'un roi est de continuer à régner. De même personne n'est malheureux de n'avoir qu'une seule bouche alors que tout le monde se lamenterait de n'avoir qu'un œil. Faire de nécessité vertu c'est avoir appris à refuser nous-mêmes ce que la société nous refuse, à assumer sans réticence le destin social le plus probable qui nous est réservé et à nous réconcilier avec l'inévitable, comme un spectateur de music-hall qui croit sincèrement avoir lui-même choisi dans le paquet que lui présente le prestidigitateur la «carte forcée» que celui-ci l'a en réalité obligé à prendre. Qu'il s'agisse d'épouser un ouvrier spécialisé ou un P.D.G., de préparer un D.U.T. d'électronique ou une agrégation de médecine, d'habiter une cité-dortoir ou un quartier résidentiel, de boire du gros rouge ou des grands crus à tous les repas, chacun a le sentiment qu'il fait ce qu'il doit, qu'il a ce qui lui est dû. En d'autres termes l'ordre établi n'est pas seulement un ordre établi à l'extérieur de nous-mêmes. C'est aussi et surtout un ordre établi en nous-mêmes, et qui se reproduira d'autant mieux à l'extérieur qu'il est plus profondément enraciné à l'intérieur.

Et pourtant, malgré ces pesanteurs du système, malgré cette inertie de l'habitus, la réalité bouge, et finit par changer. Il importe à cet égard de préciser qu'il n'y a pas à opposer mécaniquement la stabilité et le mouvement des structures sociales parce qu'en fait, c'est la même logique qui entraîne la reproduction des structures et leur transformation. L'accumulation des différentes espèces de capital modifie le rapport des forces sociales, en modifiant les conditions objectives d'existence. Par exemple au XIXe siècle, l'accumulation capitaliste a entraîné la prolétarisation des masses paysannes, la massification industrielle urbaine, l'accroissement du niveau moyen d'instruction des travailleurs, etc. D'où inévitablement l'apparition d'un nouvel habitus de classe : l'habitus ouvrier avec ses aspirations, ses revendications spécifiques ; habitus qui lui-même a continué à évoluer avec les transformations du système industriel capitaliste. Ces transformations ont aussi entraîné le développement de couches et de catégories nouvelles de travailleurs (par exemple les «cols blancs», les employés, etc.), elles-mêmes porteuses de revendications, de besoins. Si les revendications et les besoins qui apparaissent à mesure que le capital s'accumule étaient normalement satisfaits, chacun y trouverait son compte et la stabilité serait assurée. Mais la logique de l'appropriation du capital par les dominants qui tend vers la monopolisation fait que des aspirations légitimes ne sont pas satisfaites. On ne peut pas à la fois tendre à monopoliser le capital et le répartir équitablement en fonction des besoins réels. D'où des frustrations, du malaise, du mécontentement, des luttes pour modifier les choses. Et ainsi, d'une génération à l'autre, l'habitus se transforme en intégrant des dimensions nouvelles et des aspirations contradictoires à la fois au changement et au maintien de l'ordre existant. Par exemple, les couches moyennes sont partagées entre le désir de faire tomber les barrières qui les séparent de la bourgeoisie dominante et la crainte de voir tomber les barrières qui les séparent des classes populaires. Dans les classes populaires elles-mêmes on est loin de voir régner uniformément, tant s'en faut, des aspirations révolutionnaires. Les militants révolutionnaires savent combien il est difficile de mobiliser les travailleurs les plus exploités, les plus démunis. En effet, le comble de la dépossession c'est d'être aussi dépossédé de la capacité de réfléchir à la dépossession dont on est victime et de ne pas pouvoir prendre conscience qu'il est possible de se battre pour mettre fin à cette dépossession.

Ainsi donc la reproduction des structures sociales n'exclut pas mais au contraire implique une certaine dose de changement inévitable. Il n'y a pas reproduction stricte, étroite, des structures (au sens où on l'entend quand on parle de la copie fidèle d'un original), mais reproduction élargie, qui à terme engendre des rapports nouveaux. (Que l'on songe par exemple à la façon dont les rapports économiques capitalistes se sont lentement constitués au sein même de la société féodale qui s'est pourtant «reproduite» pendant des siècles tout en se transformant progressivement).

Il n'est donc pas contradictoire avec l'affirmation que les choses peuvent changer, de dire qu'elles ne changent pas vite et que la cause de cette lenteur c'est, entre autres causes, l'inertie des habitus qui conduit les agents à se comporter pour une large part en reproducteurs sociaux (et cela est vrai même pour les agents qui au plan politique adoptent des positions révolutionnaires).

Pour être tout à fait rigoureux, il faudrait préciser que la disposition à faire de nécessité vertu, à se censurer et à renoncer à ce à quoi on n'a pas droit, est elle-même une disposition qui s'acquiert et se renforce avec les enseignements de l'expérience.

Les nouveaux entrants dans un champ, c'est-à-dire le plus souvent les agents les plus jeunes, n'ont pas encore entièrement intériorisé la logique de fonctionnement du champ. N'étant pas, par définition, pourvus d'un important capital spécifique, ils peuvent se permettre toutes les ambitions. Celles-ci ne coûtent rien, et tous les espoirs sont permis quand on n'a rien à perdre et tout à gagner. C'est pourquoi les nouveaux entrants se comportent généralement en prétendants à la domination dans le champ. (Nous verrons un peu plus loin que tous les prétendants n'adoptent pas les mêmes stratégies d'accès aux positions de pouvoir.) En fait toutes les prétentions (aspirations préexistant aux moyens de se satisfaire) ne seront pas satisfaites. Bien des prétendants comprendront, plus ou moins rapidement, qu'ils ont visé trop haut, qu'ils n'avaient pas «les pieds sur terre», et qu'il faut savoir «mesurer ses forces». La répétition de ces désillusions, l'accumulation de ces échecs, grands et petits, dans un champ, dans un autre, puis dans un autre encore, exercent une action pédagogique considérable sur les agents qui intériorisent ainsi, un peu mieux à chaque déception, sous forme d'un habitus toujours mieux structuré, ce fameux «sens des réalités», ce sens du placement (au double sens de place dans le jeu et d'investissement rentable) qui fait que chacun se réconcilie avec sa condition et finit par «faire son deuil» de tout ce que sa condition lui interdit d'espérer. Mais à la différence du deuil qu'on prend à la mort d'un être cher, le deuil de nos espérances n'engendre pas le chagrin parce que le désenchantement vient progressivement et que d'ailleurs on ne peut pas pleurer la mort d'espérances qui n'ont pas eu le temps de vivre puisque, à mesure que nous avançons en âge et en expérience, notre habitus censure toujours plus étroitement nos aspirations et nos goûts. On peut dire que le vieillissement social se mesure à cette aptitude à assumer sa condition objective, à se satisfaire de n'être que ce qu'on est, à en être content et même à s'en faire une gloire. Il est vrai que tout au long de ce processus de vieillissement social, les agents sont soutenus et réconfortés par toutes les variantes (morales, philosophiques, religieuses, politiques) du discours idéologique dominant sur le thème majeur de «après tout, chacun a ce qu'il mérite».

Fondamentalement, les stratégies mises en œuvre par les agents dans les luttes qui les unissent ou les opposent sont commandées par la position qu'ils occupent dans le champ, c'est-à-dire dans la structure de répartition du capital spécifique de ce champ. La position occupée commande les stratégies de l'agent par l'intermédiaire de son habitus qui lui fournit à tout moment une évaluation pratique des chances de profit objectivement inscrites dans la position. En toutes circonstances l'habitus répond aux sollicitations de la situation en engendrant les besoins, les vœux, les aspirations, et donc les pratiques qui correspondent à la position occupée (2).

On peut ainsi distinguer schématiquement trois grands modèles de stratégies correspondant d'une part aux positions ordonnées autour du pôle dominant, d'autre part à celles qui s'ordonnent autour du pôle dominé, enfin à celles qui se situent dans les zones intermédiaires de l'espace social.

 


a) Les stratégies dominantes :

d'une façon générale les agents en position dominante dans un champ tendent à adopter des stratégies défensives, favorables au statu quo et de nature à reproduire les rapports de force établis. Les dominants ont une propension au conservatisme d'autant plus forte que leur position est plus puissante et mieux assurée. On ne scie pas une branche sur laquelle on est assis ; on ne peut éprouver sérieusement le besoin de modifier en profondeur la logique d'un champ qui fonctionne à votre profit, à moins, bien sûr, que le changement, devenu nécessaire et irrépressible, ne s'intègre lui-même à une stratégie de reproduction et de conservation plus réaliste qui fait des concessions pour mieux conserver (on «lâche du lest», on «fait la part du feu», on «recule pour mieux sauter»).

Les dominants, du fait même de leur position, sont en accord profond avec le monde social tel qu'il est. Celui-ci est ce qu'il doit être puisqu'ils y exercent la domination qu'ils sont convaincus de mériter. Rares en effet sont les dominants qui, le préjugé naturaliste aidant, n'ont pas la conviction d'être pétris dans une pâte un peu spéciale, d'être porteurs de propriétés hors du commun, de dons, de charismes qui les mettent au-dessus du grand nombre, de façon distincte, distinctive et distinguée. Ils transforment ainsi leur essence sociale, c'est-à-dire l'identité que leur confèrent les verdicts plus ou moins arbitraires et hasardeux des institutions, en essence naturelle et personnelle, irréductible et ineffable. En étant comme ils sont, ils sont «comme il faut». Ils sont le devoir-être incarné. Ils constituent ce qu'il est convenu d'appeler des élites, des aristocraties, d'autant plus assurés de leur excellence que pour exceller continûment il leur suffit de rester eux-mêmes, sans ostentation et sans emphase.

L'observation des différents champs (et en particulier du champ des classes sociales) montre que les stratégies des agents dominants (et singulièrement de la fraction dominante de la classe dominante, la grande bourgeoisie) se caractérisent par la mesure, la sobriété, la discrétion. Quand on est réellement en position de force, surtout quand on l'est de longue date, on n'a pas besoin de faire étalage de sa puissance. Les dominants notoires sont suffisamment reconnus et autorisés, ils disposent d'un capital symbolique suffisant pour ne pas avoir à faire et refaire sans arrêt la preuve qu'ils sont bien ce qu'ils sont réputés être et que l'institution dit qu'ils sont. De sorte que la façon la plus distinctive de manifester la supériorité éclatante des moyens dont on dispose, c'est précisément de ne pas chercher à attirer l'attention, de ne pas se donner en spectacle. D'où le caractère habituellement réservé, pondéré et détendu des comportements des dominants que leur habitus détourne spontanément des pratiques les plus voyantes et de la recherche de l'effet par lesquelles les prétendants trahissent leurs prétentions et les parvenus leurs origines modestes. L'insistance pesante, la pose qui veut en imposer, l'enflure, la surenchère tapageuse, la provocation, l'agitation bruyante, l'éclat retentissant, sont des traits révélateurs de l'angoisse et de la tension engendrées par une légitimité insuffisante ou douteuse, chez ceux que leur position dominée -ou leur accession trop récente à une position dominante- condamne à «se faire remarquer», à «en rajouter» pour «être distingués» sans jamais être sûrs d'y parvenir tout à fait. L'agent dominant, au contraire, se sent sûr de lui, pleinement justifié d'être ce qu'il est. Cette certitude de soi-même est la racine commune de toutes ces propriétés emblématiques (discrétion, retenue, flegme, litote, aisance, élégance, etc.) caractérisant un art de vivre qui se reconnaîtrait sans doute dans ce que Valéry disait de l'art classique : «la perfection ne s'atteint que par le dédain de tous les moyens qui permettent de renchérir».

Cette tranquille assurance est aussi à l'origine du discours d'orthodoxie, discours de rappel à l'ordre que le m'as-tu-vuïsme insolent et dérangeant des nouveaux entrants finit par arracher aux dominants. Le discours d'orthodoxie consiste, en substance, à réactiver le nécessaire respect des règles du jeu, dont il importe de rafraîchir le souvenir chez ceux qui auraient tendance à les perdre de vue, en particulier chez les nouveaux venus qui manifestent des velléités de remise en cause de l'ordre établi dans le champ. Ce qui n'empêche nullement les dominants d'un champ de prendre eux-mêmes des libertés avec la règle du jeu. Là encore il s'agit d'une propriété de position intériorisée sous forme d'une disposition de l'habitus à agir en prenant avec le strict respect du code, de l'étiquette, des convenances, les distances que seul le virtuose accompli peut se permettre de prendre. Le dominant étant par essence un maître, un expert, un champion, reconnu comme tel, sa virtuosité même le met à l'abri de la tension, de la crispation pouvant aller jusqu'à l'inhibition totale qu'engendrent le souci d'être approuvé, la crainte du ridicule et l'angoisse du conformisme. Du coup la marque de la virtuosité du dominant devient sa capacité de jouer le jeu en jouant avec la règle du jeu, comme on peut le voir à l'évidence dans les comportements de condescendance, entre autres. Un grand bourgeois maîtrisant parfaitement le code des «bonnes manières» peut, à l'occasion, se permettre des familiarités de parole ou de geste avec son personnel domestique. Le domestique ne peut, lui, se permettre de se laisser-aller. Le même comportement qui serait une faute dans sa position devient chez son patron un témoignage de l'aisance propre à quelqu'un qui maîtrise tellement bien les règles, qui les a si bien incorporées et dont la supériorité est tellement reconnue, qu'il n'a plus besoin de se «surveiller», de se contraindre et de se censurer, comme un académicien célèbre qui s'autorise à utiliser des locutions populaires ou des expressions triviales dans la conversation avec le détachement tranquille de celui qui sait que personne n'ira le soupçonner de manquer de compétences linguistiques légitimes. Au contraire, les transgressions de la règle par les dominants ont toute chance de leur valoir un profit symbolique supplémentaire. On dira d'eux que «non seulement ils sont forts, mais en plus ils sont tellement simples», et ils réaliseront ainsi, sans même le rechercher expressément, le paradoxe de se mettre au niveau de leurs interlocuteurs devenus pour un instant leurs pairs, sans amoindrir si peu que ce soit la supériorité statutaire de leur position, une telle stratégie permettant de jouer gagnant à la fois sur le tableau de la distinction et sur celui de la légitimité. Les dominants peuvent se permettre des accommodements avec les grands principes dictés par un sens du compromis qui est un trait de leur habitus. Familiarisés avec tous les aspects du commandement, de la gestion, ils savent d'expérience que le bon gouvernement d'un champ implique de savoir négocier et faire le cas échéant les concessions ou les entorses qui s'imposent, avec souplesse et réalisme, pour mieux préserver l'essentiel, à savoir leur domination. Tous les dominants s'accorderaient avec le grand-bourgeois Buddenbrook pour reconnaître la nécessité d'admettre des «tolérances»(3), qui, au regard d'une stricte orthodoxie, ne seraient pas «tout à fait irréprochables». Du coup ils offrent à des prétendants dominés, condamnés par position à être impeccables, la possibilité de développer, sur le thème du nécessaire «retour aux sources», des stratégies de dénonciation et de moralisation qui consistent à retourner le discours d'orthodoxie contre les dominants en les accusant de «trahir» la pureté de l'idéal originel et de tomber dans la compromission. Les prétendants s'efforcent ainsi à la fois de discréditer les dominants et de s'ériger eux-mêmes en défenseurs intransigeants de l'intégrité d'un jeu dans lequel, à la morale de l'intérêt qui est celle des dominants, ils peuvent opposer leur propre intérêt à et pour la morale.

De ce que le jeu avec la règle du jeu est un trait typique des pratiques de dominants il faut toutefois se garder de conclure que les dominants ne sont pas sincèrement convaincus du bien-fondé de la règle, du sérieux du jeu et de ses enjeux. Les marques de désinvolture, les concessions et les transgressions, ne sont pas forcément des signes de tiédeur dans l'adhésion mais plutôt une façon qui se veut plus «intelligente» et détendue d'appliquer les règles, dans leur esprit plutôt que dans leur lettre. Cette distance au rôle n'interdit nullement aux dominants de se percevoir comme exemplaires et de «donner l'exemple» qui conditionne et entretient la reconnaissance. Faisant là encore de nécessité vertu, leur habitus les incline à s'imposer eux-mêmes ce que leur assigne leur essence sociale. La devise de l'aristocratie d'Ancien Régime, «noblesse oblige», est celle de toutes les noblesses, de toutes les élites, obligées par leur position même de se montrer «à la hauteur» en toutes circonstances, et de se faire un devoir de ce qu'à la limite personne d'autre ne les croirait tenues de faire.


Bien évidemment tous les agents des classes supérieures ne disposent pas des mêmes moyens de domination et nous avons déjà vu que, selon la structure de répartition des différents capitaux, c'est-à-dire plus précisément selon le rapport entre capital économique et capital culturel, on peut distinguer pour le moins une fraction dominante, plus riche en capital économique qu'en capital culturel et une fraction dominée, plus riche en capital culturel qu'en capital économique, constituée essentiellement par les diverses catégories intellectuelles et artistiques. Il s'agit là d'une des oppositions les plus importantes du monde social. En effet ces deux grandes fractions de la classe dominante détiennent, l'une l'essentiel du pouvoir temporel, l'autre l'essentiel du pouvoir symbolique, et cette division du travail de domination a pour effet de les faire fonctionner dans un rapport de frères-ennemis, à la fois solidaires et concurrents, complémentaires et antagonistes, cette opposition s'incarnant sous sa forme peut-être la plus exemplaire dans les personnages du patron d'entreprise et du professeur (ou encore de l'artiste d'avant-garde).

Selon les circonstances, les dominés de la classe dominante adoptent des stratégies qui, schématiquement, sont tantôt commandées davantage par leur intérêt générique, à savoir par leur appartenance aux dominants, tantôt commandées davantage par leurs intérêts spécifiques, à savoir les intérêts liés à leur position de dominés. En tant que dominants, ils font cause commune avec les autres et assurent efficacement leur part du travail de domination, non pas d'ailleurs au nom de l'intérêt de la seule classe dominante, mais généralement au nom de valeurs qu'ils perçoivent et promeuvent comme universelles. Dans la mesure où ils sont dominés et souvent mal traités par les autres dominants, ils peuvent être conduits à sympathiser diversement avec certaines fractions des classes dominées, à l'intention desquelles ils déploient des stratégies de séduction et d'alliance qui leur permettent de s'appuyer sur une base sociale solide dans leur lutte contre les autres dominants, en particulier sur le plan des luttes politiques où les intellectuels les plus dominés ont toutes chances de se transformer en représentants, porte-parole et délégués des classes populaires ou de la petite-bourgeoisie dont la confiance et le soutien leur permettent d'obtenir pleinement la reconnaissance qui leur est mesurée, voire refusée, par les autres dominants.

Mais si ces stratégies d'alliance ont souvent pour origine l'antagonisme entre fractions dominantes et fractions dominées des classes dominantes, elles peuvent avoir aussi pour origine la concurrence que se livrent inévitablement entre elles les différentes catégories d'agents du monde intellectuel et artistique. En effet, dans tous les champs et sous-champs de la vie culturelle, intellectuelle, artistique, politique, ces catégories sont engagées dans une concurrence acharnée pour le monopole du pouvoir symbolique qui en est l'enjeu spécifique par excellence. Comme on peut s'en douter, on trouve à l'intérieur de ces fractions dominées, une inégale répartition du capital spécifique, avec des agents en position dominante et des agents en position dominée.

Les dominants sont ceux qui ont réussi à imposer (contre leurs prédécesseurs) une nouvelle définition légitime dans tel ou tel domaine des pratiques intellectuelles et artistiques (nouvelle théorie, nouveau dogme, nouvelle méthode, nouveau style, etc.). Bref, ce sont les partisans et les défenseurs d'une orthodoxie (religieuse, politique, esthétique, juridique, morale, etc.) par rapport à laquelle toute innovation risque d'apparaître comme une hérésie dangereuse. Tout nouvel entrant dans un champ intellectuel ou artistique a donc le «choix» entre deux types de stratégie opposés : ou bien il adopte une stratégie de succession qui consiste à se soumettre à l'orthodoxie, à intérioriser les modèles dominants, et à faire patiemment l'apprentissage de la domination sous le patronage des dominants. Dominants et candidats respectueux à la succession trouvent également leur compte dans cet échange de reconnaissance, les uns en s'assurant l'obéissance et la fidélité des aspirants à la domination, les autres en s'assurant la caution et la protection des titulaires et la garantie que, le moment venu, la passation des pouvoirs s'effectuera à leur profit (toutes les «élites» fonctionnent de cette façon-là, en recrutant leurs membres, par sélection et cooptation, parmi des héritiers dûment façonnés et prédisposés). Ou bien alors le nouvel entrant, à défaut d'être un héritier, se comporte en hérétique et s'engage dans une stratégie de subversion. Un agent subversif est un agent qui, en règle générale, «n'a rien à perdre» à tenter d'imposer d'un seul coup son autorité, sans attendre la reconnaissance octroyée par les dominants. Il s'agit en l'occurrence de réaliser sans délai une accumulation de capital initial qui demande habituellement plus de temps (les formations aristocratiques sont toujours plus longues que les autres). Ces «jeunes loups» pressés, qui «pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître», se livrent en fait à de véritables coups de force symboliques qui, lorsqu'ils réussissent, les propulsent dans les sphères dominantes au détriment de certains dominants et de leurs successeurs désignés. Les stratégies de subversion ne vont évidemment pas sans perturber plus ou moins profondément l'ordre établi dans le champ, dans la mesure où elles impliquent une rupture plus ou moins radicale avec les définitions légitimes, les règles canoniques, les modèles académiques, les taxinomies officielles et autres expressions de l'orthodoxie régnante. Aussi sont-elles généralement combattues avec vigueur par les dominants et dénoncées par eux comme d'intolérables menaces pour le champ tout entier. En réalité, comme nous l'avons vu précédemment, la logique de fonctionnement d'un champ est indissociablement consensuelle et conflictuelle. Il y a inévitablement dans la population du champ une proportion variable d'agents, dominés de préférence, animés d'une volonté de subversion dont l'expérience montre qu'elle va rarement jusqu'à la consommation intégrale de la rupture. L'objectif essentiel des stratégies de subversion c'est la hiérarchie existante et non pas les principes mêmes qui sont au fondement de la hiérarchie. Dans les champs fonctionnant au capital symbolique plus encore que dans les autres, il convient de se méfier des apparences. Il est plus facile qu'ailleurs d'y faire figure de révolutionnaire, mais les stratégies de subversion y sont plutôt des révolutions de palais, ou mieux, des sacrilèges rituels, c'est-à-dire des pratiques qui donnent l'apparence d'attenter aux valeurs dominantes mais qui, loin de désacraliser le jeu et ses enjeux, contribuent en définitive à renforcer leur caractère sacré et à alimenter la foi dans les valeurs fondamentales du champ. On pourrait, parmi bien d'autres illustrations, évoquer l'histoire du champ artistique où les rapports entre générations d'artistes vont traditionnellement sur le mode de l'anathème, de l'excommunication et de l'exclusion réciproque, sans que le fonctionnement du champ en soit affecté, bien au contraire, car les concurrents les plus féroces participent, par leur concurrence même, à la concélébration fétichiste des valeurs transcendantes de l'Art éternel et universel.

Le propre des pratiques culturelles et artistiques étant d'être des pratiques symboliques c'est-à-dire de consister essentiellement en une production — et une consommation — de sens (au moyen de mots, signes, images, formes, et autres signifiants dont on peut manipuler la signification à l'infini), on conçoit qu'elles se prêtent mieux que toutes autres aux surenchères distinctives de la part des agents en compétition, engagés dans une escalade dont le principe consiste à affirmer sa différence en niant ou en annulant symboliquement la différence précédemment imposée par d'autres concurrents. Mais la même logique qui pousse certains agents à adopter une stratégie de contre-pied, les expose inévitablement à être eux-mêmes, à terme, pris à contre-pied. D'où la prolifération des chapelles, écoles, sectes, obédiences, courants, tendances, cénacles, artistiques,religieux, philosophiques, politiques, etc., qui, à partir d'une même source d'inspiration originelle, en arrivent à s'opposer sur des différences de plus en plus ténues et d'autant plus âprement défendues qu'elles risquent d'être plus insignifiantes, vues objectivement. (Que l'on songe par exemple à l'extraordinaire morcellement des écoles psychanalytiques nées des divergences d'interprétation des mêmes théories freudiennes, au foisonnement des églises chrétiennes réformées, à l'extrême diversité des courants marxistes, aux multiples manières de concevoir et de pratiquer le libéralisme, le socialisme, l'idéalisme philosophique, le réalisme esthétique, etc., pour s'en tenir à quelques exemples spectaculaires.)

Ce sont ces stratégies de contre-pied qui, de négation en négation de la négation, sont à l'origine de convergences, de rencontres, de collusions symboliques qui, de prime abord, peuvent paraître assez étranges, comme celles de certains artistes ou intellectuels d'avant-garde qui, à force de vouloir s'éloigner de ce qu'ils perçoivent et définissent comme une mentalité «bourgeoise», un goût «pompier», un style «académique», etc., sont conduits à adopter une démarche populiste, c'est-à-dire à aller chercher leur inspiration et leurs modèles du côté des classes populaires auxquelles ils empruntent des pratiques qui jusque-là étaient plutôt perçues comme vulgaires ou grossières, et donc plutôt stigmatisantes au regard des normes légitimes. Mais ils les transfigurent, les ennoblissent en les combinant avec des formes plus raffinées, plus élaborées, plus savantes, à la façon par exemple dont les musiciens de cour du XVIIe siècle (comme Lulli) ont emprunté à la culture paysanne cette danse sautillante et sans prétention qu'était le menuet pour en faire une structure musicale nouvelle, sans rapport avec la danse paysanne, en l'intégrant dans la forme savante de la suite (XVIIe) puis de la sonate (XVIIIe), ou encore à la façon dont les écrivains (comme Honoré d'Urfé et Mlle de Scudéry) ont introduit dans la littérature romanesque de la même époque, des bergers et des bergères qui échangent des propos amoureux et dialoguent avec distinction dans la langue des beaux esprits des salons parisiens. De nos jours, le populisme des intellectuels et des artistes est tout aussi réel, et il se manifeste dans toutes sortes de stratégies de récupération, de restauration et de réhabilitation des propriétés appartenant (ou ayant appartenu) au «petit peuple» des villes et des campagnes : habitations, mobilier rustique, vêtements, musiques et danses «folkloriques», recettes culinaires, cérémonies et rituels, façons de parler dialectales, etc. Il s'agit là d'un bricolage symbolique, c'est-à-dire de la production pour les besoins de la concurrence interne dans des champs où les classes populaires n'accèdent guère, d'un objet nouveau à partir de l'assemblage de bouts et de morceaux détachés d'une culture populaire et qui n'ont plus aucun rapport avec leur ensemble d'origine, (cf. par exemple l'«invention» de l'Occitan et de l'Occitanie par les théoriciens régionalistes militants, à partir de dialectes et de territoires qui ont certes existé historiquement mais qui n'ont jamais eu cette unité culturelle ni politique).

On ne saurait terminer l'examen des stratégies dominantes sans dire un mot des stratégies d'alliance matrimoniale, qui jouent un rôle particulièrement important parmi les stratégies de reproduction : elles servent en effet à assurer la reproduction biologique du groupe sans mettre en péril sa reproduction sociale (sa position) par des mésalliances. Elles visent donc à unir les membres d'un groupe dominant aux membres d'un groupe au moins équivalent sous tous les rapports pertinents.

Naguère encore les mariages étaient arrangés par les familles. Aujourd'hui certes on tient compte davantage des inclinations et des sentiments personnels, mais le risque de mésalliance reste minime, d'abord pour la raison fondamentale que les jeunes gens et les jeunes filles de la bonne bourgeoisie ont un habitus dûment façonné et fortement structuré par leur socialisation spécifique, ensuite parce que toutes les précautions sont prises pour rendre hautement improbables des rencontres imprévues en dehors du milieu de la bonne société (cf. par exemple l'institution des rallyes). Si on y ajoute que les familles bourgeoises sont en général nombreuses, ramifiées, avec une parentèle étendue, on ne s'étonne pas que les stratégies matrimoniales présentent une très forte homogamie, avec une proportion élevée de redoublements d'alliance et de mariages consanguins. Ainsi se sont constituées et se maintiennent des lignées, des dynasties qui font de la bourgeoisie de vieille souche, la noblesse de l'époque contemporaine.

 

b) Les stratégies dominées :

s'agissant des agents les plus dominés du champ des classes sociales, c'est-à-dire des classes populaires, le faible volume des capitaux qu'ils détiennent, en tous domaines, et leurs conditions objectives d'existence caractérisées par le poids plus ou moins contraignant de la nécessité (et d'abord de la nécessité économique), entraînent que leurs pratiques ont pour principe le choix du nécessaire. En d'autres termes, leur habitus les incline à opérer de façon systématique des choix, à exprimer des goûts, des opinions, qui sont en conformité avec la modestie de leur condition. Les gens «simples», les «petites gens», comme on les appelle, ont des stratégies à la mesure de leurs moyens. Grâce à leur intuition pratique de ce qui leur est accessible et inaccessible et à leur évaluation spontanée des chances de profit qui sont les leurs, ils sont généralement à l'abri des tentations démesurées, des ambitions exorbitantes et ils parviennent à s'accommoder de leur situation, satisfaits d'être ce qu'ils sont. D'autant plus satisfaits que pour l'immense majorité des agents des classes populaires, l'expérience de la misère et de l'insécurité n'est jamais très éloignée dans le temps ni dans l'espace social. Ils ont souvent connu eux-mêmes le dénuement, la détresse matérielle, ou alors ce sont leurs parents, leurs proches, leurs amis. Leur mémoire personnelle (et collective) est pleine de souvenirs de la condition terrible des sous-prolétaires dont leur famille a réussi un jour à sortir et où ils redoutent toujours d'avoir à replonger. Au fond, pour eux, la réussite sociale consiste non pas tant à se promouvoir vers des positions supérieures qu'à éviter de retomber dans une condition inférieure, au-dessous du «seuil de pauvreté», celle du «quart-monde», par rapport à laquelle gagner honnêtement sa vie, avoir «une bonne place», manger à sa faim, «avoir la santé», constituent d'inappréciables privilèges.

C'est ce qui explique le réalisme des stratégies populaires, gouvernées plus que toutes autres par le principe de conformité (conformité aux attentes du groupe et à la position occupée). Sans avoir le plus souvent le sentiment douloureux d'être frustrés, de s'automutiler, les agents des classes populaires s'interdisent spontanément ce qui leur serait de toute façon refusé socialement. Ils ne cherchent pas à «décrocher la lune» dans quelque domaine que ce soit. Il y a d'ailleurs peu de domaines de la vie sociale auxquels les classes populaires aient pleinement accès objectivement et où par conséquent elles pourraient avoir subjectivement un réel désir d'accéder. Dans nombre de champs sociaux, les classes populaires sont soit totalement absentes, soit présentes par procuration, comme on peut le voir avec une évidence particulière dans les champs fonctionnant principalement au capital symbolique ( dans ses différentes variétés intellectuelles, artistiques et politiques). Rien n'est plus symptomatique de cette exclusion à la fois objective et subjective que le maigre bilan —quand ce n'est pas dans bien des cas le fiasco complet— en matière de participation du public populaire, de toutes les entreprises culturelles pieusement intentionnées qui s'efforcent (par expositions, représentations, formations, etc.) de faire accéder «le peuple» aux pratiques et aux consommations culturelles les plus légitimes.

Si les stratégies populaires sont aussi «raisonnables», c'est que l'habitus populaire a profondément intériorisé la logique des rapports de domination qui,nous l'avons vu, implique l'adhésion des dominés à l'ordre établi et s'inscrit chez eux sous forme d'une disposition à l'acceptation, à l'obéissance et au respect des distances sociales. Les classes supérieures ont d'ailleurs toujours tiré le meilleur parti (pour elles) de cette disposition fondamentale des classes populaires à se laisser maneuvrer, entretenue par des contreparties éventuelles, réactivée par des miettes de profit matériel et /ou symbolique. Et de l'Antiquité à nos jours, on a souvent vu dans l'histoire se produire un phénomène de mobilisation des fractions les plus démunies, les plus misérables des classes populaires, en faveur des puissants, des riches, des maîtres (4). Ce qui peut s'expliquer aisément : le sous-prolétariat agricole ou industriel est constitué d'agents qui se trouvent non seulement dans un extrême dénuement matériel mais aussi dans une extrême pauvreté idéologique. Privés des instruments symboliques qui leur permettraient de théoriser leur expérience, et d'analyser la réalité, ils connaissent le comble de la dépossession qui est de ne même pas pouvoir comprendre qu'ils sont dépossédés. Cet état d'aliénation leur interdit de se constituer en groupe-pour-soi ayant une identité commune et corollairement une solidarité et une cohésion. Atomes sociaux isolés, ils dérivent dans l'espace social, prêts à céder à l'attraction du plus minime des profits immédiats que les démagogues de toute envergure ne manquent pas de leur faire miroiter. Dans leurs luttes internes pour s'emparer des leviers du pouvoir, les fractions concurrentes des classes dominantes se sont souvent servi de ces cohortes de nécessiteux marginalisés par la faillite, la misère, la solitude, le chômage, l'analphabétisme, pour en faire une masse de manoeuvre utile à la réalisation de leurs ambitions» En particulier les classes dominantes s'efforcent de dresser le sous-prolétariat contre les fractions les plus avancées idéologiquement des classes populaires et les plus contestataires. Cette opération de division des dominés n'a cessé de faire la preuve de son efficacité depuis les patriciats de l'Antiquité gréco-latine jusqu'aux bourgeoisies latino-américaines, en passant par la bourgeoisie bonapartiste du XIXe siècle ou la bourgeoisie nazie du XXe.

Au demeurant, l'existence dans les classes populaires de fractions éclairées, progressistes, parvenues à la conscience de leur identité et à la définition d'une stratégie de lutte autonome, prouve que ces classes ne forment pas un ensemble amorphe, indifférencié, uniformément et passivement soumis à la domination des classes supérieures. Mais il faut bien constater que la fraction parvenue à une vision critique de l'ordre social est loin de constituer une majorité et qu'elle a bien du mal à mobiliser l'ensemble des dominés sur des mots d'ordre spécifiques. Cela s'est produit à certains moments de l'Histoire, dans des périodes révolutionnaires, ou d'intense lutte sociale, et ces grandes mobilisations populaires, parfois en alliance avec d'autres forces, ont imposé des rapports de forces et par voie de conséquence des changements importants dans l'organisation sociale. En France, 1789 fut l'un de ces temps forts, avec 1848, La Commune, 1936, etc. On comprend aisément qu'aux yeux des dominants, l'existence chez les dominés de fractions capables de contester rationnellement et durablement l'ordre établi, constitue un danger qu'il faut se garder de négliger et qu'il convient de combattre le cas échéant par tous les moyens.

Un des grands enjeux des luttes sociales (en particulier des luttes idéologico-politiques) c'est, aujourd'hui comme hier, de réussir à enrôler la grande masse des classes populaires sous la bannière du maintien de l'ordre social ou au contraire sous celle du changement. Mais les structures de l'habitus étant ce qu'elles sont, il semblerait que les classes populaires forment encore aujourd'hui un public dans l'ensemble plus disposé à entendre les variantes modernistes du discours traditionnel d'euphémisation et de célébration de l'ordre établi qu'un discours de dénonciation et de subversion.

En résumé, l'analyse des stratégies des agents des classes populaires conduirait à un tableau assez nuancé selon la position et la trajectoire des agents dans la structure de répartition des capitaux à l'intérieur de ces classes sociales. Il est sûr, par exemple, que la probabilité de voir ces agents adopter une démarche critique et explicitement politisée augmente en fonction du volume du capital culturel détenu, bien qu'il n'y ait pas de lien automatique (nous y reviendrons dans le prochain chapitre). Mais si l'on devait s'en tenir aux propriétés les plus répandues dans les classes populaires, il faudrait souligner la propension à faire de nécessité vertu, à s'accommoder de son destin social, entretenue par les immanquables et incessants rappels à l'ordre que les groupes populaires adressent à ceux de leurs membres qui, à l'occasion, se laissent aller à transgresser les interdits et à manifester des prétentions, à «faire des chichis», à «prendre la grosse tête», etc., ces sanctions et mises en demeure diverses contribuant efficacement à l'homogénéisation de l'univers social populaire et à l' effet de clôture qui en découle.


c) Les statégies moyennes :

quand on entreprend l'examen des stratégies des classes moyennes, il est bon d'avoir à l'esprit que celles-ci aussi comportent des fractions différentes et qu'en toute rigueur, il conviendrait de distinguer entre les dispositions caractéristiques de la petite-bourgeoisie traditionnelle et celles de la petite-bourgeoisie d'exécution ou celles de la petite-bourgeoisie nouvelle. Mais sans entrer dans l'examen détaillé de leurs différences, il est possible de montrer ce que les stratégies de ces différentes fractions ont en commun et qu'elles doivent à une raison fondamentale : elles sont commandées par un habitus qui, dans tous les cas, est celui d'agents occupant des positions intermédiaires, échelonnées dans une zone moyenne, une espèce d'entre-deux social entre le pôle dominant et le pôle dominé de la structure des classes sociales. Cette situation objective commune a, entre autres conséquences importantes, celle d'obliger les agents des classes moyennes à se définir en permanence par le double rapport aux classes supérieures et aux classes inférieures (c'est-à-dire populaires). La logique de la distinction leur impose de maintenir et si possible d'accroître la distance qui les sépare de celles-ci, et de diminuer en même temps la distance qui les sépare de celles-là. Le petit-bourgeois est, par essence sociale, un prétendant, doublement tendu, d'une part par sa crainte d'être rejoint, de se voir dévaloriser par la divulgation de ses propriétés (la hantise du nombre) et d'être englouti dans le flot nombreux et obscur des «masses populaires», d'autre part par son ambition d'acquérir des propriétés plus rares, plus distinctives, de s'élever vers des positions supérieures et d'accéder à la bourgeoisie.

Il s'ensuit que les stratégies des classes moyennes présentent fréquemment un aspect subversif, une tonalité contestataire. Contestation qui peut revêtir les formes les plus diverses, y compris les plus radicales en apparence, mais qui relève en général plutôt de l'opposition dans le système que de l'opposition au système. Ce qui, au demeurant, est logique : le prétendant au titre ne peut pas vouloir sérieusement contester l'existence du titre ; il ne peut que vouloir se mettre à la place du titulaire ou partager le titre avec lui. Au-delà de ses intérêts spécifiques le prétendant a un intérêt générique puissant en commun avec les occupants des positions supérieures : l'intérêt au maintien de l'ordre établi, des hiérarchies existantes, à l'intérieur desquelles il aspire à se promouvoir davantage, en empruntant d'ailleurs aux bourgeois dominants certains traits de leur style de vie et en contribuant ainsi à diffuser ces modèles dominants dans tout le corps social.

Il n'en demeure pas moins que la distance entre les classes moyennes et les classes supérieures est considérable. Les capitaux détenus par les unes sont sans commune mesure avec les capitaux accumulés par les autres. Les membres des différentes fractions de la petite-bourgeoisie ne sont ni immensément riches ni supérieurement instruits, ils n'occupent pas des postes de responsabilité très élevés, ils n'ont pas des héritages économiques et culturels impressionnants. En conséquence, leurs prétentions à accéder à des positions supérieures se heurtent à des obstacles nombreux et parfois insurmontables. Aussi sont-ils constamment obligés d'en rabattre et de se contenter d'une apparence plus ou moins illusoire de supériorité. Ils deviennent des praticiens du faux-semblant et du vraisemblable, des consommateurs de simili, avides des signes extérieurs et des symboles apparents d'une domination temporelle et spirituelle à laquelle ils n'ont pas réellement les moyens matériels et culturels d'accéder pleinement. D'où la fréquence des stratégies de bluff caractéristiques des classes moyennes, toujours préoccupées de se mettre en scène pour donner la représentation la plus valorisante possible de leurs propriétés (5). S'il y a un univers social qui évoque l'illusion théâtrale, c'est bien celui des classes moyennes, dans lequel les agents ne sont pas vraiment ce qu'ils donnent l'apparence d'être, cette comédie sincère, ce mentir-vrai, exprimant le décalage entre l'importance sociale que ces agents se donnent à eux-mêmes (ou, si l'on préfère, leurs prétentions) et l'importance qui leur est reconnue effectivement par les institutions et les autorités légitimes. Et comme la reconnaissance sociale s'exprime, entre autres signes, par des appellations contrôlées, des labels et des titres officiels, on comprend pourquoi les agents des classes moyennes, dans leurs efforts pour se mettre en scène et en valeur, accordent tant d'importance aux appellations qui servent à désigner leurs positions et leurs fonctions, par exemple leurs catégories socio-professionnelles (6). Il est connu, en effet, que selon l'intitulé employé pour la désigner, une pratique peut gagner ou perdre en prestige social et donc rapporter une plus-value symbolique différente.

Certes, tous les agents sociaux sont obligés, plus ou moins, de faire de la mise en scène. Mais la propension à en faire est moins nette dans les classes supérieures et dans les classes populaires que dans les classes moyennes ; dans les classes populaires parce qu'on y est «modeste» (en moyens d'existence et en prétentions) et qu'on accepte plus facilement d'être ce que l'on est visiblement, d'où le franc-parler, le franc-manger, le style «à la bonne franquette» ; et dans les classes supérieures, parce que disposant des moyens réels d'assurer une légitime supériorité on peut se permettre de cultiver une aristocratique «simplicité». Les agents des classes moyennes au contraire sont constamment poussés à «en faire trop» de peur de ne pas en faire assez, et à tomber dans la surenchère. Il est significatif à cet égard que les métiers de la communication, de la relation, de la présentation et de la représentation, attirent particulièrement aujourd'hui les membres de la petite-bourgeoisie que leur habitus prédispose à recourir à toutes les technologies du faire-voir et du faire-savoir, pour produire et reproduire un produit qui n'est rien d'autre que leur propre style de vie érigé en modèle, et pour promouvoir le besoin de ce style de vie.(7)

Ce besoin de paraître exprime à sa façon, spectaculaire, une volonté d'ascension sociale qui s'actualise de manière moins évidente mais tout aussi caractéristique dans les stratégies de fécondité des classes moyennes. A la différence des classes populaires et de la bourgeoisie dominante, les petits-bourgeois ont peu d'enfants (moins de deux par ménage, en moyenne). La limitation des naissances, qui est la forme la plus élémentaire et la plus spontanée du numerus clausus, traduit bien la tension et les prétentions inscrites dans l'habitus de ces agents que leurs ambitions mêmes, leur désir de promotion, obligent à concentrer les moyens dont ils disposent et leurs investissements éducatifs sur le minimum de têtes.

En résumé on pourrait dire que les stratégies des classes moyennes ont pour dénominateur commun leur situation en porte-à-faux dans la structure des classes sociales. Ni dominants, ni dominés, mi-dominants, mi-dominés, les petits-bourgeois, portés par des dispositions contradictoires à la fois à accepter et à contester l'ordre existant, sont conduits à jouer, dans la reproduction de celui-ci, un rôle ambivalent, en ce sens qu'ils contribuent efficacement par leur travail d'encadrement, de formation et de manipulation symbolique à intégrer l'ensemble des dominés et à les soumettre à la domination des classes supérieures, et qu'en même temps, encouragés par la légitimité que leur confère la reconnaissance de leur supériorité par les classes populaires, ils entretiennent avec les classes supérieures une relation à la fois fascinée et agressive, où les meilleurs sentiments sont toujours mêlés de ressentiment, dans la logique du dépit amoureux.

A la fin de ce chapitre consacré aux stratégies , il est bon d'insister encore une fois sur la nécessité d'écarter toute interprétation intellectualiste et volontariste de ce concept qui tendrait à faire des investissements des agents le produit d'un calcul explicite et délibéré mettant consciemment en relation des moyens et des fins. S'il faut constamment réitérer cette mise en garde c'est parce que le langage courant à lui seul entretient un contresens permanent sur la nature exacte de nos stratégies en les décrivant dans des termes connotant l'intentionnalité, en parlant de «buts», de «visées», etc. Si nos investissement sont stratégiques, c'est bien parce qu'ils sont finalisés, mais leur finalité est le plus souvent objective, sans intention expresse. Cet apparent paradoxe s'explique, nous l'avons vu , par la nature même de l'habitus, structure interne de subjectivité qui, parce qu'elle se constitue par intériorisation des structures objectives externes, est capable d'engendrer spontanément des pratiques pertinentes et adaptées, raisonnables sans être raisonnées, c'est-à-dire obéissant à une rationalité implicite, inscrite dans l'habitus même. Ce qui explique pourquoi les agents, même les plus enclins à l'auto-analyse, sont si souvent embarrassés par la question de savoir pour-quoi ils font ce qu'ils font. En s'inspirant de la formule célèbre de Pascal, on pourrait dire que l'habitus a des raisons que la raison ignore.

 

 

(1) A cet égard, l'habitus peut se définir comme un système de compétences, au double sens du terme (savoir-faire et aussi droit socialement reconnu à exercer ce savoir-faire).

(2) Nous avons vu plus haut que la réponse de Fhabitus peut - à cause de son mouvement inertiel - prendre du retard sur l'évolution du champ et par conséquent ne plus être adaptée à la situation. Ainsi par exemple les membres des groupes en déclin social peuvent être conduits par la nostalgie de leur puissance passée à adopter ce qu'on pourrait appeler la stratégie d'Alceste, Le Misanthrope de Molière, qui, au milieu d'une noblesse devenue courtisane, totalement soumise au bon plaisir du roi, s'obstine à vouloir se comporter en «homme d'honneur», c'est-à-dire conformément à la morale de l'ancienne noblesse, ce qui finit par le rendre inadapté à la vie de cour et par là-même insupportable à son entourage.

(3) «II y a dans la vie moderne des affaires, des choses qu'on est convenu d'appeler des tolérances...Une tolérance, comprends-tu, c'est une manoeuvre qui n'est pas tout à fait irréprochable, qui ne se conforme pas tout à fait à la loi écrite et qu'un esprit profane juge déloyale, mais qui cependant, par un accord tacite, est admise couramment dans le monde des affaires. La ligne de démarcation entre tolérance et délit est très difficile à tracer...N'importe...» Thomas MANN, Les Buddenbrook, Points, Fayard, p.457.

(4) On voit aussi se produire constamment des flambées de violence meurtrière contre les maîtres (révoltes d'esclaves, jacqueries paysannes, émeutes,etc.) Celles-ci ne contredisent pas vraiment l'affirmation de la tendance à la soumission. En effet ces violences explosives ne s'inscrivent pas dans une stratégie de conquête du pouvoir, elles ne contestent pas la domination dans son principe même. Ce sont des réactions sans projet et sans lendemain à un excès d'oppression.

(5) La société américaine offre à cet égard un terrain d'observation privilégié à cause du développement des classes moyennes aux Etats-Unis. Mais cet aspect important de l'american way of life a été depuis longtemps importé et adopté dans les sociétés européennes occidentales. Et cette diffusion culturelle doit justement beaucoup à la volonté de distinction d'une petite-bourgeoisie nouvelle soucieuse d'optimiser son look et de donner l'image la plus favorable d'elle même.

(6) II peut paraître insignifiant et même dérisoire à première vue de s'intituler «kinésithérapeute» plutôt que «masseur», «artisan d'art» plutôt que «potier», «artiste capillaire» ou «visagiste» plutôt que «coiffeur», mais dans la logique de la distinction symbolique cela cesse d'être indifférent ou ridicule, tout comme il est préférable de s adonner à des activités désignées par des termes anglo-américains (mailing, marketing, body-building, etc., quand ce n'est pas «brioching»!) plutôt que par des termes banalement français.

(7) Pour être tout à fait précis, il faudrait nuancer le propos en fonction des différentes fractions de la petite-bourgeoisie. On trouvera un tableau plus détaillé de leurs styles de vie en annexe, à la fin de l'ouvrage.

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